« Pour en finir avec l’escroc et la plagiaire généralisée »

Des mots lourds, des mots dénonciateurs que rarement on prononce à l’égard d’un artiste pour exprimer son mépris envers lui… Voici ce qu’on peut lire si l’on ouvre le Supplément du n° 15 de la revue Lettrisme du 11 septembre 1979 1806 , dédié par Maurice Lemaître 1807 à Marguerite Duras. Rambaud n’est pas le seul à dénoncer le cinéma durassien dans son Pondichéry Song. Maurice Lemaître le fait, lui aussi, tout en s’attaquant parallèlement au théâtre et au cinéma durassiens et à la manière de Duras de faire de la politique. Sans toutefois vouloir entrer dans des détails concernant le théâtre et le cinéma durassiens, qui ne constituent pas l’objet de notre analyse, nous signalons l’existence de ce document comme une forme très agressive de réception de Marguerite Duras par un de ses confrères. Ce supplément de la revue Lettrisme, que nous avons retrouvé à l’IMEC, se présente plutôt comme un matériel brut, comportant des notes manuscrites et dactylographiées de Maurice Lemaître. En effet, il s’agit de quelques remarques écrites en marges de plusieurs articles de presse parus dans diverses publications, à des périodes différentes, au sujet, entre autres, du théâtre et du cinéma durassiens. Les mots, aux connotations agricoles, choisis par Lemaître en 1979 pour exprimer son mépris envers le cinéma durassien, sont choquants : ses films ne seraient que des « légumes filmiques », des « navets prétentieux » qui sont « certes promis à l’excrémentation implacable de l’Histoire » 1808 . En 1999, son avis sur le cinéma durassien n’a toujours pas changé, puisque, dans un entretien, il dit du film de Marguerite Duras Césarée qu’il n’est qu’ « un pipi cinématographique discrépant » 1809 .

Maurice Lemaître conteste l’originalité de Marguerite Duras dans le cinéma et le théâtre. Il dit que comme « un cancer se généralise, la Duras aussi est un chancre mortel qui envahit tous les domaines et les pourrit. » 1810 En affirmant ceci, Lemaître se réfère implicitement au roman durassien et à la politique. Dans ce dernier domaine, elle s’avèrerait « une nullité », selon Lemaître, car le faux militantisme de Duras cacherait derrière lui des idées néo-nazies et marxistes. D’ailleurs, dans le domaine du théâtre, Maurice Lemaître déplore dans les années 60 la crise de l’art dramatique et fonde une sorte de club, un centre de création théâtrale nommé Théâtre Neuf, qui pose les fondements d’une véritable rénovation du spectacle par un dialogue ouvert entre les auteurs célèbres et les cadets 1811 . Selon lui, Duras serait une « sous-sous-sous-sous expressionniste française, déjà sous-sous expressionnisme allemand », qui manque d’originalité surtout lorsqu’il s’agit du silence dans les pièces de théâtre.

En effet, selon Lemaître, le silence théâtral durassien viendrait de la « théorie du silence » de Jean-Jacques Bernard 1812 . Toutefois, à en croire le protagoniste de cette théorie, le titre d’ « auteur du silence » lui a été décerné un peu péjorativement, comme l’on peut lire dans le supplément même de la revue Lettrisme de Maurice Lemaître. En réalité, Jean-Jacques Bernard, lui-même, n’est pas d’accord avec ce terme de « théorie du silence ». Il propose en effet le terme de « théorie de l’inexprimé », car « on désigne ainsi mieux ce qui dépasse les mots, ce que les mots ne peuvent pas rendre, qui s’exprime par le geste, par le silence, par le regard ». De ce point de vue, l’œuvre de Duras rejoint effectivement la thématique du silence, mais elle s’éloigne de Jean-Jacques Bernard par la manière dont elle utilise les silences, synonymes de blanc. En effet, chez Duras, il n’y a pas d’ « inexprimé ». Pour Jean-Jacques Bernard, il est difficile, par exemple, d’exprimer au théâtre un événement aussi considérable que la guerre d’Algérie, vu comme un sujet dangereux ou un problème épineux de l’humanité 1813 . Duras, quant à elle, se sent libre d’exprimer ce qu’elle pense des événements majeurs qui marquent l’Histoire, tels la bombe d’Hiroshima, la guerre d’Algérie, le colonialisme etc. Tout ce qui existe dans l’œuvre est exprimé par le silence, le blanc, le regard, la voix off, l’image. En revanche, on peut dire que tout n’est pas nommable ou définissable chez Duras, tel le désir d’aimer ou d’écrire, la mort, la question juive, le manque de Dieu, au sens où l’origine de ces notions reste inconnue et donc inexplicable. Ou, pour mieux intégrer cette notion dans son œuvre, on peut dire, sans se tromper, qu’au nom de Duras est liée la « théorie de l’innommable » 1814 ou de l’ « indicible ».

