Dominique Noguez et Bernard Sarrut : bio-récits-hommages

La première fois que Dominique Noguez, écrivain et universitaire, entend parler de Marguerite Duras, c’est à l’époque d’Hiroshima mon amour. La première fois qu’il la rencontre, c’est en 1975, au Festival du Cinéma différent, à Toulon 2083 . Tous deux font partie du jury. Michael Lonsdale sert d’intermédiaire : « Marguerite Duras aimerait faire votre connaissance. Elle est là, elle vous attend. » 2084 Dominique Noguez invite le lecteur à imaginer la scène : la voiture arrêtée en pleine rue, portière ouverte, « Duras un peu maffieuse » 2085 derrière son volant et Noguez plié en quatre, plongeant pour aller lui serrer la main. Ce n’est pas l’intention de l’auteur de colorier son livre d’images comiques sur Duras. Duras, Marguerite 2086 est un portrait critique approfondi fait par quelqu’un qui côtoie Duras, l’interviewe et l’admire.

La première fois que Bernard Sarrut 2087 entre en contact avec Marguerite Duras, c’est par un livre et c’est pendant son adolescence. « Par esprit de contradiction, de rébellion ou tout simplement de recherche après tout » 2088 , il se dirige vers tous les auteurs passés pour « difficiles » : Nietzsche, Joyce, Saint-John-Perse… A cette époque de sa vie, tous les « donneurs d’avis » qui l’entourent disent Marguerite Duras « difficile », « pour intellectuels » et dans leurs bouches c’est comme une « infamie ». 2089 Pour Bernard Sarrut, la rencontre avec Duras est la rencontre avec l’amour, livre et recherche du sentiment, dont l’écrivain est un exemple :

‘« Je me précipite donc. Je prends le premier livre qui se trouve classé à Duras sur le rayonnage de la bibliothèque. C’est L’Amante anglaise. Je lis d’une traite comme un roman policier, un fait divers. C’est très vivant. Ce n’est que de la parole. Ça parle voilà. C’est un interrogatoire de police et c’est tout à fait limpide. Ça fait peur, ça remue des idées de meurtres aveugles en soi. Du temps passe encore et j’enchaîne d’autres livres mais irrégulièrement, pas d’ordre chronologique ni exhaustif. Mes préférences iront bien vite au cours des années – j’allais dire automatiquement ou pire “normalement” – directement vers les plus “hard” : L’Amour, Détruire, dit-elle. Toujours cette envie de se faire du mal quand on est jeune et on continue après. L’Amour restera toujours pour moi le plus beau livre de Marguerite et ceci après avoir tout lu et relu d’elle.’ ‘Plus de vingt ans après, dans une grande surface de Barneville-Carteret dans la Manche, je trouve en livre de poche L’Amour (aucun autre livre d’elle n’est présent, même un, pour grand public, comme on pourrait s’y attendre : Un Barrage contre le Pacifique ou L’amant par exemple). J’offre le livre à Nicolas qui m’accompagne ce jour-là. Je suis particulièrement heureux de l’apparente discordance entre le lieu et cet objet singulier qui s’y trouve. Ce livre qui appelle le feu sur terre, la destruction de tout et la folie comme seule issue est logé dans ce supermarché grand désert de la pensée. Je pense que cela aurait plu à Marguerite et ça prouve aussi que d’une certaine façon elle a gagné.’ ‘Ensuite, et ce ne sera que des années après, seulement quand Marguerite se mettra à faire du cinéma, que je retrouverai le contact avec son œuvre. […] C’est son cinéma qui lancera la lecture exhaustive de son œuvre et ma rencontre avec Marguerite Duras en personne. » 2090

En 1983, Noguez réalise quatre grands entretiens avec Duras sur son travail de cinéaste, tous repris dans le livre La Couleur des mots. 2091 « Elle fut l’Edith Piaf de la littérature », affirme Dominique Noguez dans son avant-propos. Mêmes caprices, mêmes injustices, même humour vachard, même démesure. « A la fois témoin et victime » 2092 dans son ouvrage, il nous en apprend encore sur le « despotisme de la reine Margot, quand on croyait tout connaître avec la biographie fouillée de Laure Adler. Cinq ans ce mois-ci qu’elle repose au cimetière du Montparnasse, avenue du Boulevard, 21e division, et la diablesse tourmente toujours la mémoire des uns et des autres », écrit en 2001 Martine de Rabaudy de L’Express, qui accueille ces pages de Dominique Noguez conviant le lecteur à une balade nostalgique à travers les chemins de l’amitié de l’auteur avec Duras, dès l’origine jusqu’à la tombe aux initiales M.D.

