Au cœur du biographique : Marguerite Duras de Laure Adler

L’année 1998 inaugure une nouvelle étape dans la réception de Marguerite Duras, par la parution de la biographie de l’écrivain écrite par la journaliste et historienne Laure Adler. De nouveaux regards sur Duras sont présentés au public grâce surtout à l’ouverture des archives de l’écrivain, qui comprennent la correspondance avec les éditeurs et les dix-huit cartons de papiers non classés, que personne n’avait jamais lus, mis à sa disposition par Jean Mascolo. Adler consulte aussi les archives de Gallimard et part aussi sur la piste d’autres archives, en France et au Vietnam 2012 . La curiosité du public connaisseur de Duras augmente. De nouvelles révélations sur l’écrivain ? La presse table sur ce mot-clé et promet au lecteur la « vérité » sur Duras. Va-t-il l’apprendre ? Mais d’abord comment Laure Adler explique-t-elle son initiative à l’égard de Marguerite Duras ?

Laure Adler raconte qu’elle a découvert Duras quatorze ans auparavant, par hasard, en prenant dans la bibliothèque d’une maison de vacances Un Barrage contre le Pacifique. Ce n’est pourtant pas le premier contact avec cet écrivain. Elle en a bien sûr lu d’autres livres qui lui avaient plu, « sans plus ». 2013 Cet été-là, elle se trouve dans une souffrance atroce, elle vient de perdre un enfant. La lecture de ce roman suspend le temps, dit la biographe, l’emmène ailleurs : « Ce personnage qui arrive à transformer sa solitude en liberté m’a permis d’entrevoir le lendemain. » 2014 Impressionnant cet aveu intime évoqué par les lectrices de Duras ! Les femmes qui l’approchent, à l’image de Frédérique Lebelley, Laure Adler, Michèle Manceaux ou Xavière Gauthier ont le sentiment de lui ressembler ou se retrouvent parfois derrière les personnages durassiens. Ce que Duras écrit est fait pour les femmes, pour la Femme du monde. Trois de ces noms de femmes évoqués ci-dessus ont écrit la vie de Duras. Certes, chacune le fait à sa manière, selon la perception personnelle de sa relation à l’écrivain. Mais ce qui est important à signaler c’est cet effet de lecture que Duras produit sur elles. L’idée d’écrire une biographie de Duras est venue à Laure Adler alors qu’elle se trouve un jour chez Gallimard avec Isabelle Gallimard et Teresa Cremisi, toutes deux grandes lectrices de Duras. Elles évoquent à cette occasion son côté à la fois insupportable et touchant, se demandant qui elle était vraiment 2015 . Laure Adler désire avant tout comprendre d’où vient son écriture en permanente métamorphose. « Cela ressemble à un écrivain qui aurait changé de peau. », affirme Laure Adler. Ensuite, sa démarche est motivée par le manque d’une vraie biographie de Duras. C’est-à-dire, elle considère que les ouvrages écrits sur Duras se font plutôt l’écho de ce que disent ses romans, à l’exception de celui de Frédérique Lebelley, qui, à son avis, est un essai sur la vie de l’écrivain. Laure Adler rencontre donc Duras qui la prend en affection. Pendant des mois, elles ont des discussions en tête-à-tête, suivies de quelques conversations téléphoniques, vu l’état détérioré de la santé de l’écrivain.

Peut-on écrire la biographie de Marguerite Duras ? se demandait sur un ton sceptique Pierre Assouline 2016 lorsque paraissait la vie de Duras version Vircondelet, en 1991. En quoi consiste en fin de compte la vérité sur Duras telle que la dévoile Laure Adler ? « Il ressort de votre biographie un personnage ambigu, dont l’attitude politique ou personnelle n’a pas toujours été limpide. Sur le colonialisme par exemple… » 2017 lui dit Pascale Frey dans une interview, en essayant d’obtenir, paraît-il, une confirmation sur l’impossibilité de donner une version définitive sur la vie de Duras. Comment la donner si l’écrivain même ne la détient pas ? On sait bien comment Duras parle dans ses livres de l’errance d’une terre à l’autre, d’un personnage à l’autre, sans jamais aboutir à s’identifier à qui que ce soit et en affirmant à la fois qu’elle est Lol V. Stein, Anne Marie Stretter, la Pute de la côte normande qui touche de ses pieds les eaux du Mékong en regardant les embouchures de la Seine… Et pourtant ce brouillage volontaire des frontières provoque l’acharnement de ses biographes. Laure Adler s’y met très confiante et réussit à entamer un ouvrage de 620 pages qui constitue une référence pour les chercheurs durassiens.

