L’expression « roman de sa vie » correspond à une tendance d’une partie des tentatives biographiques sur Duras, qui s’oppose à la méthode historique pour laquelle opte Adler et Vallier, mais qui diffère aussi du biotémoignage de Yann Andréa et de Michelle Manceaux. Le « roman de la vie » de Marguerite Duras, tel que le voit l’écrivain et l’universitaire Alain Vircondelet, repose sur le talent de ce premier vrai biographe durassien, et « l’un des meilleurs » 1922 du genre, dit-on en 1999, de raconter et de mêler la vérité à l’écriture. Cette manière de concevoir la biographie de Duras n’est pas à confondre avec la « biographie romancée » 1923 de Frédérique Lebelley, parue trois ans plus tard, en 1994, intéressée à la « vie voulue » 1924 de l’écrivain, c’est-à-dire telle que Duras raconte dans ses livres ou en public.
En 1991, alors que paraît la biographie de Duras par Alain Vircondelet, ce biographe passe dans la presse française pour quelqu’un qui « n’en est pas à son coup d’essai » 1925 au sujet de Duras. En effet, en 1972 déjà, il est l’auteur du premier essai (Seghers, 1971) consacré à l’auteur de Moderato cantabile. Il est également romancier et universitaire, auteur de trois autres ouvrages consacrés à Duras dans les années 90 1926 et directeur du colloque sur Duras qui a lieu en 1998 à L’Institut Catholique de Paris dont les Actes sont publiés sous le titre de Duras Dieu et l’écrit. A la fin des années 60, lorsque Alain Vircondelet, âgé de 19 ans, manifeste le désir de consacrer son travail de maîtrise à Marguerite Duras, c’est la première fois que cela se fait en France. Elle apparaît à l’époque comme un écrivain « scandaleux, mineur » 1927 , affirme le biographe. A l’étranger, par contre, elle est connue et étudiée, principalement aux Etats-Unis, et ses pièces sont jouées à Berlin. Vircondelet est allé la voir en 1969. Sa maison est ouverte à tout le monde et notamment aux étudiants, « fascinés par la jeunesse extraordinaire de cette femme qui avait passé la cinquantaine, par l’impudence de ses propos, par la violence de ses diatribes contre le pouvoir. » 1928 Sa maison est un lieu « de passage très créatif » 1929 . C’est ainsi que la voit non seulement ce biographe, mais d’autres futurs écrivains aussi, dans les œuvres desquels on retrouve des échos biographiques durassiens. Tel est le cas de l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas (qui, à 26 ans, débarque à Paris en 1974 pour apprendre à devenir écrivain 1930 ), d’Emmanuel Loi (qui, en 2007, écrit un récit-« dette » 1931 où il dédie des pages entières à sa relation initiatique avec Duras à laquelle il doit beaucoup de sa carrière d’écrivain), sans oublier l’expérience de Yann Andréa qui se lie à Duras par le seul désir de devenir écrivain. Alain Vircondelet, devenu amis très cher de Duras, a ainsi pu travailler sa maîtrise in vivo. C’est grâce à Duras, dit ce biographe, qu’en 1971, Seghers publie son texte, préfacé par elle, dans la collection Poètes d’aujourd’hui.
