Duras écrivain, la « fiancée du cinéma » 1816 et du théâtre

Le dossier de Maurice Lemaître sur le cinéma et le théâtre durassiens ne représente qu’un point de vue sur ces aspects de la création durassienne. Son acharnement contre Duras confirme le pouvoir de cet écrivain-cinéaste et femme de théâtre à diviser la critique. A lire des articles de presse faisant l’accueil dans les années 70-80 à ses pièces de théâtre et à ses films, on se rend compte que Duras arrive à un moment où on évoque la nécessité d’un changement dans ce monde artistique. Duras ressent elle aussi ce besoin et propose de nouvelles pistes dans l’exploration du monde artistique du film et du théâtre. Dans sa démarche, elle fait concurrence à d’autres initiateurs de la réforme du cinéma, comme par exemple à Maurice Lemaître. Mais pourquoi dit-on que Duras renouvelle le cinéma ?

La relation de Duras au cinéma se serait établie par hasard. « Si on veut, oui. Il s’est trouvé que les films qu’on a faits à partir de mes livres étaient si mauvais que je me suis dit que je pouvais en faire autant, ou plutôt que je ne pouvais faire que mieux » 1817 , avoue l’écrivain-cinéaste à Dominique Noguez à l’occasion de la réalisation de l’édition vidéographique critique entreprise en 1984 par le ministère des relations extérieures 1818 . Dans un article, repris et fortement critiqué d’ailleurs par Maurice Lemaître dans son dossier dénonciateur sur le cinéma et le théâtre durassiens, Claire Devarrieux offre une image d’ensemble sur la manière dont Duras « révolutionne le cinéma » 1819 et énumère les points forts de son cinéma qui se veut un « cinéma différent » 1820 . En effet, Claire Devarrieux attire l’attention sur les particularités du cinéma de Marguerite Duras. Elle souligne d’abord que Duras fait éclater la durée, elle met l’image en doute, elle la vide, puis elle achève de détruire la soudure de l’image et du son, remplaçant par l’imparfait le temps habituel du cinéma, le présent, « ce présent de la reconstitution qu’elle a en horreur » 1821 .

Par ailleurs, Duras apparaît souvent dans la presse comme l’ « emblème d’une certaine conception radicale du cinéma » 1822 , écrit Jean-François Rauger à l’occasion de l’hommage rendu au cinéma durassien tout au long de l’été 1998, dans la salle République, à Paris. On nous dit que les films de Marguerite Duras sont rares et qu’ils ne font pas les choux gras des chaînes de télévision. Ils ne font pas non plus l’objet de rééditions commerciales régulières dans les salles d’art et d’essai. A l’occasion de la rétrospective filmique de 1998, on se rend compte que, avec les ans, les films durassiens « gagnent en beauté et en émotion » 1823 . Quels sont les mots-clés du cinéma durassien ? Il s’agit d’un cinéma « de déserts et de fantômes, un cinéma du dépeuplement et de la ruine. La mélancolie durassienne est celle d’un deuil informulé. » 1824 Duras réussit, pendant une période charnière de dix ans (les années 70), à exprimer les désillusions idéologiques de son temps. Certains de ses écrits avaient déjà été adaptés (Barrage contre le Pacifique, de René Clément, Moderato cantabile, de Peter Brook). La romancière avait travaillé avec Alain Resnais pour l’écriture d’Hiroshima mon amour. Mais c’est avec Détruire, dit-elle que la carrière de Duras cinéaste débute véritablement, en 1969 (La Musica, datant de 1966, était coréalisée avec Paul Seban).

Souvent, dans ses films, l’image et le son suivent chacun, apparemment, une vie autonome. Les voix ne correspondent pas à des paroles prononcées par des comédiens présents à l’écran, lorsque ceux-ci n’ont, tout simplement, pas disparu pour laisser place à des paysages ou des maisons inhabitées. Le son déclenche alors la fiction. Il semble peut-être difficile, par exemple, de raccorder mentalement les récits d’amour fou ou d’inceste énoncés en voix off et les lieux habités par des fantômes, voire entièrement dépeuplés : le palace en ruine de Son nom de Venise dans Calcutta désert, qui reprend la bande son d’India Song et la plaque sur les plans « vides » (au moins de présence humaine visible), les plages de Trouville dans Agatha et les lectures illimitées, les zones industrielles traversées par Le Camion. « Sommes-nous dans un présent dont le son nous apporterait le passé, dans un ici dont les voix nous viendraient d’ailleurs ? » se demande Jean-François Rauger.

Construisant ainsi, entre image et son, un espace particulier où le récit devient possible, le cinéma durassien invente aussi un temps singulier. Ainsi, Le Camion, en 1977, se veut un film au conditionnel : une femme et un homme (Marguerite Duras et Gérard Depardieu) parlent d’un film qu’ils pourraient faire ensemble (« Ç’aurait été un film »). La transformation du conditionnel en présent devient dès lors le travail du spectateur. Ce labeur mental, que réclament tous ses films, se transforme rapidement en « jouissance pure ». 1825 Il y a la musique. Les tangos lancinants de Carlos d’Alessio dans India Song ou dans Son nom de Venise…ou les valses de Brahms dans Agatha. Il y a aussi la musique des mots et des lieux, les ritournelles de langage. La disparition du corps n’exclut pas l’intime sensualité d’un cinéma qui regarde les détails du monde avec une attention précise. Et c’est surtout avec le concours de quelques-uns des plus grands directeurs de la photographie, tels Ghislain Cloquet, Bruno Nuytten, Sacha Vierny, Nestor Almendros, Pierre Lhomme que Duras parachève son cinéma.