On apprécie l’originalité de son livre qui est de confronter deux vérités, celle, imaginaire, de l’écrivain et celle de l’historienne. Adler dit dans un entretien au journal Le Monde 2018 , qu’elle est partie sur les traces de quelqu’un qui par définition est inconnaissable, car tout se trouve dans l’insoupçonné. En outre, cette biographie est un événement sociologique, estime le même journal : « Duras est une star. Dans le monde moderne des stars, il n’y a pas beaucoup d’écrivains, la profession ne s’y prête guère, les livres n’y suffisent pas. La plupart des auteurs qui ont accepté de se plier aux lois mystérieuses de la mécanique des étoiles y ont perdu leurs plumes d’écrivains. Pas Duras. » 2019 Il est certainement important de dire que la tâche de Laure Adler n’est pas facile. Duras n’aime pas l’idée qu’on puisse écrire sa biographie. Elle s’en charge exclusivement, jalousement. La vérité de sa vie, c’est ce qu’elle en écrit. Sa vérité c’est son écriture. Laure Adler est d’accord avec Duras, mais prend conscience de la difficulté de sa mission. L’image que Adler se forme de Marguerite Duras est celle d’ « une experte en mensonges », « une professionnelle de la confession inexacte, un peintre surdoué de la fausse perspective, de l’aveu truqué et du passé recomposé » 2020  ; au point parfois de ne plus savoir faire la différence entre ce qu’elle avait vécu, ce qu’elle avait cru vivre et ce qu’elle avait écrit. « De quoi agacer le biographe et le transformer en redresseur de torts, en chevalier blanc de la vérité démolissant les châteaux d’illusions construits par son personnage » 2021 , commente Pierre Lepape du Monde. Mais Laure Adler n’accuse jamais 2022 Duras dans sa biographie, nine la défend. Elle l’aime, la respecte et rend les informations telles qu’elle les découvre dans les archives ou sur le terrain.

La nouveauté que propose Laure Adler est d’offrir dans son livre une place à tous ceux qui ont entouré Duras et une tribune àla défense, à tous ceux qui ont quelque chose à direpour se justifier : « Tout le monde a la parole dans mon livre, explique Laure Adler, y compris Jorge Semprun. Je n’ai cherché à nuire à personne. Qu’on lise mon livre avant de porter un jugement. Jorge Semprun a raison de s’indigner. Parler de dénonciation à son sujet est très maladroit. Ce mot n’est pas le plus approprié. Il est connoté de manière très lourde. Il faut se replacer dans le contexte. Mais il est vrai que c’est une période tabou. » 2023 Les révélations de Laure Adler vont faire des vagues, annonce L’Evénement du jeudi en juin 1998. 2024

La tribune à la défense accordée par Adler n’est, bien sûr, pas sans risque : elle peut créer des polémiques à la parution du livre surtout sur le terrain politique où Duras s’est engagée. En écrivant sur le rôle joué par Jorge Semprun en 1949 dans l’exclusion de Duras, de Dionys Mascolo et de Robert Antelme du PCF, ou bien sur le rôle joué par l’écrivain à la Commission du contrôle du papier, « Laure Adler n’avait certainement pas conscience de s’attaquer à un tabou », note Le Figaro 2025 . L’enquête qu’Adler mène, en tant qu’historienne, pour éclaircir les coins sensibles de la vie durassienne ne fait que déclencher une vague de débats dans la presse qui revient sur ces points chauds du passé politique de l’écrivain et sur « la nostalgie de la posture révolutionnaire de beaucoup d’intellectuels français » 2026 . Même l’écrivain Jorge Semprun, incriminé dans l’affaire de l’exclusion du PCF de Duras, Antelme et Mascolo, prend position dans Le Monde juste avant la parution de cette biographie de Duras, très indigné qu’on revienne toujours sur cette affaire dont il est, inexplicablement, à son avis, le bouc-émissaire. 2027