Sur quoi Alain Vircondelet s’appuie-t-il dans son projet d’une biographie sur Duras ? Certes, il reçoit le consentement de l’écrivain pour son entreprise biographique, mais pas sa collaboration. Il ne l’interviewe pas. Il a juste l’autorisation de graviter autour d’elle, mais pas plus. Duras le fascine, mais il récuse l’approche hagiographique. De plus, elle est vivante, ce qui implique cette attitude antihagiographique de Vircondelet. D’autre part, dit-il, réaliser la biographie du vivant de quelqu’un le fait glisser dans l’autocensure :
‘« Si Marguerite Duras n’était pas vivante, mon livre serait différent. Moins respectueux, bien que je ne lui épargne pas mes critiques. Ce que j’ai écrit, c’est le maximum de ce qu’on peut dire d’elle de son vivant. Mais ma biographie étant ouverte, elle est conforme à l’esthétique durassienne. Cela dit, ma recherche n’a pas été facile. Marguerite a brouillé les pistes en voulant bâtir sa légende et en faisant un mythe d’elle-même.» 1932 ’En quoi une biographie soumise à l’ « esthétique durassienne » consiste-t-elle en fin de compte ? N’est-il pas question ici de trop s’appuyer sur ce que Duras dit d’elle-même ? Vircondelet s’essaie en effet à l’exercice discret de faire des « révélations » sur Duras sans pour autant nuire à son image, car, dit-il, Duras « a toujours peur qu’on dise du mal d’elle. » 1933 Il évite, par exemple, de parler de sa fortune ou de sa sexualité. Il ne donne pas de noms, d’autant que certains écrivains ou gens de cinéma sont célèbres. Ce genre d’autocensure que s’impose Alain Vircondelet le fait chercher en Duras l’ « image d’ensemble », celle d’un écrivain qui utilise en permanence les moments de l’Histoire pour sa propre histoire, qu’est l’écriture, son seul engagement, comme le souligne le biographe. A défaut de pouvoir influencer le texte, avoue Vircondelet, elle en influence l’illustration de la biographie. Par l’intermède de son fils, le photographe Jean Mascolo, qui fournit au biographe des images familiales exceptionnelles, elle fait retirer une photo d’identité datant de sa jeunesse. D’ailleurs, Alain Vircondelet tient à préciser que son livre est moins celui d’un historien que celui d’un écrivain. Il ne s’agit pourtant pas d’une biographie romancée, car « tout y est vrai » 1934 . Mais on s’interroge alors comment arriver à connaître la « vérité » sur Duras, sans consulter les témoins importants de sa vie (compagnons de résistance, éditeurs etc.), sans fouiller sa correspondance, sans consulter les archives et surtout en se fiant totalement à son œuvre. Ce biographe dit en effet que c’est l’oeuvre qui tient la vie de Duras et que les témoignages des proches comptent moins dans la réalisation d’une biographie. De plus, cette privation de sources qui seront exploitées plus tard par d’autres biographes durassiens, est délibérée. Il ne veut pas avoir un comportement de flic à son égard, c’est pourquoi il évite toute enquête. Ce qui l’intéresse chez Duras, c’est ce qui échappe aux meilleurs documents : « c’est la faille, ce qu’elle ne dit pas, sa marche dans la mer noire. Il y a une vibration mortifère de l’œuvre de Duras. » 1935
Ecrivain déclaré, Vircondelet incline vers la vérité de Duras. Marguerite connaît tellement bien cette vérité qu’elle refuse de lire le récit de sa vie version Vircondelet, comme elle le confie à Pierre Assouline 1936 . Pourquoi cette décision de Marguerite Duras ? Parce que ce qu’il y a dans ses livres est plus véritable que l’auteur qui les écrit, dit-elle. Refaire sa vie dans un roman, comme le fait Vircondelet, ne l’intéresse pas. Elle a déjà tout dit dans ses livres. Pourquoi la reprendre ? Jetons pourtant un coup d’œil sur l’initiative d’Alain Vircondelet dont la presse salue les qualités. Un travail d’écriture, une grande familiarité avec l’œuvre, une recherche qui apporte parfois des révélations sur certains aspects dissimulés par l’intéressée, une analyse dense mais légère des livres et des films essentiels, une fascination critique qui confère sa crédibilité à l’ensemble 1937 sont les points forts de l’ouvrage. Ses défauts ? Un style qui parfois oscille entre lyrisme propre à l’auteur et quelques durassismes qui ne sont pas supportables que chez Duras, tel que le « oui » intempestif en milieu de phrases, comme le souligne Pierre Assouline. On y rajoute les sources citées globalement plutôt que précisément (hormis quelques-unes tel le témoin Claude Roy, référence permanente de Vircondelet). On lui reproche aussi d’avoir passé sous silence des aspects importants de la vie professionnelle de Duras, telles que ses relations avec les éditeurs etc. 1938 Malgré tout, on admire chez Vircondelet son talent à raconter. On se laisse immerger puis emporter par la vague, même si l’auteur semble parfois tirailler entre la volonté d’écrire le roman d’une vie et la crainte de verser dans la vie romancée. « Tout est exact et vérifié », précise ce biographe, en essayant de crédibiliser son initiative.