Divisée, la critique ne l’a pas été uniquement par l’œuvre écrite de Duras. Conçus en trois grands blocs 1826 , selon Matthieu Orléan, les films durassiens créent eux aussi des polémiques parmi les critiques. Le premier bloc filmique durassien est celui du monde, ouvert sur la vibration de l’Histoire. Il s’ancre autour de « trois cellules de crise» 1827  : Détruire, dit-elle, Jaune le soleil et Nathalie Granger. Ces trois films constituent le premier mouvement de l’oeuvre cinématographique durassienne. La critique dit qu’il se consacre à l’espace clos de la politique, à son crépuscule, à sa « nuit », à sa tragédie. Les premiers films durassiens parlent ainsi de la structure moderne du monde occidental qui réduit la politique à « un système d’oppositions très rigide, presque dément, basé sur une série d’alternatives inconciliables. » 1828 Dans Détruire, dit-elle : le dedans contre le dehors, l’hôtel contre la forêt, celle qui n’a jamais aimé contre celle qui a aimé, Elisa contre Alissa, ceux qui dorment contre ceux qui sont insomniaques. Le monde est divisé, fou, et la politique une science inhumaine qui a pour objet cette folie incalculable. Matthieu Orléan considère que, dans ces trois films, Duras ne parle que du sur-cloisonnement d’un monde injuste et exclusif et de la folie qui le guette 1829 . Jaune le soleil ne serait qu’ « une fiction marxiste » et Nathalie Granger parachève l’épuration en marche, l’oblitération de la dramaturgie. Des messages radio allusifs sur l’arrestation de deux jeunes tueurs en cavale dans la forêt de Dreux. Ou quelques plans rapprochés sur le regard autiste de la petite Nathalie, renvoyée de l’école pour trop de violence (même si c’est une violence qui ne se voit pas, qu’on ne peut pas représenter). Et pourtant, il semble que Duras est mal comprise par une certaine catégorie du public qui vient voir ses films. Dire que Duras fait de la politique dans ses films, c’est presque ne rien comprendre à son cinéma. En effet, Duras explique dans un entretien 1830 public de 1977 qu’elle s’est débarrassée de tout message politique dans son cinéma, surtout dans le film Le Camion…. Pour répondre à ceux qui lui demandent d’affirmer le credo politique qu’elle met dans ses films, elle dit :

‘« Moi je suis complètement débarrassée du message. Je crois que je suis débarrassée de la nécessité d’une programmation politique quelconque. Je m’en fous... Si tu trouves que c’est suicidaire, c’est que tu n’as pas vu quelle délivrance ça représente pour moi. Le monde y est à sa perte. Enfin, je crois que la démocratie c’est la perte du monde… […] Je crois qu’il faut porter la perte en soi…Enfin, c’est ce que je vis, et je trouve que la délivrance que représente ce film [Le Camion] est de me passer de perspectives politiques, d’un avenir politique Mais on cherche n’importe qui, je m’en fous, c’est joyeux. C’est ce que j’ai appris à la voix du gai désespoir, d’un désespoir gai. […] Ce film n’est qu’un acte de liberté de ma part par rapport aux institutions actuelles. […] Je n’ai rien à dire. C’est le plus grand film d’amour que j’ai fait. […] C’est un cinéma fait pour sortir de la convention, de l’art, des phénomènes d’indentification. » 1831

Nathalie Granger, film construit dans et par la maison où habite Marguerite Duras, est « une mise en procès de tout l’extérieur de la maison » 1832 . On y voit deux femmes, un après-midi. L’occupation de la journée est montrée dans sa lente continuité : « On décrit là ce qu’on évite de décrire au cinéma. On fait le “négatif” du cinéma » 1833 . Il y a une petite fille violente dont on ne veut pas à l’école et dont l’état de la société voudrait qu’elle soit enfermée, en pension. Par la radio, on suit une chasse à l’homme dans les Yvelines. Un meurtre a été commis par des mineurs. Marguerite Duras établit une « parenté » entre les jeunes tueurs et l’enfant : ils appartiennent à la « classe de la violence ». On entend, omniprésent, un piano, et plutôt que de chasser l’enfant, on la donne à la musique « comme on donne à mort ». « Jouer avec la musique et les paroles, c’est jouer avec l’essentiel, le plus profond. On n’a jamais quitté ce niveau-là, du sens profond », dit Duras dans le commentaire d’India Song, mais déjà, dans Nathalie Granger, le sens, le son, veulent se dissocier de l’image. Les comédiens commencent à s’absenter de la scène, à parler « off », à abandonner le film à la maison. La destruction avance, dans India Song.

Le deuxième bloc filmique durassien, tel que le voit Matthieu Orléan, est formé par La Femme du Gange, India Song et Son nom de Venise dans Calcutta désert. Plus intérieur, il correspond au « cycle indien » et s’architecture autour des figures d’Anne-Marie Stretter et de son amant Michael Richardson. Si La Femme du Gange se construit essentiellement sur le motif de la séparation du couple maudit, India Song intériorise la fêlure dans la folie d’une tierce personne, le Vice-Consul de Lahore (« Je vous aime ainsi, dans l’amour de Michael Richardson »), sorti tout droit d’un cauchemar où règne la lèpre. Avec India Song, Duras poursuit la déstructuration du cinéma. Les témoins sont invisibles, qui racontent l’histoire d’Anne-Marie Stretter, sa mort, au présent et au passé. Les conversations ont lieu. Seulement les personnages que l’on voit glisser devant les miroirs sont des fantômes, bouche close 1834 . Telle est la description du « cinéma différent » durassien vu par Claire Devarrieux. Les acteurs entendaient le dialogue qu’ils avaient enregistré et Marguerite Duras profitait « de cette distraction dans laquelle les plongeait l’écoute de leurs propres voix pour tourner ». « J’ai même parlé du “dépeuplement” de l’acteur. Et je crois qu’il y a un dépeuplement général, dans India Song. » 1835 avoue Duras à Dominique Noguez. Présenté à Cannes en 1975, India Song ne remue pas les foules 1836 . A la grande surprise de Delphine Seyrig : « J’ai dit à Marguerite : “Tu as fait LE film populaire de l’année, ça va passer sur les Champs-Elysées, il y aura des queues…” Je crois toujours que les gens sont comme moi et puis je me goure… Cela dit, s’il y avait eu une vraie sortie, avec des affiches, médias, je suis sûre qu’il aurait eu une carrière. » 1837

Le grand défi du cinéma durassien est donc de mener au bout le projet que l’écrivain-cinéaste fait : un « cinéma différent » grâce à la destruction de l’image. Elle vise en cela de décommercialiser le cinéma. Son cinéma est « pauvre », « une contrainte dont M.D. se satisfait. » écrit François Jonquet dans Le Quotidien de Paris 1838 . Le cinéma durassien se veut « autre, en opposition, en rupture, contre le commercial » 1839 . On prouve une volonté de dénuement, contre les recettes. C’est un travail sans moyen qui permet de viser le minimum, ce qui représente en fait pour Duras l’essentiel dans le cinéma : « On travaille forcément sur l’essentiel… quand on n’a aucun moyen de s’éloigner de l’essentiel, explique-t-elle. Je ne ferai jamais un travelling sur Isabelle Granger allant voir la directrice à l’école, donc je ne peux pas faire des films à 250 millions. » 1840 Ses films ont toutes les raisons pour ne pas être vus. Ce sont des films non-commerciaux, tels que leur auteur les veut. Petits budgets, « désordre » dans la structure image-son, répétitions ennuyeuses des mêmes motifs et thèmes, pour ne plus rappeler qu’à l’occasion de la sortie de L’Homme atlantique, Duras fait paraître dans Le Monde du 27 novembre 1981 un avertissement au public en forme de remise en cause de la vulgate économiste et consensuelle du spectacle, en déconseillant à presque tout le monde d’aller le voir. 1841

