MARGOT ET L’IMPORTANT par Guillaume P. Jacquet

Quel est le poids du nom d’un auteur célèbre? Jusqu’où peut aller l’intention de démolir l’image d’un auteur dont la naissance et la construction ont été les processus difficiles d’une vie entière ? L’œuvre n’a-t-elle pas la même valeur si on change de signature ? Dans quelle mesure l’œuvre de Duras est-elle connue de ses lecteurs et surtout de ses éditeurs ? Publie-t-on le nom ou l’œuvre d’un auteur ? Voici quelques questions que suscite la supercherie éditoriale dont Duras est l’objet en 1992. Ce n’est pas tout à fait une parodie, quoique le geste rappelle l’initiative rambaldienne à l’égard de Duras, ce n’est pas un plagiat non plus, même pas un pastiche. Et pourtant, c’est une forme plaisante de réception d’un écrivain, qui peut tourner en éreintement si elle est perçue comme un essai de détruire la réputation de Duras. Toutefois, l’auteur de ce geste critique dit n’avoir eu aucune intention de mettre en cause l’œuvre durassienne et encore moins d’en profiter, comme l’on peut croire, pour régler un compte politique. 1794 C’est la relativité du jugement littéraire des années 90 qui est mise en question dont l’ « esprit déserte trop aujourd’hui la vie littéraire », comme l’on peut lire dans Le Figaro. En effet, que s’est-il passé ?

On est en 1991, année de la publication de L’Amant de la Chine du Nord, livre « triomphal et sans surprise » dont même Le Figaro littéraire fait la louange. La supercherie est signée par un jeune écrivain, dont on ne connaît que le pseudonyme, Guillaume P. Jacquet, qui ne parvient pas à se résoudre à cette « vénération collective » de Duras. Il ne comprend pas pourquoi un livre de Duras enfièvre les libraires, fait radier les représentants et les directeurs commerciaux ou met les critiques à genoux devant elle. « Madame Duras est devenue sacrée », écrit Renaud Matignon, qui rappelle en quelques phrases non dépourvues d’ironie la réception parfois exagérée qu’on fait dans les années 80-90 à cet écrivain :

‘« La moindre onomatopée en provenance de son auguste crayon à bille prend des allures d’aphorisme oriental, suscite l’émeute dans les gares et les larmes chez les linguistes. Qu’elle écrive : Comment ça va ? et les exégètes sont prêts à noircir leurs cahiers. Il en est ainsi des dieux : nous les inventons. Même les créateurs les plus sourcilleux sont frappés de cet enthousiasme qui transfigure jusqu’au sublime – vous savez bien, forcément sublime – le plus modeste rhume de cerveau de Mme Duras. Venant du commun des mortels, ce malaise passager perdrait un peu de sa noblesse littéraire pour se retrouver chez l’oto-rhino-laryngologiste, et voilà l’ivresse dissipée, et l’idole pas terre. » 1795

Entre le 11 juin et le 18 août 1992, L’Après-midi de Monsieur Andesmas de Duras est en vente dans toutes les bonnes librairies. En effet, signé d’un nom d’emprunt, ce livre est refusé par les trois éditeurs de Duras : Gallimard, Minuit et POL. L’affaire prend naissance au cours d’une réunion d’amis, loin des « quartiers élégants où les vertiges durassiens troublent les fronts pensifs » 1796 . On commente ce jour-là le succès de L’Amant de la Chine du Nord. Autour du nom de Duras il y a quelque chose comme un tabou. On adule. On commente, on discute. Mais on n’a pas le droit de plaisanter. « Une vertigineuse platitude recouverte par le nom de Duras, comme des bagages ou des chemises par une marque de prestige, imposait un sérieux glaçant. », écrit Matignon. L’idée est donc venue à ce jeune homme d’enlever la marque et révéler le produit brut, dans sa pauvreté toute nue. Le jeune homme courageux fait d’abord des recherches dans les premiers livres de Duras, dont Les Petits chevaux de Tarquinia et Des Journées entières dans les arbres. Mais d’un coup, un éclair soudain vise L’Après-midi de Monsieur Andesmas. Pourquoi ce livre ? L’auteur de la supercherie l’explique : « C’était bref, c’était médiocre, c’était parfait. » 1797 Il envisage de proposer ce texte comme s’il s’agissait d’un manuscrit nouveau, à un éditeur chevronné, pour ainsi satisfaire un certain goût du risque qui l’habite. Une amie du faux auteur dactylographie le livre. On change les noms propres. « Guillaume Jacquet joue avec le feu », comme l’écrit Le Figaro : Valérie est nommée Margot. Michel Arc devient Michel (comme Platini). Le manuscrit est daté de Château-Chinon, où l’on sait qu’elle a quelque attachement politique. La chanson sur le lilas qui figure dans l’ouvrage est remplacée par L’important, c’est la rose. Quant au titre, il est « farceur et sans mystère » 1798 . Guillaume Jacquet s’assure d’une boîte aux lettres pour les réponses et envoie le manuscrit aux trois éditeurs importants de Marguerite Duras. Il agrémente même le livre d’une dédicace : « A Marguerite qui ne sait pas » et d’un extrait de Stendhal en exergue, qui ne présente pas grand rapport avec le récit. Enfin, il rédige la lettre de jeune auteur, avec une maladresse un peu pédante :

