Pratiquée depuis longtemps en France, à savoir depuis le siècle des Lumières, en passant par Proust avec son Contre Sainte-Beuve, la biographie est un genre auquel le milieu universitaire s’est montré réticent à cause de son statut intermédiaire entre pratique artistique et pratique critique. Aujourd’hui on peut affirmer que le genre biographique est une discipline qui attire de plus en plus l’attention des chercheurs et des lecteurs. Les travaux des années 80 de Gérard Genette, de Philippe Lejeune ou de Jean-Marie Schaeffer 1899 constituent des jalons précieux dans l’approche critique de la biographie. Mais surtout, nous signalons le travail récent, solide et passionnant, de Martine Boyer-Weimann, La Relation biographique. Enjeux contemporains 1900 , qui offre une analyse approfondie du genre biographique à partir de trois études de cas : Rimbaud, Colette et Malraux. On peut bien remarquer comment des notions telles que « brouillage de frontières », « vérité », « mise en récit », « mythographie », sans oublier l’embarras taxinomique propre à la biographie 1901 , composent le schéma principal des débats et des polémiques autour de la désignation d’une bonne ou d’une mauvaise biographie.
Quant à Marguerite Duras, auteur polygraphié, la relation biographique, c’est-à-dire le rapport biographe-biographié, est intéressante surtout si l’on tient compte d’une troisième instance : le lecteur. Dans cette perspective, on se demande si la biographie peut-être considérée comme un effet de lecture. Certainement, car certains lecteurs durassiens se transforment en biographes et confirment ainsi les propos de Wolfgang Iser sur la théorie de l’impact de l’œuvre sur le lecteur 1902 . De quoi s’agit-il plus précisément ? Mais d’abord, pourquoi écrire la biographie de Duras alors qu’elle dit que son œuvre suffit ? Bien plus, cette entreprise est plurielle, car les gestes biographiques à leur insu tournent, hasard ou non, autour du chiffre sept. Rien de surprenant, pourrait-on dire. La notoriété durassienne ne prête pas uniquement à la caricature ou au pastiche. Elle représente aussi un grand défi pour les admirateurs et surtout pour les biographes, dont l’entreprise se veut un hommage à l’écrivain. Duras en prend conscience d’ailleurs, lorsqu’elle dit à Pierre Assouline : « C’est normal qu’on en écrive sur les gens dont on parle beaucoup. Mais là, ça m’ennuie. Parce que je me reconnais beaucoup plus dans mes livres que dans toute biographie. » 1903
Par ailleurs, il faut noter que Duras n’est pas tout à fait réfractaire à l’idée qu’on écrive sa biographie. Elle ne procède pas au tri méthodique des documents personnels et n’organise pas sa propre mémoire posthume, avec un soin quasiment maniaque, comme le fait Yourcenar pour sa biographe Josyane Savigneau. Duras ne réagit pas non plus comme T. S. Eliot, qui refuse la biographie officielle et décrète l’embargo familial sur les documents originaux et les manuscrits. Elle est loin aussi de l’attitude de Henry James qui, comme le note Martine Boyer-Weimann, va le plus loin dans le déni du biographique : dans une lettre qu’il adresse à son neveu et futur garant de ses dispositions testamentaires, il proclame son « horreur » à l’égard de l’impiété commise par ceux qui s’en prendraient à sa dépouille symbolique 1904 .
Duras ne proclame pas l’interdit antibiographique à son insu, mais en même temps elle n’encourage pas non plus ceux qui veulent s’aventurer à dévoiler le mystère de sa vie. Elle fascine le lecteur, l’émeut, l’agace, le provoque, le rend curieux, s’oppose parfois à l’idée de biographie, mais elle cultive la même ambiguïté qui la caractérise dans ses aveux publics, ainsi que dans ses écrits, en déposant de son vivant ses archives à l’IMEC. Comment faut-il interpréter son geste ? Défie-t-elle la postérité ? Veut-elle tester et connaître la manière dont elle-même est connue de ses contemporains ? Elle ne collabore que très peu à la réalisation de sa biographie et, quand elle le fait, elle brouille les pistes pour mettre en déroute les intéressés. Les uns plus ambitieux que les autres dans leurs entreprises, les biographes durassiens, surtout les deux derniers, Laure Adler et Jean Vallier, partent à la recherche de la vérité.