Aujourd’hui, comme plusieurs biographies sur Duras sont disponibles, la tendance est de les comparer entre elles. On s’étonne peut-être à découvrir que les biographes se contredisent entre eux, s’ « attaquent » ou se complètent suite à des recherches de plus en plus approfondies dans les archives. Tel peut être le cas de la biographie d’Alain Vircondelet, qui n’est pas explicitement critiquée par les versions suivantes des autres biographes, mais à la lecture desquelles on découvre des différences et des reprises. Tel est aussi le cas des révélations que les biographes font sur Duras, mais qui en réalité s’avèrent des faits depuis longtemps connus. Pourquoi parler alors de révélations si les choses sont déjà connues ? Pour vendre ? Pour attirer l’attention ? Pour augmenter l’appétit d’un public friand de « révélations » sur la vie d’une star ? Tel est l’acharnement de l’écrivain et du critique Jacques Henric 1939 qui, en 1998, lors de la parution de la biographie de Duras par Laure Adler, conteste dans un article de journal le bien-fondé du mot « révélations » utilisé par les biographes de Duras ou par la presse lorsqu’une biographie de Duras voit le jour. En effet, Jacques Henric ne conteste pas la vérité historique évoquée, mais l’utilité de toujours revenir sur des faits archiconnus, qui semblent être réutilisés pour décrédibiliser l’écrivain 1940 . Sinon, pourquoi tabler sans cesse sur le rôle joué par Duras à la Commission de distribution du papier, organisme sous contrôle allemand, pourquoi insister sur l’« erreur de jeunesse » qu’est le livre écrit avec Philippe Roques, L’Empire français 1941 , en 1940, pourquoi lui reprocher d’être un peu trop tard entrée dans la Résistance etc.? Comment Alain Vircondelet peut-il assurer le lecteur de la véridicité des faits évoqués alors qu’il dit n’avoir pas fouillé les archives, seuls, la fréquentation de l’écrivain (sans l’interviewer), l’œuvre durassienne et son propre talent de raconter lui servant de source d’écriture ?
Par ailleurs, il faut remarquer le fait qu’Alain Vircondelet n’a pas le seul mérite de réaliser la « première vraie biographie » de Duras, mais aussi d’être le premier à évoquer le mot « révélations » dans la biographie de cet écrivain. En effet, il faut reconnaître que ces révélations doivent être traitées comme des éléments inévitables de la vie de l’écrivain qu’on ne peut pas cacher. Une biographie les suppose à condition qu’elles soient bien fondées, argumentées ou documentées. Le problème qui se pose dans le cas des biographies de Duras concerne une certaine incongruité visible entre les informations visant quelques aspects de la vie privée de Duras rapportées par les biographes. On a l’impression d’une « querelle » des biographes, qui s’accentue au fur et à mesure que les recherches dans ce domaine s’approfondissent. Alain Vircondelet n’est pas expressément attaqué par les biographes suivants comme se voit corriger dans ses propos Laure Adler 1942 par Jean Vallier. Par exemple, ce dernier biographe durassien propose au lecteur une analyse favorable de quelques aspects visant les débuts politiques de Marguerite Duras, considérés, sinon tabou du moins ambigus ou difficiles à digérer. Arrêtons-nous sur un exemple parlant, traité par Vircondelet, Lebelley, Adler et Vallier, et qui porte sur la collaboration de Duras avec les Allemands.
Comment Vircondelet, le biographe officiel de Duras, voit-il l’écrivain du point de vue de la collaboration qu’elle aurait eue avec les Allemands ? Quelle est la « vérité intime » 1943 de Duras, telle que la cherche Alain Vircondelet ? A lire les titres des articles de journaux qui accueillent la biographie écrite par Vircondelet, on remarque que les mots-clés qui attirent l’attention du lecteur tournent autour de l’idée de mystère, d’ambiguïté, de brouillage de la vérité. Vircondelet passe en 1991 pour un auteur qui a le mérite d’éclairer la question de manière originale, en révélant deux faits méconnus, pour ne pas dire inconnus » 1944 . Il s’agit en premier lieu des deux années passées par Marguerite Duras au ministère des Colonies de 1937 à 1939, quand Georges Mandel en était le titulaire. Elle a 24 ans et y occupe un poste administratif au Service intercolonial de l’information et de la documentation. Une année plus tard, elle est même nommée au Comité de propagande de la banane française. Il faut croire qu’elle y brille puisque, à deux reprises, elle bénéficie d’une augmentation de salaire. Doit-on en conclure qu’elle était intégrée au puissant lobby colonial ? Alain Vircondelet s’y refuse : « Avec Duras, les trappes sont obscures et profondes ; dans ce choix professionnel, il y a aussi du défi et de la douleur d’exil, des appels de reconnaissance parentale, de la matière équivoque sur laquelle plus tard elle travaillera en romancière. » 1945
La deuxième révélation porte sur le livre écrit avec Philippe Roques, L’Empire français, paru en 1940 chez Gallimard. Pour le trouver dans les fichiers de la Bibliothèque nationale, il ne faut pas chercher à Marguerite Duras mais à Marguerite Donnadieu, son vrai nom, celui de son père vénéré. Ce n’est pas un roman, mais un essai historique. Si au hasard des chapitres on peut déjà distinguer les contours oniriques de la future « durasie » (le Mékong en majesté, les rues de Saigon, les magasins de Cholon…), l’essentiel du livre n’est pas précisément littéraire. C’est un vibrant éloge de l’armée, du colonialisme et des « trésors de bonté et d’intelligence de la France ». Les auteurs y chantent haut et fort la louange de Lyautey et de Gallieni, sans oublier les réalisations du ministre Georges Mandel et la casquette du père Bugeaud. Pour le biographe, ce texte de Duras ne se comprend que par rapport à son père, directeur de l’enseignement au Tonkin, mort quand elle avait cinq ans 1946 .