‘« Monsieur, veuillez trouver ci-joint le manuscrit Margot et l’important que je viens de terminer. J’ai l’âge de Robert Tassincour, et il est un peu moi-même comme l’est Michel Papin quant à Margot.’ ‘Vous remarquerez sûrement les influences que mon écriture a subies. J’ai longtemps été hanté par le nouveau roman en général et par Duras en particulier. Cela pourrait paraître démodé de se recommander de ce laboratoire. Je n’en crois rien. Je pourrais aussi parler de Georges Perros et de Philippe Sollers. Aujourd’hui, les procédés romanesques établis par Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor n’ont, je crois, rien perdu de leur force. […]’ ‘Vous souhaitant bonne réception de ce texte où j’ai mis beaucoup de moi-même, bien que Tassincour, Papin et Margot m’échappent au détour de certaines pages, en espérant qu’il pourra trouver place dans l’une ou l’autre de vos collections, je vous prie de croire à l’assurance de mes salutations distinguées.’ ‘Guillaume P. Jacquet » 1799

Difficile de croire que ce geste critique ne vise qu’à attirer l’attention sur la relativité du jugement littéraire de l’époque ! Le ton de l’entreprise critique est donné par les deux phrases du début de l’article du Figaro, qui inspirent au lecteur un certain scepticisme vis-à-vis de la valeur d’une œuvre littéraire célèbre, comme celle de Duras : « Comme nous sommes peu de chose ! Et comme la gloire est capricieuse ! Notre époque pauvrette en grandes œuvres littéraires croyait pouvoir s’enorgueillir du moins de quelques valeurs sûres. Au premier rang de ces certitudes trônait jusqu’ici Mme Marguerite Duras. », écrit Renaud Matignon. L’auteur de l’article du Figaro profite aussi de cette situation pour dénoncer la lenteur des éditeurs dans l’évaluation des manuscrits et dans l’envoi des réponses, mais aussi, il jette un regard critique sur la manière dont on reçoit un jeune auteur : « On remarquera qu’aucun remords, qu’aucune hésitation, même légère, ne semble altérer la tranquille assurance avec laquelle, dans leurs lettres, courtoisement mais fermement, les trois éditeurs repoussent l’idée de transformer en livre l’émouvant opuscule de Mme Marguerite Duras. » 1800 Aux éditions POL, on a confirmé par téléphone, très aimablement et sur un ton solennel, à Guillaume Jacquet, que « notre époque de crise, plus qu’aucune autre période, obligeait la direction à n’accepter que des textes de la plus grande qualité. » 1801 Et quand on pense que L’Après-midi de Monsieur Andesmas était un livre déjà publié, en vente à l’époque, et qui figurait dans la collection « Imaginaire », une des plus prestigieuses collections de la NRF, qui regroupe des noms lourds de la littérature, tels Kafka, Proust, Claudel, Borges etc. …

Comment les éditeurs piégés  répondent-ils ? « Bravo pour les organisateurs de la supercherie ! Un texte de Marguerite Duras, maquillé en manuscrit inédit, est refusé par ses propres éditeurs. Belle occasion pour Le Figaro de persuader ses lecteurs, soit que le talent de l’écrivain est surestimé, soit que les éditeurs sont incultes ou ne prennent pas la peine de lire les manuscrits d’inconnus qu’ils reçoivent par la poste. » 1802 En effet, Antoine Gallimard, Jérôme Lindon et Paul Otchakovsky-Laurenss’accordent sur une seule explication, pour justifier leur réponse : l’éditeur est motivé par la recherche de nouveaux talents ayant une écriture originale. Son réflexe naturel est d’écarter un texte qui lui donne un sentiment du « déjà lu ». En raison même de la place importante de l’œuvre de Duras dans la littérature de l’époque, ils ont déjà reçu beaucoup de manuscrits qui étaient autant d’imitations plus ou moins poussées, plus ou moins naïves, de ses écrits. Ont-ils donc reconnu le livre de Duras ? Les lettres de réponse envoyées par les éditeurs n’en disent rien. On se contente juste de refuser poliment l’offre au signataire, sous le prétexte a posteriori exprimé dans la presse, que les éditeurs ont la liberté de leur choix, leurs goûts et leurs préférences, sans oublier que leurs soucis sont autres que de décourager les imitateurs ou de déjouer les mystifications 1803 .