Parallèlement, dans un style différent, le livre de Bernard Sarrut, paru trois ans après celui de Dominique Noguez, évoque une relation étroite et privilégiée, longue de plus de vingt ans, entre l’auteur et l’écrivain-cinéaste Marguerite Duras. Son témoignage singulier parle d’abord et surtout de cinéma et plus précisément du cinéma durassien. Le portrait de Duras brossé par Bertrand Sarrut dévoile une femme dont l’existence est construite sur des transgressions. L’auteur raconte comment on vit à Neauphle-le-Château ou rue Saint-Benoît à Paris. Il évoque les lieux importants, la cuisine ou la chambre de Marguerite. Ce texte composé de souvenirs, tels des séquences cinématographiques, met Marguerite Duras en scène : Duras dans la cuisine, Duras et la chambre d’écriture, Duras entourée d’homosexuels 2093 , elle qui ne l’est pas, Duras en train de tourner Le Navire night 2094 , Duras et son public d’admirateurs, Duras et l’amour, Duras avec son fils, Duras et la maladie, Duras au restaurant à Paris, Duras dans le jardin de Neauphle, Duras et la mort… Sarrut expose des images très intimes parfois, que d’autres n’auraient pas révélées, mais qui rendent plus présente, à nos yeux, cette petite femme sans âge. Ces découpages sont autant de tranches de vie de l’écrivain racontées par Bernard Sarrut à la première personne, ce qui crée un effet de réel inédit et rend vivante l’écrivain. Le premier coup de téléphone, la première journée chez Duras, le premier repas sont autant de moments inoubliables dont Sarrut parle avec émotion. Il parle des lettres qu’il envoie à Duras sans jamais recevoir de réponse, de la nourriture que Duras aime faire et dévorer, de la dédicace tirée de L’Amant qu’il demande à Duras de lui écrire sur un livre 2095 , des désirs et de la confusion qu’elle fait dans ses livres entre amour, sexe et mort, de leurs moments intimes, à deux, de son envie de la serrer la plupart du temps dans ses bras, de l’alcool, pour finir par se recueillir sur sa tombe qui passe inaperçue pour la plupart de ceux qui se promènent.

De la même manière, le livre de Dominique Noguez est vu comme le journal intime d’une amitié douce-amère entre lui et Duras. Elu un temps, puis banni 2096 , « régime commun de ceux qui l’approchèrent de trop près » 2097 , l’auteur se donne à retracer sans retenue le trajet qu’ils parcourent ensemble autour de la littérature et du cinéma. Le récit-hommage de Noguez est conçu en deux parties : Duras analyse l’œuvre, Marguerite rassemble des fragments de journal intime où l’auteur se montre également partagé. Comment concilier « la meilleure personne du monde » et la star infréquentable à l’ « égoïsme ressassant » ? De l’amie Marguerite on apprend à cuire les lentilles et à faire son lit tous les jours. Dominique Noguez remarque aussi : « Rarement, en tout cas, un être m’a fait mieux éprouver, dans ses tenants et aboutissants (regards, gestes, mots), l’enveloppement de cette négativité : n’être pas aimé. » 2098

Jusqu’à la fin des années 70, Dominique Noguez envoie des lettres à Duras (certaines recopiée dans son livre) du genre : « Chère Marguerite, je porte votre film en moi ; je le promène avec moi de ville en ville ; je me l’explique, je le déplie. » 2099 L’éloignement commence en 1983, avec les entretiens mémorables sur l’œuvre cinématographique de Marguerite Duras : « Journée du Camion. Epique. Réussie. Pourtant comment dialoguer avec quelqu’un qui commence par dire d’une de ses propres œuvres : Ce film est complètement génial ! » 2100 .