Enfin, on apprécie l’enquête de Laure Adler comme impeccable 2028 . Elle recoupe les sources, confronte les témoignages, quitte à les retranscrire tels quels, lorsqu’ils sont irrémédiablement contradictoires. Elle parle, comme les autres biographes de Duras, du fameux amant chinois, de la mère très autoritaire qui la vend pour l’agent nécessaire à son frère aîné qui se drogue, de la vie de la jeune étudiante débarquée à Paris, de la Résistance, de la trouble affaire Delval, du retour des camps de Robert Antelme, des passions durassiennes et de l’incessante quête d’amour de Marguerite, de la période communiste, de mai 68 et du mouvement féministe, des relations avec les éditeurs, de tout ce qui aurait pu constituer un terrain de recherche de la source d’écriture.

A lire les six cents pages de biographie, on se demande si enfin on arrive à avoir la vérité sur Duras. Oui et non à la fois. Certes, la parution même de la biographie récente de Duras par Jean Vallier fait penser à un besoin insatisfait de connaissance. Ce dernier biographe durassien prouve qu’il faut encore creuser pour avoir la vérité profonde sur cet écrivain et se propose de réviser tout ce qu’on a dit sur Duras jusqu’ici, surtout dans la biographie de Laure Adler 2029 . Mais le mérite de Laure Adler est incontestablement celui d’offrir une clé de la vérité sur l’écriture durassienne : l’amour. Le récit de vie qu’elle propose sur Duras, où elle combine le style journalistique à celui de l’historienne, arrive à créer une image émouvante 2030 de l’écrivain qu’on peut lire comme un roman passionnant 2031 , selon Maurice Nadeau. La vie de Duras émeut, mais aussi la manière d’Adler de raconter les événements, de les lier entre eux, est émouvante. « Dites-moi que vous m’aimez », implore sans cesse Marguerite Duras dans les lettres fiévreuses qu’elle expédie à Dionys Mascolo, l’un des grands hommes de sa vie. Il ne le lui dit jamais assez. Personne ne le lui dit assez, assez fort, assez longtemps. Ni sa mère, ni ses frères, ni ses amis, ni ses amants, ni ses éditeurs, ni même ses lecteurs. C’est pourquoi, la soif d’amour et le chant de la passion, que Duras décrit sous tant de formes deviennent le centre de sa vie et de son œuvre, la seule clé, peut-être, de lecture, et l’une des plus importantes sources d’écriture. Laure Adler réussit en cela à poursuivre le but de sa recherche et son initiative est, au moins de ce point de vue, appréciable.

La biographe ne romance pas la vie de Duras. Elle argumente ce qu’elle écrit en se servant de notes très bien documentées, puisées dans les archives de l’écrivain ou dans les témoignages des proches de l’écrivain. L’œuvre durassienne n’est pas une source prioritaire pour la biographie que réalise Adler, sachant que Duras met dans ses livres la version voulue de sa vie 2032 . Adler raconte tout ce qu’elle découvre sur Marguerite Duras, sans trier les informations, comme le fait Alain Vircondelet, pour épargner l’image de l’écrivain. Que dire de l’épisode sur l’erreur judiciaire et la fusillade de Charles Delval ? 2033 Ce n’est qu’un exemple du livre d’Adler qui passe pour émouvant. Adler elle aussi sait raconter et projeter Duras dans une lumière différente : la lumière et l’ombre ne font qu’un. Cette biographie sur Duras est-elle la première tentative de dire la vérité sur cet écrivain tellement ambigu ? C’est bien ce que certains lecteurs pensent, à l’image du journaliste Hervé de Saint Hilaire, qui, motivé, paraît-il, par la chasse aux révélations détractrices sur Duras, laisse entrevoir dans son article une profonde satisfaction à voir « Patatras ! L’idolâtrée, la légende vivante, la pythie, la reine Marguerite » 2034 choir de son trône. Certes, chaque lecteur peut tirer de l’ouvrage de Laure Adler les informations qui l’intéressent. Mais Hervé de Saint Hilaire laisse l’impression de n’y voir que les « choses peu sanctifiantes » de la vie de l’écrivain, tel le « dérapage » de l’ « insensé et irresponsable forcément sublime qualifiant Christine Villemin » et d’autres « bien belles sur celle qui posa si souvent à la statue du Commandeur, à la Mère Courage, Madame Style et Madame Morale. » 2035 Seule qualité de cet écrivain « monstrueux », selon ce journaliste ? Son œuvre donne envie d’écrire : « Laure Adler confesse qu’elle a écrit ce livre parce qu’un livre, Un Barrage contre le Pacifique, l’avait aidée à surmonter un deuil. Un écrivain, même monstrueux, même ridicule, un écrivain donc dont un livre a une fois consolé ne fût-ce qu’une seule personne ne saurait être tout à fait mauvais. » 2036 , écrit Hervé de Saint Hilaire à la fin de son article. Et pourtant un coup d’œil sur les témoignages de ceux qui ont écrit sous l’influence de Duras aurait pu déterminer ce journaliste à parler au pluriel de ceux qui se trouvent consolés par cet écrivain ou son œuvre.