Le mot-force du cinéma de Duras reste la « destruction ». Son nom de Venise… est la destruction même du film précédent. La désertification est absolue. Sur la bande-son d’India Song, la caméra revient aux lieux du crime : la façade de l’ambassade de France, celle du château Rothschild, bateau maudit, entre temps définitivement ruiné. A l’intérieur, Marguerite Duras accomplit sa nouvelle étape. « Elle est ravie quant elle le raconte, elle jubile » 1842 . Elle rit de plaisir et de tendresse, quand Bruno Nuytten explique à quel point il avait peur qu’on ne voie rien sur le film. Elle lui demande de désapprendre sur la lumière tout ce qu’il avait appris. Dans Son nom de Venise…, certains plans, délaissés parfois, font apparaître les ombres de ceux qui tournent le film. « Faute d’inattention ? » se demande Matthieu Orléan. 1843  « Certainement pas. », répond-il. « Duras était trop perfectionniste pour ça. Duras n’a jamais approché d’aussi près les fantômes qui nous entourent, ceux que le film révèle (devant la caméra) et ceux qu’il cache (derrière la caméra). Delphine Seyrig ou Bruno Nuytten, c’est pareil. Tantôt automate, tantôt chair, ils sont tous deux aux prises avec le même espace mental. » 1844 En effet, Son nom de Venise…c’est l’idée géniale qu’il n’y a qu’un bord, celui du désir, auquel toute l’équipe d’un même film appartient. Après ce film sur « l’oubli d’India Song », que va-t-elle encore inventer ? L’inoubliable Le Camion, dont l’écrivain-cinéaste est très fière. Duras, l’auteur, et Gérard Depardieu lisent le script d’un film qui ne sera pas tourné. Quand les acteurs d’India Song écoutaient leurs voix, ils oubliaient de jouer. Ici, Marguerite Duras, joue avec l’acteur qui ne joue pas ; puisqu’il lit. De temps en temps, il y a l’image du camion tranquille qui traverse l’écran sur les variations Diabelli de Beethoven. Le Camion est un grand bonheur. « Moi-même, quand je le revois, je suis aux anges », dit-elle, « C’est extrêmement calé. C’est sans doute ce que j’ai fait de plus calé. C’est pour ça que j’ai beaucoup peiné. Je pense que c’était un film sur la façon dont les autres font des films. » 1845 Comme le dit Claire Devarrieux, Duras fait peut-être la meilleure critique de son œuvre.

On ne peut pas oublier non plus Le Navire Night (1979) 1846 et les courts-métrages de la même année 1979: Aurélia Steiner (Melbourne), Aurélia Steiner (Vancouver), Les Mains négatives et Césarée. Sur ce dernier court-métrage, Duras aurait déclaré un jour : « Ce film a un défaut (panique dans l’assistance), il est parfait. » 1847 Dans la postface, on l’entend lire Bérénice de Racine. Les Mains négatives est un long travelling de la Bastille aux Champs-Elysées : « Ce sont les plans eux-mêmes qui ont fait que j’ai parlé des premières grottes de l’histoire de l’humanité. » 1848 Quant aux deux Aurélia Steiner, le premier, Melbourne, lui a été commandé par Paris Audiovisuel et elle dit qu’elle ne sait pas pourquoi elle a parlé des juifs. Avec le deuxième, Vancouver, Duras est arrivée à un point limite de son cinéma. Dans l’entretien avec Dominique Noguez au sujet de son cinéma, elle dit qu’elle ne peut pas en parler, qu’elle ne peut pas encore en parler ou qu’elle ne peut parler qu’à peine. Tout est ambigu, effacé, détruit, comme dans ses livres. « Je vais vers une sorte de no man’s land du cinéma où il n’y aura plus de corrélation entre le son et l’image, vers une sorte de temps désarticulé du cinéma » 1849 , affirme Duras au sujet de Son nom de Venise…En 1980, dans le numéro des Cahiers du cinéma qu’elle a conçu et appelé Les Yeux verts, elle poursuit : « Je suis dans un rapport de meurtre avec le cinéma. J’ai commencé à en faire pour atteindre l’acquis créateur de la destruction du texte. Maintenant c’est l’image que je veux atteindre, réduire. » 1850 Il s’agit de l’image idéale, celle du « meurtre avoué » du cinéma, qui est noire. En affirmant ceci, elle prépare la voie du dernier assaut pour et contre le cinéma, qui culmine avec L’Homme atlantique, trente minutes de noir.

C’est dans cette perspective qu’on parle du troisième bloc filmique durassien (Agatha ou les lectures illimitées, L’Homme atlantique, Dialogue de Rome et Les Enfqnts), nettement plus intime. On tourne autour du couple (frère/sœur, amant/maîtresse). L’écran est rempli du regard de l’acteur. Regarder à la fois l’insignifiant absolu jusqu’à la douleur du regard, jusqu’à ce que le regard souffre. La caméra ne désigne pas, ne montre pas, ne classifie pas, ne départage pas. Elle est absolument ce qui voit et non ce qui est vu. « Duras est alors au comble de son art » 1851 . L’image devient, pendant cette période ultime de son œuvre cinématographique, inanimée-statique (Son nom de Venise…) ou purement noire (L’Homme atlantique). Le texte est plus fort que l’image, plus prégnant, comme indestructible. « Je n’aime pas tout Duras, mais India Song, Son nom de Venise…, Le Camion, et maintenant Aurélia Steiner, je sais que c’est parmi les choses les plus importantes que l’on ait faites dans le cinéma depuis toujours », dit Duras dans Les Yeux verts 1852 .