Noguez admire le cinéma durassien, mais aussi l’arsenal rhétorique qu’elle déploie dans l’écriture (parataxe, antonomase, hypallage etc.). « On sent, à le lire, que Dominique Noguez est lui-même concerné de près par ce cheminement-là. » 2101 , note Claire Devarrieux en faisant référence aux influences stylistiques de l’écriture durassienne sur celle de Noguez. Surnommé par Robbe-Grillet « grand prêtre du culte » 2102 , il continue de la célébrer, de la courtiser, risible lorsqu’il évoque ses dons de cuisinière : « On dit que j’ai une des meilleurs tables de France. » Ailleurs, ému, il révèle cette confidence de Claude Régy : « Marguerite se sent plus menacée par la folie que par la mort. » Son livre est finalement dissécable en deux mouvements opposés : l’analyse de la rhétorique stylistique, qui est réalisée d’une manière « universitaire, savante, subtile et brillante » 2103 , et le récit intime, évoquant une fois de plus la figure personnelle de l’écrivain. C’est un livre touchant, un bio-témoignage semblable à celui de Michèle Manceaux ou de Bernard Sarrut. La relation du côté intime de leur amitié n’est pas sans surprises. Noguez, comme Sarrut, évoque à nu autant ses rêves érotiques, que ses espoirs déçus, ses joies aussi, ses relations mondaines ou encore des événements vécus en commun, telle l’élection de François Mitterrand.

Pourquoi en effet écrire ces bio-récits touchants ? Bernard Sarrut, sur la dernière page de son livre, l’explique clairement, en guise d’hommage et de reconnaissance:

‘« Marguerite, je continue tout le temps inlassablement à parler de toi au gré des rencontres, dans des maisons, des trains, des cafés, des soirées. Je leur parle de toi. On me dit souvent que c’est ce dont je parle le mieux. Je veux que les gens te découvrent, qu’ils t’aiment, que cela change leur vie, tes livres, tes films. Je ne veux pas qu’ils passent à côté de toi. Je continue à offrir tes livres, à faire écouter ta voix, les musiques de tes films, à monter tes films. ’ ‘Pour toi j’ai écrit, filmé, rêvé. J’ai imaginé une réalité autre, en fait ma véritable réalité qui n’a rien à voir avec quoi que ce soit et à peine avec ce monde. Comme tu le disais si bien : “Il faut bien se rendre à l’évidence, ce monde, on a essayé mais ça a raté, ça n’a pas marché, regardez autour de vous ce ratage, il vous crie au visage”. J’ai connu la volonté de transgression, le sexe, la prétention de me croire autre car illuminé dans ton sillage, la fierté d’être à tes côtés. J’ai connu tous les sentiments du haut et du bas. J’ai connu la jalousie et le bonheur, la possession et l’intelligence. J’ai vu une force et, un courage bien plus grand que le mien. Je me suis cru investi d’une aura, marqué du signe fabuleux de t’avoir rencontrée. J’ai éprouvé tout cela par toi et pour toi. […] » 2104

En quoi consiste l’importance d’un bio-témoignage pour le lecteur durassien d’aujourd’hui ? Plus qu’une biographie, peut-être, qui est un regard extérieur d’un lecteur durassien, un bio-témoignage comme celui de Michèle Manceaux, Yann Andréa ou encore comme celui de Dominique Noguez ou de Bernard Sarrut, offre une vision à chaque fois différente, personnelle, fortement subjective sur Duras, puisque chacun raconte ce qu’il vit. En outre, la théorie de l’effet de lecture se voit une fois de plus confirmée. Ces pages qui contiennent, tour à tour, douleur, rancœur, obsession et affection ne sont, au final, qu’une preuve du pouvoir que l’œuvre et la femme Marguerite Duras exercent sur tous ceux qui les ont connues. Elles sont aussi la preuve de la liberté de Marguerite Duras d’écrire, d’aimer,,,,,,,, de rejeter à son gré, mais aussi de la liberté qu’elle inspire aux autres, au lecteur, qu’il s’agisse d’un critique littéraire, universitaire ou journaliste, d’un cinéaste, d’un historien ou encore d’un simple admirateur. Cette liberté qu’on apprend d’elle fait écrire à son tour en empruntant parfois les mêmes chemins de l’amour, de la folie, du courage d’être autrement, de ne plus taire le silence, mais de l’exprimer par l’écriture ou le cinéma.

Notes
2083.

« Noguez effeuille sa Marguerite » par Claire Devarrieux, Libération, le 22 mars 2001

2084.

Ibid.

2085.

Ibid.

2086.

Dominique Noguez, Duras , Marguerite, Flammarion, 2001

2087.

Bernard Sarrut est pharmacien des Hôpitaux de Paris. Eprouvant depuis fort longtemps une passion pour le cinéma, il tourne quelques courts-métrages et écrit des articles sur le cinéma, notamment sur les films de Duras.

2088.