Les révélations sur la vie de Duras ne s’arrêtent pas là. Vircondelet parle du caractère âpre de la mère, mis au compte de la vie dure qu’elle mène en Indochine à cause du manque d’argent et de la ruine où elle tombe en y achetant des terres incultivables. Là encore, Vircondelet et Adler se voient contredits par Vallier, car la mère n’était pas du tout ni âpre, ni ruinée, ni victime de système colonial. On y reviendra plus loin avec plus de précisions.
Mais le point le plus intéressant est celui de la collaboration de Duras avec les Allemands sous l’Occupation. Marguerite Duras travaille au Cercle de la Librairie. Elle exerce la fonction de secrétaire de la Commission de contrôle du papier d’édition, un cénacle peu connu, créé par un décret signé du maréchal Pétain et composé notamment de personnalités favorables à la Révolution nationale (Paul Morand, Bernard Fay, Ramon Fernandez…) C’est un rôle administratif dans un environnement qui ne l’est pas. Car le papier, explique Vircondelet, est le nerf de la guerre littéraire en cette époque de pénurie et de rationnement. L’attribution des contingents aux éditeurs est en fait supervisée par les Allemands. A leurs yeux, c’est un moyen aussi efficace que la censure des manuscrits pour faire respecter leur politique par d’éventuels éditeurs récalcitrants. Sans papier, pas de livres et sans livres, pas de maisons d’édition. Pierre Assouline reprend Vircondelet et écrit dans son dossier du Lire du mois d’octobre 1991 : « Si l’on juge par sa notice autobiographique parue dans la dernière édition du Who’s who, Duras est fière d’avoir travaillé au ministère des Colonies mais préfère oublier son passage au Cercle de la Librairie. » 1947 On dit aussi de Duras qu’elle est entrée assez tardivement dans la Résistance, en septembre 1943, date à laquelle elle rejoint le Mouvement national des prisonniers de guerre, réseau dirigé par François Mitterrand. Après plus de trois ans de présence, l’occupant et ses collaborateurs avaient déjà accompli le pire, au vu et au su de tous. Difficile de dire qu’on ne sait pas, commente Vircondelet, surtout quand on fréquente, comme c’est le cas de Duras, des collaborationnistes aussi informés que Ramon Fernandez. Insensibilité ? se demande le biographe. Opportunisme ? Indifférence ? Egoïsme ? Vircondelet dit que cette prise de conscience assez tardive de la part de Duras provoque chez elle un complexe de culpabilité. Il se manifeste, de 1945 jusqu’à la fin de sa vie, par une identification au sort des Juifs considérés comme des maudits et par le rappel incessant du génocide.