On apprend par la presse de l’époque que les films durassiens ne jouissent pas de l’accueil qu’ils méritent. Jamais le public des films de Duras, considérés comme « élitistes », n’approche, en quantité, celui de ses succès de librairie. 1853 « Personne ne les a vus mais tout le monde a sa petite idée. Des sommets d’ennui, du formalisme gratuit.», ce sont les mots de François Jonquet pour décrire l’opinion du grand public sur l’Intégrale Duras de 1989, un hommage à l’écrivain–cinéaste. Duras n’est-elle pas assez connue pour attirer le public ? En 1981, à l’occasion du festival du cinéma de Hyères, la presse écrit qu’on « se battait aux portes d’Agatha. » 1854 La moyenne d’âge : 20 ans, la jeunesse adule Duras et cherche à voir le cinéma nouveau ou différent qui conserve « la légèreté, la grâce et la radicalité de la jeunesse » 1855 . En automne 1992, à l’occasion des trois semaines de Duras à la Cinémathèque de Paris, l’écrivain-cinéaste se réjouit à l’idée de recevoir l’hommage passionné du public pour la majorité jeune. Elle dit un soir à Dominic Païni : « Tu vois, c’est la jeunesse qui m’aime » 1856 . Malheureusement, en 1989, on évoque déjà une certaine indifférence, pour ne pas dire une mauvaise gestion des films durassiens qui, malgré tout ce qu’on a dit, forment « une œuvre puissante, un laboratoire unique » 1857 . Ainsi, en 1989, à l’occasion de l’hommage rendu à Duras à l’Entrepôt, on se rend compte que ses films sont éparpillés chez des petits producteurs qui ont fait depuis faillite, chez des particuliers (Gérard Depardieu a racheté aux enchères les bobines du Camion). Parfois, les pellicules accusent le coup. « Bref, la destruction du cinéma poussée à son maximum » 1858 , conclut Le Quotidien de Paris. Heureusement, en 1998, Jean Mascolo, fils de Marguerite Duras et de Dionys Mascolo, crée les Editions Benoît Jacob. Cette maison d'édition multimédia, a pour but de préserver et diffuser le patrimoine cinématographique et les archives sonores de Duras 1859 . Jean Mascolo rachète onze films de Duras tombés en déshérence (les productions ainsi que plusieurs distributeurs ayant disparu), rendant ainsi à nouveau possible leur exploitation.

Parallèlement, on remarque dans la presse des années 70-80 un permanent appel fait au lecteur/spectateur, par certains critiques ou journalistes, à se rappeler que Duras est d’abord écrivain. Pourquoi ce retour vers les livres durassiens ? Pourquoi n’a-t-on pas fait le même geste lorsque Duras journaliste écrit l’article sur l’affaire Villemin ? « Marguerite Duras est-elle cinéaste ? » 1860 se demande Jean-Michel Frodon dans un article du Monde, en 1992, en s’arrêtant sur le statut qu’il faut reconnaître à Duras. Jean-Michel Frodon dit en effet que poser cette question n’est pas discuter la qualité des films durassiens, mais l’apport de celle qui les a réalisés. Le « cas Duras », romancière - auteur dramatique - réalisatrice, est unique, considère-t-il, car elle est un auteur poursuivant la même création avec des moyens différents.

On apprend par ses livres et ses pièces, la place occupée par le cinéma dans l’enfance de cette « ex-spectatrice assidue », dont la mère fut pianiste d’accompagnement de films muets dans une salle de Saïgon (information démentie par Duras à Apostrophes, en 1984). Puis, le cinéma s’est intéressé à elle, en 1957 (adaptation d’Un Barrage contre le Pacifique). Mais « est-elle cinéaste ? » continue de s’interroger le journaliste du Monde à plusieurs reprises dans son article. L’ambiguïté que tente de lever cette question tient à l’imbrication de ses réalisations dans l’ensemble de son œuvre, et à la nature même de cette œuvre. Lorsqu’on parle du cinéma durassien, il est indispensable de parler de l’étroit lien qui existe entre ce que Duras écrit et la manière dont elle réalise ses films. Plusieurs critiques et journalistes l’ont fait, chacun à sa manière, avec des mots plus ou moins inspirés, plus ou moins artistiques, ayant parfois l’apparence d’hommages rendus à Duras. Il est intéressant de dire aussi que parmi les articles de presse dont nous disposons au sujet du cinéma et du théâtre durassiens (quelques dizaines), un seul journaliste, Louella Interim de Libération, ose exprimer son agacement vis-à-vis du cinéma durassien. En effet, elle exprime ce que peut-être tout le monde ressent au contact avec l’œuvre de Duras, mais qu’on ne sait pas ou on n’a pas le courage de le dire : il s’agit d’un sentiment confus, partagé entre agacement et séduction, qui est « la raison même d’être de cette vamp de l’intellect. » 1861

On dit ainsi que la caméra est pour Duras un autre outil, différent du stylo, mais cherchant la même chose. Ceci explique les dénégations durassiennes, souvent violentes, contre les adaptations de ses textes réalisés par d’autres qui n’ont pas tout à fait compris ses livres. Ses films, livres et pièces sont des courants différemment colorés du même fleuve. Pourtant, ses films réalisent une opération qui n’est que cinématographique et que met en exergue Jean-Michel Frodon 1862  : l’invention d’un temps particulier, où la littérature ne peut rien, et qui n’existe que dans ses films à elle. Cette « quatrième dimension » se dessine à travers des lieux : les lieux géographiques - ses maisons, ses parcs, ses plages et ses routes, tous ces vides ouverts, accueillants à tant de mémoire, d’émotions, de présences dès qu’on se laisse aller au-delà de l’inhabitude - qui deviennent des pièges à durée et à chronologie. Il y a aussi la localisation inédite de l’image et du son, car, dès Hiroshima mon amour, Duras met en cause, de façon audacieuse et subtile, les rapports généralement considérés comme évidents entre bande image et bande sonore. « Œuvre racontant encore et encore les mêmes histoires aux mêmes auditeurs pour en trouver ensemble les sens cachés, les sortilèges peut-être. Inlassable fermentation, inlassablement reprise millésime après millésime, des mots vendangés toujours aux semblables vignes de la mémoire, pour des cuvées toujours fidèles au bouquet inimitable du “château Duras” et cherchant chaque fois de nouvelles saveurs, de nouvelles ivresses. » 1863 Peter Handke 1864 nomme ce même rapport entre littérature et cinéma chez Duras de la sorcellerie : « Ne faut-il pas reconnaître que la magie de la sorcière Duras reste toujours celle d’un conteur, et que jamais cette magie ne se transforme en démonisme ou en démagogie, par exemple celle d’un politicien ? » 1865 , tout en saluant ainsi la force qu’a cette « magicienne enfantine » à faire de ce cinéma « sans trop de sous, sans lois » 1866 un « cinéma différent », choquant, délicat, subtil, exceptionnel au sens de singulier.