Il semble pourtant que la réaction d’Hervé de Saint Hilaire n’est pas singulière à l’égard de Duras racontée par Adler. L’écrivain Philippe Sollers, après lecture de la biographie de Laure Adler, dresse le portrait profond, logique, terrible, d’une Marguerite Duras dont, dit-on, « il fut haï et qu’il apprécia peu » 2037  . La biographie de Laure Adler rend encore plus tranchée l’opinion qu’il a sur Duras. A son avis, les révélations de cette biographie ne font qu’accentuer le pourquoi et le comment du passé politique de Duras, dont il ne partage pas la vision du monde. L’affaire Delval laisse, selon Sollers, une image trouble de Duras. Il dit :

‘« Delval sera pourtant fusillé, en partie à cause du témoignage à charge de Duras… Tout cela est bizarre…Dans quel espace imaginaire vivent ces gens et en quoi est-ce lié à une certaine vision politique ou morale du monde. […] Vous pouvez vomir Céline, mais il ne vous a jamais menti… Duras est une bonne occasion de faire le point. C’est un écrivain fort, avec de moyens considérables de révélation, au sens médiumnique du mot. Sa littérature relève davantage de la prédication de voyance que de l’exercice conscient du langage. Il y a chez elle une force, d’où son emprise hypnotique, qui lorsqu’elle est portée à l’écran dans India Song ou Hiroshima mon amour atteint d’ailleurs un tel ridicule, un tel pathos, qu’il suffirait qu’un enfant se lève pour dire que le roi est nu. Je suggère une parenté entre un comportement hiératique et une façon de s’hypnotiser et d’hypnotiser tout un pays, ce qui n’est pas rien. […] Ce que j’entends chez Duras, c’est quelque chose de puissant, de très insistant, d’autoritaire, d’instrumentalisé, mais qui, à mon oreille du moins, sonne faux. » 2038

Ce qu’il n’aime pas chez Duras ? Saspéculation sur le malheur pour se faire le représentant autoproclamé de la souffrance, sonbavardage, satentation de se raconter des fables sur sa propre existence, des romans familiaux ou des histoires avec un faux amant chinois, sans oublier songoût pathologique pour la torture, savolonté de domination ou sonnarcissisme exagéré. Tout cela relève à son avis d’une littérature qui n’a rien avoir avec le verbe « penser ». « Duras est exemplaire, sa légende, son art, c’est un art indubitablement de l’emprise, presque de l’intoxication, moi je suis au contraire pour un effet de distanciation, d’ironie, un effet critique », affirme Sollers qui prévoit à son tour à Duras et à son œuvre un mauvais avenir : « Je crois que cela vieillira mal. Les films sont déjà invisibles. Les livres seront atteints de la même façon, un jour ou l’autre. C’est une littérature qui me paraît artificielle, gonflée, dans la réitération. » 2039 A quoi cela sert, se demande-t-on, de revenir sur la question du rapport de la vie de Duras à son œuvre, alors que cet aspect est depuis longtemps classé ? Le seul rapport est peut-être celui que voit Jean-Jacques Brochier : Marguerite Duras est riche quand elle meurt, en 1996 2040 . Après dix ans de la prévision de Sollers, on est heureusement encore dans l’attente que ces faits se produisent. La malédiction prononcée sur l’œuvre durassienne est retardée par l’intérêt qu’on porte encore à cette « femme de fiction, imaginaire, comme son nom » 2041 . Duras suscite, encourage encore à écrire sur elle, comme le note Jean-François Josselin dans un article accueillant la biographie réalisée par Laure Adler ou bien comme le prouve la première partie de la grande biographie de Duras commencée par Jean Vallier en 1996 et parue en 2006.