Par ailleurs, en ce qui concerne l’activité politique de Duras, Vircondelet laisse pourtant l’impression de se contredire dans ses propos, car, dans une interview, il parle d’elle comme de quelqu’un de trouble, mais pas politiquement, pour tabler quelques secondes plus tard sur le rôle ambigu qu’elle joue à la Commission de distribution du papier :
‘« Elle était trouble, mais pas forcément politiquement. Elle était à la recherche des secrets du monde qu’elle voulait toujours tenter de percer en allant au-devant des choses, en les pénétrant. Elle aimait frôler les dangers, flirter avec eux. Quand elle habitait rue Saint-Benoît, un appartement qu’elle n’a jamais quitté jusqu’à sa mort, elle avait comme voisin Ramon Fernandez, un collaborateur notoire, et néanmoins l’un de ses amis à qui elle rendait fréquemment visite. Elle y croisait Drieu la Rochelle, Brasillach et d’autres personnages haut-placés de l’Allemagne nazie. Elle aimait voir ce qui se passait là. Et, chez elle, dans son réseau clandestin, elle recevait des résistants, tel François Mitterrand. Mais l’ambiguïté ne s’arrête pas là puisqu’elle était chargée, par l’administration, de distribuer le papier. Elle avait, en quelque sorte, un rôle de censeur, c’est elle qui décidait à quel écrivain on pouvait, ou non, donner du papier. Duras a toujours été très séduite par la volonté de puissance, par la force. Ce n’est qu’après 42 qu’elle a compris le sens de son rôle et a basculé dans la Résistance. » 1948 ’Que disent les autres biographes sur ce rôle ambigu joué par Duras sous l’Occupation ? Frédérique Lebelley, dans son chapitre « 1940-1943 : La guerre du papier » de sa biographie de Duras, dit que le rôle de l’écrivain au Cercle de la Librairie en tant que secrétaire de la Commission de contrôle du papier n’est pas décisif, « mais quand même… elle écoute, compréhensive. Souvent on ressort de l’entretien avec plus de chances qu’ailleurs d’obtenir son pesant de papier pour un ouvrage qui ne dénote pas obligatoirement un sens aigu des intérêts allemands. […] Derrière un bureau surchargé de dossiers, Mme Marguerite Antelme reçoit les auteurs, avocats fervents de leurs écrits. “Du papier, vous voulez du papier ? Qu’est-ce que c’est votre livre ? Une histoire d’amour ?” L’amour, en général, Marguerite n’y résiste pas. Surtout si le troubadour est un joli garçon. » 1949 Après des recherches dans les archives, Laure Adler estime que Duras aurait minimisé le rôle qu’elle jouait jusqu’à la fin de 1942 dans cet organisme dirigé par las Allemands 1950 , comme le souligne Le Monde qui insiste à son tour, comme la majorité des journaux, sur le mot « révélations ». En effet, Laure Adler n’épargne pas Duras et dit qu’elle « s’est comportée comme beaucoup de Français, mais elle a toujours affecté de l’oublier. Elle était plutôt propétainiste et a accepté de faire partie d’une commission du livre surveillée de près par les Allemands. Elle était chargée d’attribuer ou non le papier aux éditeurs. Elle a toujours minimisé son rôle, prétendant avoir été une petite secrétaire, mais c’est faux. Jusqu’à la fin 1942, elle a donc collaboré à un organisme dirigé par les Allemands, alors qu’elle a prétendu avoir été une grande résistante. » 1951 Toute la presse ne l’accuse pas. L’Evénement du jeudi par exemple s’érige en défenseur de l’image de Marguerite Duras et publie deux témoignages qui plaident pour la cause durassienne : « Cela ne signifie pas que Duras n’a pas été résistante. Cela signifie simplement qu’elle l’a été un peu plus tard qu’on l’a cru. », écrit François Ksabi de L’Evénement du jeudi. 1952 Duras a été une résistante, voire une vraie résistante. Elle a vraiment éprouvé des sentiments de compassion pour les Juifs et a lutté pour soutenir les nouveaux talents dans l’écriture. Le premier témoignage vient de Dionys Mascolo, compagnon de Marguerite Duras pendant quinze ans :
‘« J’ai connu Marguerite pendant la guerre, en 1942. Je travaillais chez Gallimard, elle était secrétaire de la commission qui attribuait du papier aux éditeurs. Nous avons tout de suite sympathisé dans l’admiration ou le mépris de certains livres. […] Entre nous, il y a eu une entente sur tout…y compris, je dirais, dans la Résistance. Elle, elle était militante. C’est ça qui a fait entre nous une entente plénière. » 1953 ’Le second témoignage – qui vient corroborer celui de Mascolo – est plus « catégorique » encore. C’est celui d’Edgar Morin, résistant « au nazisme puis au stalinisme » :