Ou peut-être que Dominique Noguez sait rendre mieux que personne ce rapport indestructible et incontestable entre l’écrivain et la cinéaste Duras lorsqu’il affirme : « Elle reste une cinéaste de la signification. Elle est une cinéaste libre qui commet ce sacrilège et nous offre ce plaisir de plus en plus menacé : sans rien renoncer des pouvoirs de l’image, faire resplendir dans les salles les vertus de la parole littéraire. Faire le cinéma de la littérature. » 1867

Ecrit-image-écrit : le cinéma de Marguerite Duras n’est donc pas dissociable de son œuvre littéraire. La volonté de « destruction » qui traverse ses livres (destruction de la narration, destruction de l’écriture) est portée à l’incandescence dans ses films : « Pour détruire ce qui est écrit et donc ne finit pas, explique-t-elle, il me faut faire du livre un film : le film est comme un point d’arrêt. Dans La Femme du Gange trois livres sont embarqués… massacrés. C’est-à-dire que l’écriture a cessé » 1868 . De la même manière, dans India Song, Marguerite Duras tente de mettre un point final, de tuer cette femme souveraine qui impressionne son enfance : Anne-Marie Stretter, souvenir qui revient obsessionnel dans ses livres du « cycle indien ». Le « destruction », thème majeur de la filmographie durassienne, participe à la construction de l’image de l’écrivain-cinéaste. La critique est divisée entre des amateurs, des connaisseurs et des détracteurs plus ou moins dévoilés. Quoique la presse lui soit généralement favorable, l’œuvre cinématographique durassienne gêne les uns ou agace les autres, comme le prouvent les notes de Maurice Lemaître et d’Isidor Isou et la mauvaise gestion et promotion des films du vivant de l’écrivain. Mais qu’en est-il du théâtre durassien ? Vu les reproches faits par Maurice Lemaître, on se demande aussi comment Duras est reçue en tant que femme de théâtre par la presse de son temps.

On sait que Maurice Lemaître, dans son supplément à la revue Lettrisme, se propose « l’exécution des prétentions abusives de Duras dans le théâtre » 1869 . En quoi consistent ces prétentions abusives ? La presse en parle-t-elle ? Aucunement. Au contraire, en parcourant quelques articles de presse datant des années 70-80, qui font l’accueil à diverses pièces de théâtre de Duras, on constate le plaisir que trouvent les critiques à se laisser emporter par le « génie de la déroute » 1870 de Duras. « Escroqueries… », crie Lemaître, par désir de protéger l’âme noble des spectateurs du théâtre ; « Admirable…Duras ! » 1871 répond Michel Pérez, dans un article écrit sur Le Navire Night. Une fois de plus, la réception est partagée entre fascination et répulsion, cette fois face au théâtre durassien. Comme le dit aussi Pierre Montaigne, « le théâtre de Marguerite Duras existe pour le plaisir des uns, et l’exaspération des autres. Ces derniers admettront que mieux vaut se tromper avec talent que de suivre benoîtement les ornières de la médiocrité. » 1872

Nombreux sont les articles qui mettent en exergue un certain génie de Duras de dérouter les média aussi bien que le grand public qui parle de Duras, en 1979, à l’occasion de la sortie du Navire Night film et pièce de théâtre. En effet, on parle de Duras « comme on évoque Racine ou Corneille, sans l’avoir forcément lue, vue ou entendue. » 1873 On dit aussi que très souvent, à cause peut-être des bruits qui circulent au sujet de l’étrange manière qu’elle a de démonter la mécanique traditionnelle du spectacle, le public n’ose pas aller voir les pièces d’un théâtre mis à nu. On sait d’ailleurs que Duras hait les histoires linéaires qui installent définitivement le spectateur entre un début, un milieu, une fin sans lui laisser le temps de la respiration. Chez Duras, c’est le souffle qui est spectaculaire et la pulsion secrète la plus violente, la plus authentique que Duras veut surprendre dans l’individu, c’est le désir.

Puisqu’on parle du Navire Night, Duras tente du même coup l’expérience au cinéma et au théâtre à bord du même navire. D’un côté, il y a ce qu’elle appelle image noire, l’imaginaire, « la forêt vierge » où les acteurs disparaissent, où les voix les remplacent. De l’autre, « le théâtre nu ». Seuls témoins, les acteurs. L’histoire est banale. Une femme F. appelle la nuit : « Allô, c’est moi F. J’ai peur. » Un homme répond, anonyme aussi. C’est elle qui le rappellera sans cesse. Lui ne saura jamais ni son nom, ni son adresse. Une histoire d’amour fou se noue sans visage, sans image, qui laisse libre cours aux pulsions les plus sourdes. D’ailleurs, Duras a souvent précisé que les frontières n’existaient pas pour elle entre les diverses formes d’expression cinématographique et théâtrale, seul le langage existe et doit circuler librement. C’est cette liberté qui plaît ou non au spectateur, qui fait crier d’angoisse devant une image noire à laquelle on ne comprend rien, ou qui fait dire, tout simplement, qu’on l’aime, Duras, comme le dit en 1977 Claude Mauriac, son confrère, sans scrupules, sans fausse amitié : « De tous les auteurs contemporains, Marguerite Duras est celui sans doute que j’admire le plus. » 1874

Après la mort de celle qui dit qu’ « on ne joue que l’invivable au théâtre. La tragédie c’est invivable. Il n’y a de théâtre que tragique », la presse lui rend hommage par des superlatifs : « Celle qui restera comme l’un des plus grands écrivains de ce siècle fut aussi un immense auteur dramatique. » 1875 D’ailleurs, il faut préciser que la réception s’accorde presque à l’unanimité, au fil du temps, du vivant de l’écrivain et surtout après, sur la « qualité qui règne » 1876 dans son théâtre, comme le note François Nourissier. Le « génie de la déroute » de Duras, manifesté « à travers des explorations parfois déroutantes » dans le théâtre, « n’a jamais cessé de passionner » 1877 . Quels sont les mots-clés de l’art dramatique durassien, mis en exergue et appréciés par la réception ? On parle d’une suite de mots qui commencent pour la plupart par la syllabe in- : invivable, indicible, invisible, indéfinissable, incertain, renvoyant tous au désir et à l’ «infernale impossibilité de l’amour » 1878 . Quant à Duras, elle ne nie jamais ces mots autour desquels se construit son œuvre théâtrale, mais elle laisse comprendre qu’à l’origine de son théâtre restent ces deux termes : la liberté et les mots. Liberté d’écrire, de transgresser les genres, car elle pense, comme le dit Michel Lonsdale, qui fut l’un de ses premiers interprètes, que « tout pouvait être soit mis au cinéma, soit mis au théâtre, soit mis à la radio, soit lu » 1879 .