Six ans de recherches pour Adler 2042 et dix autres pour Vallier sont la preuve que la vérité sur Duras n’est pas facile à trouver, ni à raconter. Laure Adler choisit de jouer successivement le pour et le contre 2043 pour avouer finalement que la vérité est introuvable. Duras a-t-elle torturé, collaboré dans un organisme dirigé par les Allemands, eu un amant chinois ? A-t-elle été vendue par sa mère ou été dénoncée par Semprun? Voilà des questions qui laissent pourtant le lecteur sur sa soif. Sur la torture, Adler dit : « Elle m’a dit l’avoir fait mais aucun témoin direct ne l’a raconté » 2044 . La biographe admet que la vérité est introuvable. « Elle n’a jamais torturé », affirme Jean Mascolo, le fils de l’écrivain. « Je suis la pudeur, le silence le plus grand. Je ne dis rien. Je n’exprime rien. De l’essentiel rien. Il est là, innommé, inentamé », dit Duras citée par sa biographe qui reconnaît que « des secrets pourtant demeurent » et que « c’est peut-être mieux ainsi. » 2045

« Du travail de Laure Adler, on ne peut penser que du bien. Solide, complet, bien écrit. Impitoyable aussi » 2046 , note Jean-Jacques Brochier, malgré les quelques imprécisions relevées par Claire Devarrieux dans Libération 2047 , liées par exemple au nom de Paul Rembauville-Nicolle, cité par Adler au titre de cousin des Antelme, alors qu’il s’agit du « cousin de Paris », côté Legrand, mentionné dans L’Amant. Comme l’on peut lire sous la plume de Jean Vallier dans sa biographie de Duras, le témoignage de ce cousin de Marguerite Duras s’avère très précieux pour le dernier biographe de l’écrivain.

Comment la Duras de Laure Adler se révèle-t-elle? Le portrait que sa biographe dresse d’elle est celui d’un personnage paradoxal qui « regorge de contradictions et d’ambiguïtés » 2048 . On est tenté de donner raison à Claire Devarrieux lorsqu’elle dit que Laure Adler ne fait pas de révélations dans sa biographie, mais apporte des précisions 2049 . Dans le temps, on a beaucoup dit et écrit sur Duras. Bien plus, Duras s’est construit elle-même de son vivant une « image figée comme une statue » 2050 qu’Adler ne se propose en aucun cas de démolir. Ce n’est peut-être pas un hasard si la biographe choisit pour exergue à son livre l’aveu émouvant d’August Strindberg dont les mots-clés sont « fiction, vie, rêve, ombre, lumière » :

‘« Je me fais l’impression d’un somnambule ; c’est comme si fiction et vie se mêlaient. En écrivant beaucoup, j’ai fait de ma vie la vie d’une ombre ; j’ai le sentiment de ne plus me déplacer sur terre mais de flotter sans pesanteur dans une atmosphère qui n’est pas faite d’air mais de ténèbres. Si la lumière pénètre dans ces ténèbres, je tomberai écrasé. » 2051

