Tentative biographique sur un écrivain secret

En 1986, alors que Duras fait paraître deux de ses livres assez controversés, Les Yeux bleus , cheveux noirs 1914 et La Pute de côte normande 1915 , à forts accents personnels, dit-on, un autre livre voit le jour, qui se propose d’éclaircir le rapport vie-écriture de Marguerite Duras. Il s’agit du livre de Jean Pierrot, Marguerite Duras, publié aux éditions José Corti. A quoi le lecteur des années 80, friand de révélations, s’attend-il enlisantun livre qui se veut une biographie de Marguerite Duras ? Rappelons le contexte de la parution de cet ouvrage, qui n’a pourtant pas eu de grands échos ni à l’époque, ni après. Les lecteurs durassiens, fidèles, acquis ou déçus après le grand succès de l’Amant en 1984, avalent toute information qu’on publie au sujet de Duras, dans l’espoir d’avoir une révélation de plus ou une confirmation du fait que ce qu’elle écrit est directement lié à sa propre vie. Une biographie pourrait donc satisfaire leur curiosité et répondre ainsi à leur horizon d’attente. Il y en a aussi qui ne supportent pas la Duras « toute entière à l’amour attachée » 1916 , agaçante, fascinante, et qui s’attendent à des révélations qui compromettent son image. On est à un moment où le grand public se fait à cette voix, à cette écriture, reconnaît massivement le génie là « où il n’y avait naguère encore que prétexte à caricature chansonnière » 1917 . Ceux-là mêmes qui la portent aux nues, qui se pâment au moindre de ses films, qui vedettisent la Duras, considérée comme la Callas du Nouveau Roman, affectent de ne plus voir en elle qu’une diva qui perd la raison. On la chicane sur la longueur de ses textes (La Pute… n’est qu’une minuscule plaquette, vingt pages en gros caractères, mais c’est un texte déchirant.), sur leur fréquence, sur le rapport qualité-prix… « La haine de la supériorité est la chose du monde la mieux partagée en France, et la taille de ce grand cactus planté au milieu du désert mojave de notre littérature irrite les nabots là où ça les démange : elle leur fait de l’ombre. », écrit Le Quotidien de Paris 1918 qui annonce avec fierté, semble-t-il, les deux livres de Duras qui paraissent en même temps que le livre de Jean Pierrot. On veut qu’on parle de Duras, qu’on dévoile des choses qui aident à mieux la connaître. Hélas ! Le livre de Jean Pierrot déçoit en quelque sorte toutes les catégories de public. Les journaux n’en parlent presque pas du tout. Juste Le Quotidien de Paris l’annonce comme l’ « étude la plus actuelle et la plus serrée sur l’auteur de L’Amant, 336 pages en fins caractères, où l’on trouve une biographie, et une analyse des textes dépourvue de jargon universitaire, et d’autant plus attrayante » 1919 , à l’élaboration de laquelle Duras ne participe guère.

Etant le premier à avoir une telle initiative, Jean Pierrot ressent le besoin de s’excuser auprès de l’écrivain pour les possibles interprétations fautives sur sa vie, basées pour la plupart sur l’œuvre écrite de Duras. Ressent-il le risque de « démystification » qu’entraîne l’exploration de la vie de l’écrivain et dont parle Sophie Bogaert dans un article sur les archives déposées à l’IMEC ? Elle dit : « Marguerite Duras désigne couramment ses livres comme des blocs sacrés. Accéder à leurs brouillons serait alors un sacrilège, surtout pour un écrivain qui fit du mythe la matière de son œuvre, et d’elle-même une figure de légende. Exploration des archives, au risque de la démystification. » 1920 Est-ce la raison pour laquelle Jean Pierrot se limite uniquement à l’œuvre de Duras et à une vingtaine d’ouvrages critiques ? Pas d’entretiens avec l’écrivain, pas d’accès aux archives, pas de voyages initiatiques en Indochine. Son livre est à peine une biographie. On y trouve quelques pages avec des biogénéralités durassiennes, que tout le monde connaît d’ailleurs, et pour le reste, des pages entières de critique de livres. Duras ne parle jamais de cet ouvrage qui lui est consacré. Peut-être passe-t-il inaperçu en raison du ton un peu plat, dépourvu de révélations, inintéressant aux yeux des lecteurs déjà habitués avec les ouvrages critiques écrits sur Duras jusqu’en 1986. Bien plus, la réticence manifestée par Duras à l’idée d’une biographie d’elle fait reculer le biographe Jean Pierrot, qui place, en guise de justification au début du livre, l’image d’une Duras secrète dont la proclamation d’un silence total sur sa vie privée reste définitive et irrévocable :