L’inexprimé de Jean-Jacques Bernard ne concerne en rien Duras, puisque même l’innommable peut être exprimé par un simple geste, un regard, les mots absents ou la parole prononcée dans des discours infinis qui ne disent rien. Duras, manque-t-elle d’originalité, comme l’accuse Maurice Lemaître qui avoue avoir désiré « plus que nuls de l’avoir comme amie » ? A chacun de se prononcer, uniquement après avoir pris contact avec son œuvre. Mais les propos de Maurice Lemaître ouvrent un autre champ d’analyse du rapport de Duras à sa réception : celui qui concerne l’art dramatique et le cinéma durassiens. On s’interroge dans cette perspective sur la manière dont Duras est reçue en tant que cinéaste ou femme de théâtre : comme concurrente ou comme novatrice ? Quelle image de Duras nous reste-t-il à travers la presse qui accueille son œuvre théâtrale ou cinématographique ? Tient-on compte dans les articles critiques du côté écrivain de Duras ? Ou bien, comme ce fut le cas pour le journalisme durassien, la critique oublie-t-elle de préciser que l’auteur de Césarée, de Hiroshima mon amour, du Camion, d’India Song, du Navire Night ou de L’Homme atlantique est d’abord un écrivain ? Est-ce que le point de vue de Maurice Lemaître seretrouve aussi dans les propos d’autres critiques de l’époque ? Quant au théâtre et au cinéma durassiens, il n’y a de meilleurs témoins pour nous que les articles de presse écrits au moment où les pièces et les films de Duras sont présentés au public. Peut-on dire alors que les accusations d’escroquerie et de plagiat adressées à Duras par Lemaître sont judicieuses ? Pourquoi Maurice Lemaître laisse-t-il entendre ses excuses à l’adresse de Dominique Noguez, critique qui rend un admirable hommage à la filmographie durassienne dans son ouvrage Eloge du Cinéma Expérimental ? En effet, Lemaître prend dans son dossier critique des pages entières écrites par Noguez sur Duras et les annote rageusement avec des mots destructeurs de l’image durassienne, comme une « mesure de salubrité publique » 1815 . A-t-il vraiment raison de le faire ?

Notes
1806.

Maurice Lemaître, « Marguerite Duras. Pour en finir avec cet escroc et plagiaire généralisée », Supplément de la revue Lettrisme, n° 15, de la Commission Paritaire de Presse du 11 septembre 1979, Editions Lettristes, Bibliothèque de l’IMEC, fonds Duras

1807.

Maurice Lemaître est considéré comme le pionnier du cinéma expérimental mondial et le fondateur de l’Ecole lettriste de l’écran. Il a ainsi eu une influence explicite ou cachée sur la Nouvelle Vague et a inspiré de la même façon, comme on l'a constaté lors d'un hommage rendu par la Cinémathèque Française et durant les rétrospectives de son œuvre filmique au Centre Pompidou, toute l'avant-garde cinématographique actuelle, y compris l'« underground » américain et européen. Son premier film s’appelle Le film est déjà commencé ? (1951).Le lettrisme est une école littéraire d’avant-garde fondée en 1945 à Saint-Germain-des-Prés par le poète roumain Isidore Isou. Le lettrisme s’attache, dans toute œuvre écrite, aux sons, aux onomatopées, à la musique des lettres de l’alphabet disposées d’une façon arbitraire, plus qu’au sens des mots. Isou en donnait la définition suivante :

« Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes ». (in Bilan lettriste, 1947)

1808.

Maurice Lemaître, op. cit.

1809.

Entretien avec Maurice Lemaître (Paris, janvier 1999), propos recueillis par Colas Ricard et Nathalie Curien, page en ligne http://www.cineastes.net/ent/entretien-lemaitre.html éditée le 17 août 2002, consultée le 20 juin 2007

1810.