Dénoncée par Lemaître, adulée par les spectateurs et ses collaborateurs, Duras ne cesse de diviser la critique. Sa polyvalence gêne-t-elle ? Comme le dit Christine Deymard, quel que soit le genre abordé, c’est l’écriture qui occupe la première place. Duras est d’abord écrivain, ensuite femme de théâtre et cinéaste. La plupart de ses œuvres sont des textes sans prédestination formelle. C’est ici qu’il faut citer les mots-clés du théâtre de Duras, dont elle-même use pour la mise en scène de ses textes « généraux » qui doivent être adaptés et travaillés, quitte à les faire souffrir. Ces mots revêtent la forme d’indications qui « ont la précision du scalpel » 1880 : « lent », « simple », « douceur », « murmuré », « voix basse », « voix mate », « voix voilée ». Dans les pièces durassiennes, chaque mot, mais aussi chaque espace entre les mots est soumis à son exigence : « silence », « temps », « temps long ». Qu’est-ce qui rend singulier le théâtre durassien ? Certainement, tout est lié à la manière d’écrire de l’écrivain, à ses précisions de mise en scène, mais aussi à la manière d’interprétation des acteurs. Tour à tour, Madeleine Renaud et Bulle Ogier, dans Des Journées entières…ou dans Savannah Bay, Michel Lonsdale et Bulle Ogier dans Navire Night, Michel Piccoli et Lucinda Childs dans La Maladie de la mort, Claudine Gabay et Delphine Seyrig dans le film Baxter, Vera Baxter, Duras-même et Gérard Depardieu dans le film Le Camion, Jeanne Moreau dans plusieurs films de Duras dont India Song, Moderato cantabile etc. ont écouté d’abord la voix Duras, puis ils ont travaillé les mots écrits par l’écrivain de la manière à en rendre l’essentiel. Duras est toujours aux commandes, aimante, dictatoriale. Pendant les répétitions de la pièce de théâtre Savannah Bay, par exemple, on voit sur la scène Madeleine Renaud « sublime de fidélité et d’insoumission mêlées. » 1881 Marguerite interrompt, corrige, reprend un « peut-être », rectifie une inflexion, modifie un regard. Madeleine se rebelle : « Mon chéri, on ne peut pas travailler à un millimètre près. » Duras : « Si ! » 1882 C’est là le « mystère de la création » durassienne, le choix des acteurs qui rend possible cette identification mutuelle 1883 entre auteur, acteur et texte. Rien de neuf, pourrait-on dire, et pourtant tout le monde se dit passionné par le théâtre durassien qui est indicible, inexplicable, irreprésentable… Qui est, simplement, comme l’écrit Michel Pérez au sujet du film Navire Night : « Il n’y pas, je crois, à se déclarer pour ou contre Navire Night, pour ou contre le cinéma durassien. Ces choses-là existent et ont leur beauté. » 1884 « Quand on se livre à cette expérience », explique Michel Lonsdale sa collaboration avec Duras, « on s’aperçoit que les mots ont une vie. Vous portez les mots pour qu’ils ne tombent pas et c’est tout. Les mots travaillent et commencent à raconter quelque chose de complètement inconnu. C’est infiniment précieux. Cela n’avait jamais été fait. » 1885

La manière dont Duras envisage la représentation de ses textes est, elle aussi, singulière. La critique est d’ailleurs très réceptive à cette formule durassienne de représentation parallèle, inouïe. Il s’agit du Navire Night. La liberté d’agir pourrait être le mot-clé de cette représentation. En effet, Duras veut qu’il y ait un film et une pièce de théâtre qui sortent en même temps et qui traitent de ce même texte. « Le film et la pièce sortent ensemble », explique-t-elle, « pour qu’ils ne se nuisent pas et pour que le public comprenne qu’il ne s’agit pas du même spectacle mais d’une expérience parallèle qui consiste en une mise à l’épreuve du théâtre et du cinéma, à partir de la nature d’un tel texte » 1886 . Cette nature est de relater un événement invisible. Autrement dit, de montrer l’invisible de l’événement. Y a-t-il de l’inexprimé chez Duras ? Duras réussit-t-elle à exprimer l’inexprimable au cinéma et au théâtre ? On arrive ainsi à ce que lui reproche Maurice Lemaître, dans le supplément à sa revue Lettrisme, au sujet du manque d’originalité durassienne et de la « théorie de l’inexprimé ». En effet, par la représentation du Navire Night dans le théâtre et le cinéma à la fois, Duras tente l’impossible d’exprimer l’invisible. Les amants du Navire Night ne se connaissent pas. Ce que nous connaissons d’eux, c’est leur histoire. Ce qu’il faut montrer de cette histoire c’est qu’ils ne se connaissent pas, qu’ils ne se sont jamais vus, qu’ils ne se verront jamais et que cette réciprocité de l’invisible des amants du Navire Night  c’est leur amour même. C’est parce que la représentation de cet amour invisible lui paraît impossible, un échec, dans un premier temps dans le cinéma, que Duras répond à ce défi d’elle-même, force les frontières de la représentation et aboutit à atteindre l’indicible du texte. « On a mis la caméra à l’envers et on a filmé ce qui entrait dedans, de la nuit, de l’air, des projecteurs, des routes, des visages aussi. » 1887 Le désir, c’est le vide, le gouffre, représenté dans le film par la forêt vierge. Dans le théâtre, le désir est encore plus difficile à représenter, c’est pourquoi, Duras agit sur le public, elle l’implique dans la pièce et le fait s’identifier aux personnages : « Au théâtre, si elle [la forêt vierge] est quelque part, elle sera dans le public. Quand les acteurs parlent au bord de la scène, on a l’impression qu’ils sont en même temps les gens de l’histoire, c’est une chose différente du film. » 1888

On admire Duras en tant qu’auteur dramatique, mais surtout sa voix dans les indications scéniques ou cachée dans les voix des acteurs. Cette « admirable voix qu’on entendrait des heures, qu’on écouterait dire absolument n’importe quoi des heures durant » 1889 fascine la réception, l’agace, l’attire. On admire aussi sa manière d’atteindre, par le théâtre, les « rives du désir auxquelles la conscience se refuse » 1890 , puisqu’elle ne peut pas en saisir le mystère, ni l’origine. Il est indéfinissable. Mais c’est parce qu’il est indéfinissable que Duras tente de le définir, de l’exprimer, comme elle le fait si admirablement dans La Maladie de mort. C’est à nouveau, par la force des mots, que s’exprime le désir, cette « infernale (ou divine ?) impossibilité de l’amour » 1891 , cette chose dont Duras avoue être incertaine et qui puise l’origine dans l’éternité de son enfance. Sur la scène on voit les deux acteurs, lui et elle, deux anonymes, et entre les deux, il y a ces mots de Duras qui ne peuvent être dits et qui les poussent au point limite de leur existence. Y a-t-il des gens qui ne peuvent pas comprendre la pièce ? Duras leur répond : « C’est qu’ils n’ont pas le génie de leur corps. Les vrais infirmes, c’est ceux qui ne se sentent pas concernés. Les gens n’ont pas pénétré dans leur inconnu, c’est en quoi ils sont étrangers à eux-mêmes. Connaître cet inconnu, c’est impossible. Mais il est important de savoir qu’il est là, comme on pressent le monde autour de soi. Ceux qui ne le pressentent pas sont des infirmes. » 1892

