Moins controversées que leurs hypotextes, les parodies rambaldiennes constituent une véritable forme de réception de Marguerite Duras, qui prouve que l’œuvre agit sur le lecteur. Il faut noter aussi que Rambaud n’est pas le seul à imiter l’écriture durassienne. D’autres auteurs se sont exercés à pasticher l’ « écriture d’urgence » 1758 de Duras. On peut citer ici, par exemple, Gilles Cervera, journaliste à Libération, qui, en 1983, dédie à Duras un article, à mi-chemin entre pastiche et critique littéraire, intitulé : « Le marin de Gibraltâge durasse toujours : quel âge est sans défaut ? » 1759 , qui mérite d’être présenté intégralement :
‘« Rennes. Le 4.1.83. Lettre au delta. J’ai ouvert Libé. A la page Duras. J’ai laissé longuement reposer mon désir ; de lire, de plaisir. J’ai laissé durasser le plaisir : je suis descendu au jardin, donner aux poules, parler au voisin. Je suis remonté, à bout. J’avais laissé Libé grand’ouvert sur le lit. J’ai lu Duras. D’un trait : lire Duras comme on respire. Duras est ma mère à tous ! Duras lue, comme on boit, comme on se boirait jusqu’à la lie : dans notre liquidité mémoriale. Indis-pensables les mots dispensés par Duras : comme l’arrêt de vie. Lentement les mots infiltrés, infléchis dans le corps politique du quotidien justifié. Le corps à corps du texte durassien. Tête à tête du texte ; dire que c’est fou d’aimer. Qu’on aime amnésiquement : « personne n’a pas vécu… ».’ ‘Mes yeux pleins, ma poitrine à craquer : le texte est là, lu, ouvert : fenestré. L’émotion habite le corps acorps du lecteur : maison mitoyenne. On ne meurt jamais en lisant Duras, elle qui en meurt mot à mot chaque fois plus près de l’avie. Comme on dit l’apesanteur. C’est une faille où se fouille un certain désir inconditionnel de la limite, du vivant qui soudain et pour un souffle court coupe le souffle, vit et meurt simultanément. Au point confluent de midi, ou ailleurs. Duras, j’ai lu libé ce mardi, ça a vraiment suffi. Sauf le dire ici. De toute façon, ça n’est jamais fini. Duras, c’est le delta : celle ou celui qui écrit, celle ou celui qui lit et le livre en sont les bras et la mer embrassée-là. » 1760 ’La notoriété de Marguerite Duras, surtout après le Goncourt de 1984, fait que son œuvre devient objet d’étude à l’école. En 1990, son écriture facilement reconnaissable devient un défi pour un groupe d’étudiants qui veulent enrichir leur style par le pastiche. Leurs essais ont été regroupés par Imbert Pernette dans un livre intitulé Enrichir son style par les pastiches grâce à Maupassant, Balzac , Zola, Proust , Colette, Céline, Duras. 1761 Avant de passer à l’acte de pasticher, ces étudiants ont établi un corpus de textes durassiens qui leur a servi à repérer les traits définitoires de l’écriture de Duras. Ils se sont ainsi arrêtés au Ravissement de Lol V. Stein, à Hiroshima mon amour et à L’Amant, livres considérés comme des œuvres phares de la création littéraire de l’écrivain. La lecture approfondie de ces œuvres a permis de relever les principaux traits stylistiques de l’écriture de Marguerite Duras, utilisés ensuite dans les pastiches : la technique du doute, le point de vue, le regard, le jeu verbal, les tournures, l’emphase, l’hyperbole, l’oxymoron, la parataxe, les répétitions, l’incantation, l’inversion. 1762 Le meilleur pastiche, considéré par Pernette Imbert comme un modèle, a été réalisé par Elisabeth Ezra, et s’appelle « Salles d’attente ». On y retrouve, sur le modèle de L’Amant, un traitement particulier du temps (jeu verbal réussi) et des reprises stylistiques abondantes s’intégrant naturellement à un récit dont le ton et le rythme restent, de bout en bout, proches de Duras. Nous citons ici un fragment :