Maurice Lemaître, « Marguerite Duras. Pour en finir avec cet escroc et plagiaire généralisée », Supplément de la revue Lettrisme, n° 15, de la Commission Paritaire de Presse du 11 septembre 1979, Editions Lettristes, Bibliothèque de l’IMEC, fonds Duras

1811.

Paris-Théâtre, n° 182 du 27 avril 1962, cité par M. Lemaîtreop. cit., p. 21

1812.

Auteur dramatique, promoteur du « théâtre du silence » par sa pièce Martine (créée à la Comédie Française en 1936). Lors d’un cycle de dialogues entre auteurs célèbres et cadets, initiés par Maurice Lemaître dans le cadre de son mouvement pour la rénovation du théâtre, Jean-Jacques Bernard raconte la naissance de la théorie du silence : « Trois jours avant la répétition générale de Martine, Gaston Baty m’aborde et me demande : “Votre papier pour le programme, il me le faut, ce soir même.” J’étais tout d’abord désemparé. Et puis, une heure après, je dis à Baty : “Je crois que j’ai une idée. Le personnage de Martine aime et souffre tout le long de la pièce sans jamais pouvoir exprimer son amour et sa souffrance. Ne penseriez-vous pas que ce serait une occasion de parler du silence au théâtre ?” C’est comme cela qu’est née la “théorie du silence”. Après cela on a fait toutes sortes de commentaires remarquables et absurdes. Il y a le meilleur et le pire sur la théorie du silence. Il y a même des gens qui ont dit que Jean-Jacques Bernard voulait écrire des pièces avec des silences, mais c’est une confusion entre les silences qui n’ont qu’une valeur exceptionnelle et le silence, c’est-à-dire ce qui ne peut s’exprimer par des paroles, ce que le personnage ne veut pas dire, veut cacher ou dont il n’a pas conscience. Cette théorie s’intégrait dans les recherches de toute une génération qui faisait vraiment un effort pour élargir les frontières du théâtre. » Cf. Maurice Lemaître, « Marguerite Duras. Pour en finir avec cet escroc et plagiaire généralisée », Supplément de la revue Lettrisme, n° 15, de la Commission Paritaire de Presse du 11 septembre 1979, Editions Lettristes, Bibliothèque de l’IMEC, fonds Duras

1813.

Ibid.

1814.

Voir dans cette perspective l’article de Catherine Buthor-Paillart, « Lol ou l’innommable » dans Cahiers de l’Herne, dirigé par Bernard Alazet et Christiane Blot-Labarrère, Editions de l’Herne 2005, p. 148

1815.

Maurice Lemaître, Marguerite Duras . Pour en finir avec cet escroc et plagiaire généralisée, Supplément de la revue Lettrisme, n° 15 de la Commission Paritaire de Presse du 11 septembre 1979, éd. Lettristes, pp. 7-64, Bibliothèque de l’IMEC Dans une courte introduction à son analyse critique du cinéma durassien, Lemaître précise : « Si je passe maintenant aux escroqueries de Duras dans trois domaines à la fois, c’est parce que les thèmes que celle-ci nous inflige dans son théâtre ou ses romans se retrouvent d’une manière encore plus écrasante dans ses films, et surtout qu’ils y sont soutenus par une forme cambriolée ailleurs, forme très délayée certes, pratiquement délavée, réduite à lavasse, mais qui concerne encore suffisamment d’éclat de son foyer originel pour lustrer ces thèmes sclérosés, rétrogrades, banaux, pompiers, qui impressionnent peu les spectateurs de théâtre, mais arrivent à éblouir ceux de cinéma, apparemment moins cultivés que les premiers. Et lorsque ce lustre lui-même arrive à égarer les meilleurs du territoire cinématographique, comme par exemple mon ami Dominique Noguez, dans son ouvrage Eloge du Cinéma Expérimental, il m’est impossible de ne pas considérer comme une mesure de salubrité publique de désosser cette charogne filmique, et de sauver ainsi l’âme d’un authentique avant-gardiste, en passe d’être perdue par des amours dangereuses. Par conséquent, si je prends des pages significatives de Dominique Noguez et les annote rageusement, ce n’est pas pour blesser mon ami (Dieu fasse qu’il en soit convaincu !), mais pour souligner les ravages qu’un escroc intellectuel peut causer dans les esprits les plus fins et les plus lucides, en arrivant à séduire frauduleusement leur enthousiasme. » Op. cit., p. 35