Le théâtre durassien passe aux yeux de la critique pour le « lieu où elle réussit à incarner des histoires et à exprimer l’indicible » 1893 , comme le note Philippe Senart. Il passe aussi pour le lieu où Duras réussit, par les mots et la liberté d’expression, à exprimer le mieux l’ « inexprimable, c’est-à-dire la connaissance du désir » 1894 , comme elle le fait, par exemple dans Le Navire Night, où elle invente un terme qui fascine la réception : « Ce qui frappe dans ce texte, passé les “manies” de Duras, c’est cette retrouvaille qu’elle fait avec la grande, grande Duras. C’est un chant d’amour, un constant orgasme noir (quel est l’écrivain qui ne donnerait n’importe quoi pour avoir trouvé cette expression ?). Un amour rêvé, un amour inventé, une vérité refusée, quoi de plus beau. » 1895

Duras renouvelle-t-elle le monde théâtral de son temps, comme l’on affirme de son cinéma ? Si la critique ne parle pas de renouvellement, on retient que Duras ne passe pas inaperçue du moins pour une raison : elle aime être différente. Duras s’acharne, en tant qu’auteur de textes pour le théâtre et en tant que metteur en scène (pour Savannah Bay par exemple, en 1983), contre « le conformisme apeuré qui hante encore le théâtre » 1896 . Pour la mise en scène de Savannah Bay, réalisée par Duras même, Gilles Costaz demande à Duras d’expliquer pourquoi ses pièces n’affirment pas de certitudes. Dans cette pièce, par exemple, Duras dit qu’il n’est pas certain que Madeleine soit la mère de la jeune femme, mais qu’elle « adhère » à cette proposition. En effet, dans quelques mots simples, mais essentiels, Duras exprime sa vision sur le théâtre, à laquelle elle reste fidèle :

‘« Le Matin de Paris : Mais ne faut-il pas choisir des certitudes pour faire une mise en scène ?’ ‘Marguerite Duras : Les gens de théâtre diront oui. Je dis non, pas contre les gens de théâtre, mais contre le conformisme apeuré qui hante encore le théâtre. Je ne suis pas sûre que Claire Lannes ait tué Marie-Thérèse Bousquet dans l’Amante anglaise. Par contre, je suis sûre que les gens ne venaient pas voir la pièce pour savoir ça. Mon rôle n’est pas de vérifier, de faire la police pour savoir si Madeleine est ou non la mère de la jeune femme. Mon rôle est ici de rendre compte de ce qu’est un amour. La petite fille de Savannah Bay, qui s’appelle aussi Savannah, est morte d’amour. On sait qu’elle a rencontré son amant pendant l’été, à un certain endroit d’une mer chaude, qui est peut-être la Méditerranée, qu’elle avait seize ans, et qu’elle s’est tuée un an après, le jour de ses couches. Il n’y a sans doute rien de plus difficile que de décrire un amour. Pourquoi c’est difficile ? Parce que l’amour, c’est la monnaie courante de toutes les œuvres, culturelles, musicales, picturales, romanesques, philosophales et tout. Il n’y a rien de moins cernable, c’est la banalité inépuisable, inépuisée. » 1897

Le non-conformisme durassien dans le théâtre plaît, « déconcerte, séduit les esprits d’avant-garde et ennuie les autres » 1898 . La critique, pour la plupart admiratrice du théâtre durassien, tend à annuler ce que note Maurice Lemaître dans son dossier sur Duras relatif à un certain manque d’originalité de la part de l’écrivain, cinéaste et femme de théâtre qui l’a été et le reste Duras. Les propos de Lemaître sont pourtant à prendre en compte en tant que geste critique normal, que toute œuvre artistique forte peut ou doit être capable de susciter. Les réactions négatives de la réception vis-à-vis de l’œuvre durassienne, à l’image des moqueries de Rambaud, du sarcasme et parfois du grotesque de la caricature, de la violence des propos de Maurice Lemaître, forment ce qu’on peut nommer le côté tendu du rapport de Duras à sa réception. La mise en contact du public avec l’œuvre de Duras assume ces tensions, à côté d’autres effets de lecture qui se dévoilent, au fil du temps, et qui forment la catégorie des hommages rendus à l’écrivain. Il s’agit des écrits biographiques ou de l’approche psychanalytique de l’œuvre de Marguerite Duras, ainsi que d’autres formes d’expression artistiques situées au pôle qui s’oppose à l’éreintement. Ces derniers gestes critiques finalisent ainsi notre analyse de l’image de Marguerite Duras, vue d’abord par elle-même et par les autres.

Notes
1816.

« La fiancée du cinéma », par Serge Toubiana, Cahiers du cinéma n° 501, avril 1996

1817.

« La dernière idole parfaite » par Claire Devarrieux, Le Monde, 1er novembre 1984

1818.

Coffret de cinq cassettes, Marguerite Duras , œuvres cinématographiques. Edition vidéographique critique, entreprise par le ministère des relations extérieures, 1984 (Le Monde, 13 octobre 1984)

1819.

« La dernière idole parfaite » par Claire Devarrieux, Le Monde, 1er novembre 1984

1820.

Cf. Libération du 23 septembre 1981 et Le Quotidien de Paris, 22 septembre 1981

1821.

Claire Devarrieux, op. cit.

1822.

« Le cinéma de Marguerite Duras confronté à l’épreuve du temps » par Jean-Fraçois Rauger, Le Monde, 10 juillet 1998

1823.

Ibid.

1824.

Ibid.

1825.

Ibid.

1826.

« L’été Duras », par Matthieu Orléan, Cahiers du cinéma, septembre 1998

1827.

Ibid.

1828.

Matthieu Orléan, op. cit.

1829.

Ibid.

1830.

Entretien public enregistré au Parvis le 4 octobre 1977 au sujet du Camion, repris dans BREF, 1ernovembre 2001

1831.

Ibid.

1832.

« Le dernière idole parfaite » par Claire Devarrieux, Le Monde, 1er novembre 1984

1833.

Ibid.

1834.

Ibid.

1835.

Marguerite Duras dans Marguerite Duras, œuvres cinématographiques. Edition vidéographique critique, entreprise par le ministère des relations extérieures, 1984

1836.

« Duras, forcément intégrale » par François Jonquet, Le Quotidien de Paris, n° 3114, 23 novembre 1989

1837.

Ibid.

1838.

Ibid.

1839.

Ibid.

1840.

Ibid.

1841.

« Le cinéma, une autre manière d’écrire, caméra en main » par Jean-Michel Fondon, Le Monde, 15 mars 1996

1842.

Claire Devarrieux, op. cit.

1843.