La question qui se pose à ce stade de notre recherche porte sur la préposition qui rattache la notion de vérité au mon de Duras : sur ou de. Car il est très important de dire qu’entre la vérité de Duras et la vérité sur Duras il y a une frontière que les historiens, les critiques et les biographes essaient de franchir, chacun convaincu en soi que le travail mené offre une piste correcte d’interprétation. Alors que la vérité sur Marguerite Duras renvoie à l’idée d’une étude historique de sa vie, la vérité de Duras, renvoie directement à la « vie voulue » par l’écrivain, telle que la cherche par exemple Frédérique Lebelley, qui se laisse emporter par l’ivresse de l’écriture, donc par le mythe et la fiction. Et si les recherches, quelque avancées qu’elles soient, n’offraient qu’une illusion de vérité… !
Afin de trouver donc la bonne préposition, jetons un coup d’œil sur les sept biographies écrites sur Duras. On peut dire dès le début que quelques-unes d’entre elles ne sont qu’à peine des biographies, ainsi nommées par la presse. Au fait, la dénomination générique de biographie ne correspondrait, à notre avis, qu’aux travaux d’Alain Vircondelet 1905 , de Laure Adler 1906 et de Jean Vallier 1907 . Pourquoi cette différenciation stricte entre les ouvrages biographiques sur Duras ? Parce que ces trois biographies que nous venons de citer sont écrites selon les canons du genre : la reconstitution classique d’une vie jalonnée de dates et de moments clés, d’événements et de rencontres, grâce à une enquête serrée dans les archives et auprès des témoins. Tout cela, bien sûr, avec le « risque d’écrire un livre le moins durassien possible, le plus éloigné de sa vérité profonde » 1908 , comme l’écrit Pierre Assouline à la parution de la biographie de Duras par Alain Vircondelet, en 1991. Quant aux autres, elles ne sont qu’à peine des biographies. Selon la manière de raconter ou d’écrire adoptée par les auteurs en question, on peut les appelerde simples récits de vie (l’ouvrage de Frédérique Lebelley 1909 ),témoignages (les livres de Michelle Manceaux 1910 et de Yann Andréa 1911 ) ou portraits de l’écrivain, sans oublier le livre presque inclassable de Jean Pierrot 1912 (la première initiative biographique sur Duras). Dans les pages à suivre, on essaie de présenter les mots-clés qui motivent les biographes à écrire, sachant que le mot « révélation », évoqué par les auteurs, fait briller les yeux des durassiens ou des détracteurs de l’écrivain. Somme toute, à ces ouvrages qui sont autant de gestes-hommages, s’ajoutent les initiatives biographiques en images (livres de photographies, films), sans oublier de parler d’autres gestes commémoratifs posthumes, qui ont lieu surtout à dix ans de la mort de l’écrivain (écrits-hommages).