‘« J’ai fait partie d’un mouvement de résistance créé par des prisonniers de guerre évadés et rapatriés qui a fusionné en 1943 avec un mouvement d’évadés et de rapatriés également, dirigé par François Mitterrand. A la suite de cette fusion, j’ai eu pour “adjoint” Dionys Mascolo, j’ai rencontré Robert Antelme qui fut par la suite arrêté et déporté à Dachau, puis Marguerite Duras qui s’occupait du service social du mouvement, pour les familles de ceux qui avaient été arrêtés. […] Nous savions tous qu’elle avait travaillé dans une instance administrative chargée de répartir le papier pour Vichy. Tous les témoignages que j’ai pu entendre m’ont toujours indiqué qu’elle s’efforçait d’aider la publication d’écrivains et poètes qui lui semblaient de qualité. Elle ne fut ni collaboratrice ni pétainiste. » 1954 ’Cette révélation de Vircondelet et de Laure Adler sur la mission de Duras à la Commission de contrôle du papier, qui n’est pas sans effet sur l’image de l’écrivain, fait réagir les journaux, mais aussi, comme l’on peut constater, les autres biographes de Duras. Lebelley romance l’épisode pour atténuer en quelque sorte le dur jugement des autres et minimise le rôle de l’écrivain. Mais peut-être que la position la plus nette et définitive contre cette « fausse » révélation est prise par Jean Vallier qui ne se propose pas de « déterrer les cadavres », mais de trouver la vérité sur ce qu’on dit sur Duras. En effet, il confirme, après des recherches, que ce n’est pas Duras qui décide des attributions à la Commission de contrôle du papier, quoiqu’elle y exerce une certaine influence. Ainsi, en 1944, lorsque les 5000 premiers exemplaires de son livre La Vie tranquille sont épuisés, elle fait attribuer à Gallimard le contingent de papier nécessaire à la réimpression de son propre livre, disant à Gaston Gallimard : « Aragon peut attendre, moi pas. » 1955
Quoi qu’il en soit, nous revenons sur la question majeure qui justifie ce développement d’idées : à quoi cela sert de revenir et insister sur des faits, que Duras a d’ailleurs regrettés, appartenant au passé éloigné de l’écrivain, et cela dit, pourquoi projeter cette fausse et insistante lumière sur l’image d’un écrivain qui a vécu sa vie comme un mythe ? Ce n’est peut-être pas entièrement la faute des biographes durassiens, qui doivent présenter tout ce qu’ils découvrent sur sa vie, sinon ils risquent de ne pas être lus. C’est en égale mesure la responsabilité de la presse, associée de Duras et son ennemi à la fois, qui met en exergue les points sulfureux de chaque biographie qui paraît à son sujet. Les « révélations » que font les biographes sont des aspects sensibles de sa vie, pour la plupart liés à la politique. Peut-on dire que les corrections apportées par Vallier, le plus récent biographe de Duras, aux informations fournies par les biographes précédents, à commencer par Alain Vircondelet, rendent peu crédibles les autres biographies ? Non, car notre entreprise vise à étudier les diverses manières dont Duras est perçue au fil du temps par ses biographes, ainsi qu’à établir une typologie du genre adapté à la situation de cet écrivain polygraphié.
« Du rififi chez Duras » par Emmanuel Lemieux, France-Soir, 17 septembre 1999
Rappelons ici qu’une biographie « romancée » présente les choses de façon fantastique, inventée, enjolive la réalité et l’amplifie. C’est ce qu’on affirme de la biographie de Frédérique Lebelley, dont nous parlerons quelques pages plus loin.
« Les ambiguïtés de Marguerite Duras » interview de Frédérique Lebelley avec M.-F. Leclère, Le Point, 5 février 1994
« Les pistes brouillées » entretien d’Alain Vircondelet avec Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
Alain Vircondelet, Pour Duras, Calmann-Lévy, 1995; Marguerite Duras, Vérité et Légendes, texts d’Alain Vircondelet, Editions du Chêne, 1997; Marguerite à Duras, Edition n°1, 1998
« Marguerite Duras cherchait les secrets du monde » entretien d’Alain Vircondelet avec Michel Paquot, Vers l’Avenir, Belgique, 24 février 1997
Ibid.
Ibid.