Matthieu Orléan, op. cit.

1844.

Ibid.

1845.

Marguerite Duras dans Marguerite Duras, œuvres cinématographiques. Edition vidéographique critique, entreprise par le ministère des relations extérieures, 1984

1846.

Avec Bulle Ogier, Dominique Sanda et Matthieu Carrière

1847.

Claire Devarrieux, op. cit.

1848.

Marguerite Duras dans Marguerite Duras, œuvres cinématographiques. Edition vidéographique critique, entreprise par le ministère des relations extérieures, 1984

1849.

Claire Devarrieux, op. cit.

1850.

Ibid.

1851.

Matthieu Orléan, op. cit.

1852.

Les Yeux verts, recueil d’articles et d’entretiens publié par Cahiers du cinéma, juin 1980

1853.

« « L’alambic de Marguerite » par Jean-Michel Frodon, Le Monde, 19 novembre 1992

1854.

« Hyères entre Margarethe et Marguerite » par Anne de Gasperi, Le Quotidien de Paris ? 22 septembre 1981

1855.

« Emerveillée Marguerite Duras », par Dominique Païni, Cahiers du cinéma n° 501, avril 1996, p. 46

1856.

Ibid.

1857.

« Duras, forcément intégrale » par François Jonquet, Le Quotidien de Paris, n° 3114, 23 novembre 1989

1858.

Ibid.

1859.

La société multimédia Benoît Jacob édite également des livres d'autres auteurs de la « galaxie Duras » (notamment Dionys Mascolo et Jean-Marc Turine), et des films de Jean Mascolo, Jérôme Beaujour et Jean-Marc Turine. Le site permet de consulter le catalogue de l'éditeur, propose un agenda de manifestations liées à Marguerite Duras et des extraits de deux moyens métrages (Duras filme, de Jean Mascolo et Jérôme Beaujour, réalisé en 1981, et Autour de Robert Antelme , l'Espèce humaine, de Jean Mascolo et Jean-Marc Turine réalisé en 1993). Site : http://www.benoitjacob-editions.fr/

1860.

« L’alambic de Marguerite » par Jean-Michel Frodon, Le Monde, 19 novembre 1992

1861.

« Son nom de Trouville dans Hyères occupe » par Louella Interim, Libération, 23 septembre 1981

1862.

Jean-Michel Frodon, op. cit.

1863.

Ibid.

1864.

Peter Handke fait l’adaptation cinématographique de La Maladie de la mort en 1985.

1865.

« La Sorcière » par Peter Handke, Le Monde, 19 novembre 1992

1866.

« Duras intégrale. Un cinéma qui tend l’oreille » par Michel Cournot, Le Monde, 19 novembre 1992

1867.

Margurite Duras . La Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, éditions Benoît Jacob, 2001

1868.

« Duras, forcément intégrale » par François Jonquet, Le Quotidien de Paris, n° 3114, 23 novembre 1989

1869.

Maurice Lemaître, Marguerite Duras . Pour en finir avec cet escroc et plagiaire généralisée, Supplément de la revue Lettrisme, n° 15 de la Commission Paritaire de Presse du 11 septembre 1979, éd. Lettristes, pp. 7-64, Bibliothèque de l’IMEC

1870.

« Le Navire Night ou l’embarcation du désir » par Anne de Gasperi, Nouvelles Littéraires, 5 avril 1979

1871.

« Le Navire Night » par Michel Pérez, Matin de Paris, 27 mars 1979

1872.

« La nuit sur le navire de Marguerite Duras » par Pierre Montaigne, Le Figaro, 2 août 1978

1873.

Anne de Gasperi, op. cit.

1874.

Claude Mauriac in Le Monde, 28 octobre 1977, au sujet de « la plus belle pièce de Marguerite Duras, l’Eden cinéma.

1875.

« Marguerite côté jardin » par Christine Deymard, Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996

1876.

« Des journées entières dans les arbres » par François Nourissier, Le Figaro, 17 octobre 1975

1877.

Ibid.

1878.

« Cet amour est perdu » par Mathilde la Sardonnie, Libération, 25 septembre 1997

1879.

Christine Deymard, op. cit.

1880.

Ibid.

1881.

Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996

1882.

Ibid.

1883.

On rappelle ici que lorsque Madeleine Renaud joue en 1975 Des Journées entières dans les arbres, l’identification à la mère de l’écrivain est telle qu’elle est restée « sa mère ». Duras raconte qu’un jour Madeleine Renaud vient chez elle pour que l’écrivain lui parle de sa mère et pour en voir quelques photographies d’elle. L’écrivain lui raconte comment sa mère s’habillait, qu’elle avait des souliers plats, des bas de coton, les cheveux tirés, qu’elle était violente et en même temps pleine de générosité. Madeleine Renaud voit trois, quatre photos et repart avec elles. Quand l’actrice arrive sur la scène le soir de la représentation, Duras a un choc. Elle croit avoir vu sa mère. La démarche, le galurin invraisemblable sur la tête, des souliers plats de très vieille personne, des jupes trop grandes…C’est le secret du lien qui, vingt ans durant, unit Duras à l’ « immense, l’impassable » Madeleine Renaud. Cf. Christine Deymard, op. cit.

1884.

« Le Navire Night de Marguerite Duras. Fascination-répulsion » par Michel Pérez, Le Matin de Paris, 27 mars 1979

1885.

Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996

1886.

« Le Navire Night ou l’embarcation du désir » par Anne de Gasperi, Nouvelle Littéraires, 5 avril 1979

1887.

Ibid.

1888.

Ibid.

1889.

« Le Navire Night de Marguerite Duras. Fascination-répulsion » par Michel Pérez, Le Matin de Paris, 27 mars 1979

1890.

« Robert Wilson mène Michel Piccoli et Lucinda Childs à l’impossible », Le Monde, 25 septembre 1997

1891.

« Cet amour est perdu » par Mathilde la Sardonnie, Libération, 25 septembre 1997

1892.

Le Matin de Paris, 27 mars 1979

1893.

Philippe Sénart, « La Revue théâtrale », La Revue des deux mondes, juin 1979, p. 693,

1894.

« Marguerite Duras : Je suis muette devant le théâtre que j’écris », Le Matin de Paris, 3 juin 1983

1895.

« Navire Night : une nouvelle pièce de Marguerite Duras », par F. X., Le Matin de Paris, 22 mars 1979

1896.

« Marguerite Duras : Il n’y a sans doute rien de plus difficile que de décrire un amour », Matin de Paris, propos recueillis pas Gilles Costaz, 29 septembre 1983

1897.

Ibid.

1898.

« Yes, peut-être et La Shaga. La musica Duras » par Pierre Xyria, Combat, 10 janvier 1968