Par ailleurs, notre analyse tient compte principalement de la nature des rapports qui s’établissent entre les trois instances du triangle biographié-biographe-lecteur. On s’interroge ainsi sur le rôle que chacun joue dans ce triangle, sur les motivations des actes, sur les influences mutuelles et les éventuelles métamorphoses qui ont lieu, ainsi que sur la nouvelle imagerie que chaque instance crée de l’autre. On peut voir comment Duras est perçue par ses biographes, fervents lecteurs de son œuvre, selon l’identité qui leur est propre, car il est intéressant de dire peut-être que la famille des biographes durassiens est formée d’écrivains, de journalistes, d’historiens et d’universitaires. Duras entre-t-elle vraiment dans une « relation biographique » avec ses biographes ? Quelles sont les limites du rapport de Duras à ses biographes ? S’agit-il d’un pacte, d’une relation consentie, d’un rapport tendu ? Jusqu’où vont la coopération et l’adhésion de Duras à son portrait ? Peut-on parler d’attitudes « durassolâtres » à son égard ? Quoi qu’il en soit, cette relation existe et nous nous proposons de l’explorer dans l’espoir d’apporter de nouveaux éléments à notre étude du rapport de Marguerite Duras à sa réception et de l’image de cet écrivain donnée non seulement par son œuvre et sa vie, mais aussi par l’instance suprême du jugement critique, celui du lecteur. Pourquoi lit-on les biographies en général et celles de Duras en particulier ? S’agit-il d’un plaisir du lecteur contemporain ? A quoi bon défricher sa vie, entrer de plain-pied dans le mystère, fouiller les archives, « déterrer les cadavres » 1913 ? Laquelle des biographies écrites sur Duras est la plus médiatisée et la plus appréciée ? Pour quelles raisons ? Peut-on parler dans son cas de bonne et de mauvaise biographie ? Peut-on parler aussi d’un lecteur friand de révélations ? Ces quelques questions autour du biographique durassien nous guident dans notre analyse basée surtout sur des sources journalistiques faisant l’accueil aux biographies de Duras et sur les interviews accordées par leurs auteurs.
Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, coll. « Poétique », 1982 ; Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975 et Je est un autre, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1980 ; Jean-Marie Schaeffer, Qu’es-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989
Martine Boyer-Weimann, La Relation biographique. Enjeux contemporains, Editions Champ Vallon, 2005
La taxinomie biographique, issue de l’imagination prodige de divers chercheurs du domaine, renvoie à une liste de termes associés aux diverses formes que ce genre revêt, à l’exemple de : la média-biographie (Duras à Apostrophes), « la biographie provisoirement définitive » d’un sujet, la biographie-mausolée à l’américaine, la biographie démolition ou « biographie-tir de canon », comme exercice de détestation de l’objet, la « biographie charnelle » de Verlaine par Alain Buisine, la biographie roman-vrai ou totale revendiquée par l’historien Jacques Le Goff avec son Saint-Louis, la biographie intellectuelle, impossible, autorisée, paradoxale etc. La liste n’est bien sûr pas exhaustive. Pour une liste détaillée des biographies possibles, se reporter au livre de Martine Boyer-Weimann, La Relation biographique.
« L’acte de lecture se déroule comme un procès de communication qu’il s’agit de décrire », dit Iser. Au lieu d’analyser le sens le l’œuvre, il vaut mieux analyser ce qu’éprouve le lecteur en lisant Duras et comment se transforme-t-il en biographe. Voir dans cette perspective Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, éd. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1976, p. 11-16 et 48, ainsi que H.-R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 47
Entretien de Marguerite Duras avec Pierre Assouline, « Les pistes brouillées », Lire, octobre 1991
« Mon seul souhait est de frustrer aussi complètement que possible le profiteur post mortem, ce qui, je le sais, n’est qu’imparfaitement impossible. Cela dit, on peut faire quelque chose et j’ai pensé depuis longtemps à lancer, par une disposition de mon testament, une malédiction qui ne soit pas moins explicite que celle de Shakespeare sur toute tentative de ce genre pour manipuler mes ossements. Ta question me détermine absolument à annoncer la chose dans mon testament : c’est-à-dire de déclarer mon horreur complète et absolue de toute biographie qui serait entreprise ou de toute remise de la part de la “famille” ou de toute personne pour laquelle ma désapprobation revêt un caractère inviolable, de quelque partie que ce soit de ma correspondance privée. » Henri James, extrait d’une lettre à son neveu, cité par Martine Boyer-Weimann, op. cit., p. 40
Alain Vircondelet, Duras, Editions François Bourin, 1991
Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, “Folio”, 1998
Jean Vallier, C’était Marguerite Duras . Tome 1. 1914-1945, Fayard, 2006
« Le roman d’une vie » par Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
Frédérique Lebelley, Duras ou le poids d’une plume, Grasset, 1994
Michelle Manceaux, L’Amie, Albin Michel, 1997
Yann Andréa, Cet amour-là, Pauvert, 1999
Jean Pierrot, Marguerite Duras, José Corti, 1987
Martine Boyer-Weimann, op. cit., p. 42