Laure Adler sait, parce qu’elle est d’abord sa lectrice conquise, combien l’auteur de L’Amant se cache plus qu’elle ne s’expose dans ses livres. Combien elle estompe constamment les contours de son être et recompose une image qui, à bien des égards, se rapproche de l’ « ombre » qu’évoque Strindberg. Comme le note Michèle Gazier dans son article de Télérama 2052 , Duras joue au jeu de la vérité en choisissant sans cesse le camp du mensonge. Parfois, peut-être, parce que la vérité est très dure, il faut l’amender. Le plus souvent Duras est tentée de brouiller les pistes, voiler son image et devenir ainsi inaccessible au malheur. Ecrire sur Duras consiste donc à percer l’écran des mots, parlés ou écrits, à ne pas se laisser piéger par leur force de plus en plus incantatoire au fil des ans et à mener une enquête serrée, rigoureuse. Vircondelet et surtout Adler engagent une enquête, rencontrent les amis, les proches etc. Adler dépouille les archives (menus objets, textes divers, journaux que Duras conserve dans ses tiroirs). On a tout fait pour découvrir la vérité sur Duras, si vérité il y a. On a espéré la retrouver au carrefour de tous les témoignages. Avec une remarquable honnêteté intellectuelle, Adler fournit les pièces du dossier, parfois contradictoires, souvent surprenantes. Au lecteur de conclure, de comprendre la vie de Duras. Et pourtant, au terme des six cents pages de cette biographie, ce n’est pas une autre image de l’écrivain qui prend forme. Son image est par définition immobile, figée dans le sublime des mots, comme l’est une statue dans le bronze ou le marbre. Voici le portrait de Duras, tel qu’il est vu par Michèle Gazier, après lecture de cette biographie d’Adler qui découvre que le mot-clé de la vie et de l’oeuvre durassiennes est l’amour :

‘« La femme écrivain que nous révèle Adler est autrement vivante et libre. Elle bouge, rit, aime, pleure, enfante, cuisine, gueule, se bat, se trompe, ment, boit, revendique et écrit avec rage, passion, pour qu’on l’aime, qu’on le lui dise, le lui répète jusqu’à plus soif. Dans le fond, tous ses livres le clament ou le susurrent, plus qu’une quête de soi, l’écriture pour Marguerite Duras est une quête d’amour. » 2053

Laure Adler part pour cette aventure de la découverte de la source d’écriture de Duras. Elle n’en revient pas déçue, comme se déclare Frédérique Lebelley, car elle découvre que ce qui définit Duras est l’amour par excellence, sous toutes ses formes de présence ou d’absence. Mission accomplie donc pour Adler, mais reprise et par ailleurs révisée par Jean Vallier.

Notes
2012.

« L’impossible vérité sur Marguerite Duras » par Pascale Frey, entretien de Laure Adler, Lire, juin 1998

2013.

Ibid.

2014.

Ibid.

2015.

Lire, juin 1998

2016.

« La vraie vie de Marguerite Duras » par Pierre Assouline, Lire, octobre 1991

2017.

Lire, juin 1998

2018.

Le Monde, 26 août 1998, « Derrière les masques de Duras, la soif d’amour de Marguerite », par Pierre Lepape

2019.

Ibid.

2020.

Ibid.

2021.

Ibid.

2022.

Une seule réserve s’impose en ce qui concerne le ton accusateur de la biographe. Dans le livre elle reste neutre, peut-on dire, mais, dans une interview qu’Adler accorde, elle laisse l’impression d’enfiler l’habit du procureur lorsqu’il s’agit de l’épisode concernant le rôle joué par Marguerite Duras à la Commission du contrôle du papier. C’est en tout cas ce qu’on peut comprendre du ton de la biographe : « Lire : Pendant l’Occupation, son comportement ne fut guère plus clair. Adler : Là encore, elle s’est comportée comme beaucoup de Français, mais elle a toujours affecté de l’oublier. Elle était plutôt propétainiste et a accepté de faire partie d’une commission du livre surveillée par les Allemands. Elle était chargée d’attribuer ou non le papier aux éditeurs. Elle a toujours minimisé son rôle, prétendant avoir été une petite secrétaire, mais c’est faux. Jusqu’à la fin 1942, elle a donc collaboré à un organisme dirigé par les Allemands, alors qu’elle a prétendu avoir été une grande résistante. » Lire, « L’impossible vérité sur Marguerite Duras » par Pascale Frey, juin 1998

2023.

« Les amants de Staline » par Joseph Macé-Scaron, Le Figaro, 13 juillet 1998

2024.