‘« Assez longtemps réticente en fait de confidences sur sa personnalité, son passé, peu soucieuse, à la différence de certains de ses contemporains, de sacrifier au rite des manifestes et des déclarations théoriques, Marguerite Duras est demeurée pendant une grande partie de sa carrière un écrivain assez secret. La critique aurait eu alors mauvaise grâce à vouloir rompre cette discrétion et ce silence délibérés. Mais l’écrivain a, depuis une dizaine d’années, publié ou laissé publier un assez grand nombre de textes à valeur autobiographique, pour que l’on se sente autorisé aujourd’hui, sans encourir le grief d’indiscrétion, à tenter de reconstituer, en se servant de ces documents biographiques, ainsi que des indications dispersées dans l’ensemble de l’œuvre, les grandes lignes d’une existence et d’une personnalité morale. Nous nous excusons auprès de l’auteur des erreurs d’interprétation toujours possibles lorsqu’on entend donner valeur de confidence, directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, à des éléments issus de textes qui ne sont, après tout, que des fictions. Si l’œuvre se nourrit de l’expérience vécue d’un artiste, il est bien vrai aussi qu’elle la déborde de toute part, et que le passage de l’une à l’autre ne se réduit jamais à une transposition mécanique : il y a toujours traduction et transfiguration. » 1921

Le mérite de Jean Pierrot consiste tout de même à tenter de réaliser la première biographie de Marguerite Duras du vivant de l’écrivain, mission assez difficile si l’on tient compte du rapport tendu depuis toujours entre Duras et les critiques et de la renommée qu’elle a de brouiller sans cesse les pistes. Le but de Jean Pierrot est, semble-t-il, de donner, de la vie et l’œuvre de Duras, une image d’ensemble favorable, à caractère nettement neutre, sans points de vue personnels, sans révélations choquantes. Nous signalons aussi le fait que ce premier biographe durassien accorde trop de crédit aux livres de l’écrivain, tout en leur conférant une forte valeur autobiographique. N’est-ce pas cependant une grave erreur d’interprétation et un piège dans lequel on tombe souvent, à en croire les biographes suivants ? Pour ceux qui connaissent Duras et son penchant pour la mythographie, le livre de Jean Pierrot peut passer pour une fausse biographie. En effet, c’est un livre-hommage qui offre quelques pages de plus de critique littéraire, car la part réservée aux commentaires des livres durassiens est nettement supérieure à celle des notices biographiques.

Notes
1914.

Marguerite Duras, Les Yeux bleus, cheveux noirs, Minuit, 1986

1915.

Marguerite Duras, La Pute de la côte normande, Minuit, 1986

1916.

Le Quotidien de Paris, n° 2216, mardi le 6 janvier 1987

1917.

Ibid.

1918.

Ibid.

1919.

Ibid.

1920.

« Les archives ou l’écriture matérielle » par Sophie Bogaert, Le Magazine littéraire, n° 452, Marguerite Duras . Visages d’un mythe, avril 2006, dossier coordonné par Aliette Armel, p. 40

1921.

Jean Pierrot, Marguerite Duras, José Corti, 1986, p. 7