‘« Tous les soirs de l’époque suivant le deuxième mariage de ma mère se fondent en un seul, un soir qui porte le nom de mon enfance. Ma mère plie les draps, exténuée. C’est un de ces soirs où la pauvreté et la misère ont convergé en larmes. Les larmes sont indistinctes de la sueur. Elle dit : je sais que tu penses que tu es spéciale, moi aussi j’étais convaincue que je l’étais. Au-delà de tout doute. Moi j’avais des rêves. La fille écoute, la seule qui est là, déchirée. […] Elle ira à la bibliothèque municipale de Los Angeles à l’âge de huit ans, on lui dira qu’il n’y a plus de livres sur les fées ni les bonnes sorcières, tu as tout lu chérie. C’est alors qu’elle se met à écrire. […] Je ne peux distinguer cet endroit du père. […] Ce père est désuet, l’a été toujours, il est la mode éternelle, l’anti-mode, c’est le monde qui tourne autour de lui. […] Et le chapeau de paille contre le soleil, irrépressible, le tour de force qui fait d’une promenade avec lui, non, pas avec lui, mais dans sa présence, un événement. […] Il n’y a qu’une façon de regarder tout ça, toutes ces histoires, cette vie, sa vie, leur vie, ma vie délimitée par ces histoires. C’est l’alternative. C’est la folie suprême, la paranoïa par excellence de l’univers. Ou c’est la vérité. […] ’ ‘Quinze ans. J’ai quinze ans. C’est un temps d’impasse, d’épouvante de tout ce qui a été renoncé. Le changement du Nom : enterrés enfin les mariages pourris accrochés à ce nom, s’y balançant comme les condamnés dans des arbres. […] » 1763 ’Elle a raison, Duras, « ça commence à s’imiter » 1764 , son écriture… Qu’il s’agisse de pastiche ou de parodie, que derrière ces actes se trouve une envie d’enrichir son style ou de se moquer de Duras, on ne peut pas contester l’intérêt que son œuvre suscite, de son vivant ou même après sa mort. L’image de Duras aux yeux de sa réception imitative (charge ou pastiche) reste aussi controversée que celle de la réception journalistique. Et, lorsqu’on parle des journaux, on ne pense pas uniquement aux articles critiques, mais aussi à un type spécial de réception, très expressive, liée à l’iconographie : la caricature.
Libération, 11 janvier 1990
Libération, 8-9 janvier 1983, « Le marin de Gibraltâge durasse toujours : Quel âge est sans défaut ? », par Gilles Cervera
Ibid.
Pernette Imbert, Enrichir son style par les pastiches grâce à Maupassant, Balzac , Zola, Proust , Colette, Céline, Duras, Editions Retz, 1 janvier 1991
Ibid., p. 185
Ibid., p. 182-185 Voir aussi dans cet ouvrage d’autres pastiches réalisés par les étudiants à partir de l’œuvre durassienne, qui montrent une bonne appréhension du style de l’écrivain, ainsi que le profond intérêt manifesté par la jeunesse, catégorie du public sur laquelle Duras compte pour être lue de son vivant et après sa mort.
Dans le Magazine littéraire, n° 278 du juin 1990, « J’ai vécu le réel comme un mythe », entretien avec Aliette Armel, Duras confirme, au sujet de L’Amant, l’existence d’un style propre que Rambaud imite dans ses parodies : « Tous les lecteurs disent le relire plusieurs fois et tous parlent d’un rapport personnel qu’ils ont avec le livre. Le style aurait pu être rédhibitoire : je change de temps sans prévenir, je mets sans cesse le sujet à la fin des phrases. Je pose le sujet au début de la phrase comme étant l’objet de celle-ci et ensuite je dis son devenir, son état. Ça commence à s’imiter même dans les textes officiels (rires). »