L’Evénement du jeudi, 25 juin 1998

2025.

Le Figaro, 13 juillet 1998

2026.

« Stéphane Courtois : L’aveuglement des intellectuels français » propos recueillis par Joseph Macé-Scaron, Le Figaro, 13 juillet 1998 L’historien Stéphane Courtois explique, dans les pages du Figaro, le cadre politique des années 47-49 quand le système stalinien fondé sur la soumission absolue pénètre le PCF et le divise :

« J. M.-C. : Nous avons du mal à comprendre l’atmosphère de cette époque, c’est- à- dire comment les intellectuels se font exclure en 1949 sur des plaisanteries de bistrot alors qu’il y avait bien d’autres enjeux…

Stéphane Courtois : Ceux qui représentaient, en effet, la Mecque intellectuelle, la cellule de Saint-Germain-des-Prés, n’avaient pas compris que, dès 1947, on était entré dans une autre logique. La création du Kominform [Bureau d’information des partis communistes] avait conclu à l’existence de deux camps, le camp impérialiste et le camp socialiste. Il n’y avait pas d’entre-deux possible. […] En 1948-1949, on ne pouvait plus accepter des gens qui discutent, qui doutent, qui tergiversent, qui posent des questions. D’où le retour à des pièges extrêmement classiques dans le parti stalinien Dès qu’un individu commence à émettre des doutes, un responsable arrive et, sur un ton très amical, lui dit “Camarade, tu n’as pas l’air d’être tout à fait d’accord”. “ Non, je ne suis pas tellement d’accord”, lui répond invariablement celui-ci. “Très bien camarade, parlons-en, exprime-toi, fais un rapport”. L’impétrant tout fier et tout content qu’on fasse appel à ses lumières fait le rapport, évidemment, il fournit ainsi toutes les bases qui vont le faire condamner, c’est très exactement ce qui est arrivé à Dionys Mascolo.

J. M.-C. : Au fond, les intellectuels français n’ont-ils pas intériorisé des méthodes staliniennes ?

Stéphane Courtois : D’une certaine manière oui. Les intellectuels fonctionnent par coteries ? Il y a toujours aujourd’hui des phénomènes de groupe. Mais certains ont vite compris qu’il y avait là, rhabillée d’une autre manière, une technique magnifique. Le plus étonnant est que celle-ci est tolérée voire acceptée. Il suffit d’un signal pour qu’on stigmatise un individu, pour qu’on recherche dans sa vie antérieure ce qu’il a fait, ce qu’il a écrit. Ce sont très exactement des méthodes staliniennes où l’on reconstruit la vie de l’adversaire avant d’instruire son procès. »

2027.

Voir Le Monde, 26 juin 1998, « Je n’ai pas dénoncé Marguerite Duras », par Jorge Semprun

2028.

« Derrière les masques de Duras, la soif d’amour de Marguerite » par Pierre Lepape, Le Monde, 26 août 1998

2029.

« Les archives Duras ou le travail de la vérité » par F. C., Livres Hebdo, n° 538, 12 décembre 2003

2030.

Pierre Lepape, Le Monde, 26 août 1998

2031.

« Journal en public » par Maurice Nadeau, La Quinzaine littéraire, 1-15 octobre 1998

2032.

Mis à part les objections faites par la critique à sa biographie, liées à son contenu très peu documenté ou à sa technique d’écriture sans guillemets, qui parait être du recopiage, Frédérique Lebelley a raison d’écrire le roman de la vie voulue de Duras. Lebelley se sert de l’oeuvre durassienne aussi pour interpréter la vie de l’écrivain. Laure Adler, en revanche, se méfie d’y faire appel et précise souvent que Duras même fiction et vérité dans ses livres. Adler dit de La Douleur par exemple, que c’est « une recomposition littéraire, une traversée dans le temps, une mise à l’épreuve d’elle-même ». Ce n’est pas un journal transcrit tel quel, comme elle l’a affirmé dans sa préface. Cf. Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 282

2033.