Voir à ce sujet « L’écrit et la mouche » par Enrique Vila-Matas, Le Magazine Littéraire, n° 452, avril 2006, pp. 30-32
Emmanuel Loi, Une Dette. Deleuze , Duras , Debord, Seuil, 2007 Emmanuel Loi, auteur d’une quinzaine de livres, dont La Vie périmée (Editions 1, 2000), Les Mains en l’air, (Léo Scheer, 2002) et Peine capitale, (Flammarion, 2003), écrit ce récit-« Dette » qui est un récit à caractère autobiographique où il explique, entre autres, l’influence de Marguerite Duras sur sa future carrière d’écrivain. Il ne se déclare pas biographe de Duras, quoiqu’il trace quelques jalons dans la vie et l’œuvre de l’écrivain. En effet, son livre est intéressant sous l’angle du rapport écrivain-lecteur, puisqu’il s’agit ici d’une métamorphose qui concerne Emmanuel Loi l’individu et son devenir écrivain. Il raconte sa timidité, sa peur d’être refusé dans ses demandes de rendez-vous auprès de Duras, leurs sujets de discussions « à bâtons rompus », la tolérance et la douceur avec laquelle Duras le reçoit chez elle, lui, « un porteur de valise », un « aventurier » arrivé à sa porte tout juste « après son élargissement de la citadelle » qui s’encadre à merveille dans les goûts durassiens : « En 1982, après mon élargissement de la citadelle, quand j’ai retrouvé le monde libre et l’air du même nom, au téléphone elle demande : ”Répondez-moi, au fond, est-ce que vous êtes prêt à recommencer ? Est-ce que vous pensez y retourner, au trou ?” Curiosité ou angoisse, je ne sus sur l’heure ce qui motivait son interrogation. D’un coup était remise en lumière ma dissimulation par rapport aux revenus, aux voyages, aux fringues, l’étalage d’une certaine aisance. “De quoi vivez-vous ?” A plusieurs reprises, une investigation douce que je mettais sur la différence d’âge, Marguerite aurait pu être ma mère. Et le mensonge imbécile en retour, qui n’avait pas prise sur elle : “de ma grand-mère”, sans qu’elle le prenne pour elle, cela restait désobligeant, menterie bidon, protocole de la dérobade. […] Je croisais en venant la visiter d’autres protagonistes pas du tout rieurs. Jaune de jalousie à la vue d’un autre que lui dans les parages, en veste de velours et pantalon de cuir noir, rue Saint-Benoît – eh oui ! - , Benoît Jacquot sifflait entre ses dents, se voulant drôle, que je m’étais échappé d’un film de Marguerite. Agressivité latente et récurrente. Le goût de Marguerite pour la flambe, les porteurs de valise, les aventuriers, dérangeait le désordre sage de certains petits maîtres de la chose cinématographique ou de la romance. […] » Op. cit., p. 74-75
« Les pistes brouillées » entretien d’Alain Vircondelet avec Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
Ibid.
Ibid.
Ibid.
« Mes amours, c’est à moi » entretien de Duras avec Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
« Le roman d’une vie » par Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
Ibid.
« Duras : la bio qui sent le soufre » par François Kasbi, L’Evénement de jeudi, 25 juin 1998 et « Embarras de mémoire » par Jacques Henric, op. cit.