Que les éditeurs aient reconnu ou non le livre durassien caché dans les pages de Margot ou l’important, une chose est sûre : les organisateurs de la supercherie éditoriale visent deux cibles différentes de la vie littéraire de l’époque. D’abord, on évoque la relativité du jugement littéraire, qui ne peut pas être contestée, mais à laquelle tout éditeur à droit, car publier ou non un livre tient d’abord au goût et aux préférences de la maison d’édition en question. Ensuite, il faut dire que cette cible ne fait que rediriger les coups vers une autre bien plus intéressante : le tabou qui entoure l’image de Duras à l’époque. On ne s’attaque pas à la valeur de l’œuvre durassienne, puisque, comme le dit Le Figaro, « nombre de romans de Duras ont été accueillis avec enthousiasme dans les colonnes du Figaro littéraire par Patrick Grainville » et « il nous arrive d’aimer certains de ses livres » 1804 . Mais la supercherie vise à démolir une tendance de la réception littéraire de l’époque : on ne plaisante plus avec le nom de Duras et, vu la place importante de l’œuvre de cet écrivain à l’époque, on ne peut plus la soumettre au libre jeu de la critique. L’acharnement de Jean-Marc Roberts, auteur de l’article du Figaro, est visiblement orienté vers le statut à part de Duras dans le paysage de la vie littéraire. Ses propos sont empreints d’ironie et de tristesse à la fois :

‘« S’il lui faut un statut à part dans la vie littéraire, qu’on nous le dise. Mais alors qu’on édicte une loi qui réprime le lèse-Duras comme les atteintes au président de la République. Qu’on la canonise. C’est la seule leçon un peu triste que tireront de cette amusante supercherie les vrais amoureux de la littérature : on ne doit pas toucher à Duras. » 1805

Quelle est la leçon à tirer de ce geste de la réception? Duras est d’abord un nom, un grand nom même, qu’il n’est pas facile de renverser de son socle. La construction de l’image se fait à travers l’œuvre, sur- ou sous-estimée, et le lecteur. Si Duras jouit d’une place privilégiée dans le paysage littéraire de l’époque, c’est parce que son œuvre ne laisse pas indifférent le public. Le fait même d’organiser cette supercherie autour du nom de Duras prouve la notoriété de cet écrivain fortement controversé, aimé, adulé, détesté et envié. Quoique dépourvu de toute intention de toucher à la valeur de l’œuvre, ce geste témoigne de l’envie qu’une partie de la critique ressent toujours de se moquer de Duras ou de nuire à son image d’écrivain « sacro-saint ». Médiatisés par la presse ou non, les gestes éreinteurs à l’égard de Duras existent, quoiqu’ en minorité face au nombre bien plus élevé des ouvrages ou des initiatives à caractère élogieux. Un dernier geste critique éreinteur que nous voulons présenter appartient à Maurice Lemaître qui s’attaque au cinéma et au théâtre durassiens. Comme on peut le constater, à lire les notes et le dossier réalisé par ce cinéaste, l’acharnement contre Duras est parfois exagérément sévère et le mépris inconcevablement exprimé.

Notes
1794.

Le journal qui relate la supercherie éditoriale est le Figaro, connu comme une publication de la droite politique, et qui tient à préciser dans ses pages que le but de cette supercherie est uniquement celui de montrer, par le jeu, la relativité du jugement littéraire. Tout écrivain de droite aurait pu être choisi à la place de Duras. Cf. « Marguerite Duras refusée par ses propres éditeurs », par Renaud Matignon, Le Figaro, 14 septembre 1992

1795.

Renaud Matignon, op. cit.

1796.

Ibid.

1797.

Ibid.

1798.

Ibid.

1799.

Ibid.

1800.

Ibid.

1801.

Ibid.

1802.

« Affaire Duras. La réponse des éditeurs », par Jean-Marc Roberts, Le Figaro, 22 septembre 1992

1803.

Ibid.

1804.

Ibid.

1805.

Ibid.