Le 1er juin 1944, le mari de Marguerite Duras, Robert Antelme, est arrêté lors d’une réunion de résistants, en compagnie de sa sœur, Marie-Louise Antelme, et d’un couple d’amis. L’homme qui a piégé le réseau-dépendant du Mouvement national des Prisonniers de Guerre et Déportés, dont François Mitterrand, alias Morland, est le chef – s’appelle Charles Delval. Marguerite Duras le rencontrera quelques jours plus tard dans des circonstances dramatiques. Elle attendra 1985 pour publier le récit de cette aventure extraordinaire. Ce sera La Douleur que beaucoup considèrent comme l’œuvre maîtresse de l’auteur de L’Amant. Marguerite Duras affirme dans un préambule que « tout est vrai » dans son récit. Que le romanesque n’y tient aucune place. Et si, en effet, ses multiples rencontres avec Delval – Rabier dans La Douleur - , son jeu du chat et de la souris avec le gestapiste, l’arrestation de ce dernier, l’interrogatoire et les tortures à lui infligés par Duras elle-même, le retour d’Antelme de Buchenwald, puis le procès, la condamnation à mort et l’exécution du traître sont d’une vérité atroce, il y manque des pans entiers d’une réalité que la romancière, plus de quarante ans après, a voulu occulter. Laure Adler a reconstitué le puzzle face aux témoignages des protagonistes (Mitterrand, ses camarades du MNPDG, Dionys Mascolo, la veuve de Delval, dont Duras ignorera jusqu’à sa mort qu’elle fut après la guerre la maîtresse de Mascolo et qu’ils eurent ensemblent un fils… Ce chapitre sur La Douleur est sans soute le plus saisissant de la biographie de Adler, mais aussi il contient les passages les plus émouvants, car d’un dramatisme extrême, qui existent sur la vie de Duras. La mort de Delval en est un exemple parlant : « Delval fut condamné à mort à cause d’une femme qui vint témoigner à charge contre lui – “ Je ne sais même pas s’il n’a pas dit une folle”, se souvenait Mitterrand. Oui, une folle. Un jour elle est venue dire qu’il avait fait ceci et le lendemain cela. “Je n’en suis jamais revenu”, confiait Floriot à Mitterrand. Charles Delval a été fusillé au début de l’année 1945. Son avocat était à ses côtés. Il lui confia une lettre pour Paulette dans laquelle, avant de mourir, il l’assurait de son amour. Le fils de Paulette Delval et de Dionys Mascolo est né  six mois plus tard.» Cf. Le Nouvel Observateur, 20-26 août 1998, p. 15

2034.

« Duras, les ombres d’une vie engagée » par Hervé de Saint Hilaire, Le Figaro, 27 août 1998

2035.

Ibid.

2036.

Ibid.

2037.

« Duras par Sollers : Elle a hypnotisé tout un pays…mais elle sonne faux », L’Edi, du 3 au 9 septembre 1998, propos recueillis par Jean-François Kervéan, pp. 92-95

2038.

Entretien de Philippe Sollers dans L’Edi, du 3 au 9 septembre 1998, propos recueillis par Jean-François Kervéan

2039.

Ibid.

2040.

« Pour ou contre Sainte-Beuve ? » par Jean-Jacques Brochier, Le Magazine littéraire, octobre 1998

2041.

« Duras la vérité » par Jean-François Josselin, Le Nouvel Observateur, 20 août 1998

2042.

« Ombres et lumières de Marguerite » par Martine de Rabaudy, L’Express, 27 août 1998, p. 82

2043.

Magazine littéraire, octobre 1998, “Pour ou contre Sainte-Beuve ?”, par Jean-Jacques Brochier

2044.

La République des Lettres, jeudi 20 août 1998

2045.

Ibid.

2046.

Jean-Jacques Brochier, op. cit.

2047.

« Marguerite romance » par Claire Devarrieux, Libération, 27 août 1998

2048.

Lire, juin 1998, « L’impossible vérité sur Marguerite Duras », par Pascale Frey

2049.

Libération, 27 août 1998

2050.

« Passé le barrage » par Michèle Gazier, Télérama, n° 2843, 7 octobre 1998

2051.

August Strindberg, Correspondance, repris par Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, « Folio », 1998

2052.

Michèle Gazier, op. cit.

2053.

Ibid.