Voici l’article intégral de Jacques Henric agacé par la mémoire labile de certains citoyens : « La France a une mémoire labile. Certains événements de notre histoire ont du mal à s’inscrire sur son disque dur. A peine enregistrés, aussitôt effacés. Ainsi ceux concernant la période de l’Occupation. D’où la nécessité, aujourd’hui, d’y revenir avec insistance pour que l’histoire de cette sombre époque s’écrive enfin sans qu’il soit besoin de mobiliser un surmoi collectif, sans faire appel à un improbable devoir de mémoire et sans susciter d’aussi improbables repentances. Une preuve nouvelle de notre faculté d’amnésie ? A propos de la biographie à paraître de Marguerite Duras, due à Laure Adler, la presse va répétant ces jours-ci : “Des révélations sur Marguerite Duras !” Diable ! Quelles sont-elles ? S’il s’agit, comme certains journaux le laissent entendre, d’informations sur la compromission de la jeune Marguerite Duras avec les services de la Propagandastaffel nazie, force est de se rappeler que les faits étaient connus depuis longtemps. Tout cela a été dit, redit, maintes fois écrit. Dans des ouvrages et des journaux à grands tirages. Dans la biographie de Gaston Gallimard écrite par Pierre Assouline [dans les années 80], dans un des tomes de l’Histoire de l’édition française, dans Libération… Et pourtant, c’est vari – que de fois l’ai-je vérifié autour de moi ! - , on avait “lu” et aussi vite oublié. Etrange phénomène (qui s’est d’ailleurs reproduit au sujet de Blanchot) que ces fuites de mémoire répétées ! Comme certains trous de notre histoire et de certaines vies sont difficiles à éclairer ! »
Dans sa biographie de Duras, Jean Vallier fait le point sur l’ « erreur de jeunesse » de Duras que fut L’Empire français et parle, comme le titre Le Figaro Littéraire du 20 avril 2006, des « aspects positifs » de la colonisation selon Duras. Même si ce texte est connu des spécialistes, il est occulté par l’auteur de L’Amant. Vallier dit que Duras aurait préféré renier ce premier texte, le considérant comme une erreur. En vérité, à en croire Jean Vallier, L’Empire français, rédigé avec Philippe Roques, alors un proche de Georges Mandel, ministre des Colonies et grand républicain assassiné par la Milice en 1944, n’a rien d’une erreur de jeunesse. Ecrit pendant la situation difficile de la France impliquée dans la guerre, cet ouvrage poursuit un objectif : rappeler aux Français de métropole l’importance de l’empire colonial dans le combat contre l’Allemagne. Il s’agit au fond d’une réflexion républicaine pour l’époque. Depuis 1938, Duras travaille au ministère des Colonies où ses talents littéraires lui ont permis de gravir les échelons et devenir la rédactrice des discours politiques du ministre. C’est à cette occasion que Mandel, persuadé que le futur conflit avec l’Allemagne sera mondial, commande à Roques et Duras la rédaction de ce livre dont l’essentiel de la tâche repose sur les épaules du futur Prix Goncourt. S’il s’agit au départ d’un ouvrage de commande, Marguerite Duras s’est faite, comme le note sa biographe Laure Adler, « le soldat zélé de cette propagande militaro-coloniale ». Jean Vallier, repris par Jacques de Saint-Victor dans Le Figaro Littéraire du 20 avril 2006, présente Marguerite Duras comme étant « toujours dans le vent de son époque : un parcours sans faute en quelque sorte… » : colonialiste républicaine en 1940, communiste en 1945, anticolonialiste en 1950 et socialiste en 1981. Une seule citation suffirait peut-être pour se faire une idée du caractère de L’Empire français : « Par la hardiesse de ses explorations, par la sûreté de son action militaire, par la magistrale administration de son domaine impérial, par toute une série de faits grandioses et positifs, la France a fait ses preuves de grande nation coloniale. » Une vingtaine d’années plus tard, Duras renie ces louanges, déçue par ce pays où elle ne retrouve plus sa place.
Voir des exemples quelques pages plus loin, où nous parlons des biographies de Laure Adler et de Jean Vallier.
« Le mystère Duras », Valeurs actuelles, 19 juillet 1997, p. 56
« Le temps des colonies » par Pierre Assouline, Lire, octobre 1991
Alain Vircondelet, Duras, François Bourin, 1991, p. 40
La profession du père fait-elle aussi l’objet des contradictions des biographes. La majorité des biographes dit qu’il a été professeur de mathématiques alors que Jean Vallier découvre, après des recherches très approfondies, qu’il a été licencié de sciences naturelles. Cf. « L’Empire de Marguerite » par Claire Devarrieux, Libération, 1 juin 2006
« Sous l’Occupation », Lire, octobre 1991
« Marguerite Duras cherchait les secrets du monde » entretien d’Alain Vircondelet avec Michel Paquot, Vers l’Avenir, Belgique, 24 février 1997
Frédérique Lebelley, Duras ou le poids d’une plume, Grasset, 1994, pp. 111-112
Le Monde, 16 juin 1998, « Les révélations de Laure Adler sur Marguerite Duras » par Nicolas Weill
Laure Adler, Lire, juin 1998, reprise par L’Evénement du jeudi, 25 juin 1998
“Duras : la bio qui sent le soufre” par François Ksabi, L’Evénement du jeudi, 25 juin 1998
Ibid.
Ibid.
« Jean Vallier : Elle a beaucoup affabulé. » entretien de Jean Vallier avec Jean-Claude Perrier, Le Figaro littéraire, 20 avril 2006