Bernard Sarrut, Marguerite Duras à contre-jour, Les Editions Complicités à Grignan, Collection Privée, 2004

2089.

Op. cit., p. 6

2090.

Bernard Sarrut, op. cit. , p. 6-7

2091.

La Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, éd. Benoît Jacob. Dans Duras , Marguerite, on apprend que duras avait conçu le projet de publier ces mêmes entretiens, en supprimant les questions de son interlocuteur.

2092.

« Dure Duras » par Martine de Rabaudy, L’Express, le 8 mars 2001

2093.

« Après ma première rencontre avec Marguerite à Digne, où elle me donne son téléphone, j’attends quelques semaines avent de l’appeler. Allongé sur mon lit, à côté du téléphone, j’hésite. Je suis anxieux, ému. J’ai peur de tout, d’être ridicule, de l’importuner, qu’elle ne me reconnaisse pas. J’appelle. C’est elle qui décroche. Par la suite quand j’appellerai à Neauphle, c’est souvent quelqu’un d’autre qui répondra et me demandera de la part de qui. J’apprends avec amusement et attendrissement que comme la maison à l’époque connaît deux Bernard – le deuxième Bernard je ne saurai jamais qui c’est d’ailleurs – mon interlocuteur annonçait à Marguerite “c’est Bernard”. Elle disait “lequel ?” et puis elle ajoutait : l’homosexuel ?” au cas où l’autre personne ne l’avait pas devancée. Moi qui à cette époque croyait que cela ne se voyait pas tant que ça, c’est dire dans quelle naïveté j’étais. » Bernard Sarrut, op. cit., p. 49

2094.

« Dehors des gélatines modifient la lumière extérieure. Marguerite lit à la table avec l’autre narrateur Bernard Jacquot le texte qui mêle l’amour fou, le sexe, la richesse et la leucémie dans un Neuilly mortifère. Tout le monde doit sa taire. Il faut aussi souvent se baisser pour ne pas être dans le champ, se refléter dans les vitres, êtres pris tel un insecte dans le faisceau de lumière d’un panoramique. Plusieurs prises sont faites. Le chef opérateur qui officie est l’un des meilleurs du moment : Pierre Lhomme. Marguerite vérifie systématiquement le cadre. Elle n’a aucune hésitation. Elle sait parfaitement ce qu’elle veut. Elle arrive toujours à ses fins, à imposer sa vision. Elle décide – et souvent ce n’est pas une mince affaire – ses acteurs à prendre des postures qu’ils ne désiraient pas au début (je pense en particulier à une posture un peu impudique qui gênait Bulle Ogier). Les réglages des éclairages sont ce qu’il y a de plus long et, pour un observateur extérieur comme moi qui assiste à un premier tournage, souvent fastidieux. Mais je comprends le soin tout particulier de Marguerite, cette obsession de la lumière exacte qu’il doit y avoir dans un film. Elle aime le moindre élément constitutif de l’œuvre en cours. Elle aime d’amour la douceur d’une lumière, le moindre éclat de tissu d’une robe, la moindre hésitation et surtout le moindre trouble de ses comédiens. […] Le tournage dure plusieurs jours. Je suis hébergé chez Michèle Manceaux, voisine et amie de l’époque car la maison de Marguerite est bien entendu pleine à craquer. […] Sur le tournage bien sûr j’essaye de m’effacer au maximum. Je n’ai pratiquement pas d’échanges verbaux avec Marguerite (je la quitte avant le soir où elle va voir les rushes de la journée précédente). Je sais qu’elle a besoin de réfléchir, d’organiser la suite pour le lendemain. […] » Bernard Sarrut, op. cit., p. 32-33

2095.

Duras ajoute quelques phrases du préambule pour introduire le texte et cela donne :

« Pour Bernard Sarrut , avec mon amitié, M. Duras

Paris Mai 86

Voici la phrase que tu voulais voir réécrire par moi ici :

“…c’est un homme qui a peur ; il doit faire beaucoup l’amour pour lutter contre la peur …” Op. cit., p. 79

2096.

Dominique Noguez met en exergue ce côté violent de la personnalité de Duras et écrit dans son bio-récit : « du jour au lendemain sur un petit élément significatif pour elle, peut avec une violence inattendue rejeter complètement quelqu’un (la liste noire comme je l’appelle !). Op. cit., p. 69

2097.

L’Express, le 8 mars 2001

2098.

Dominique Noguez, op. cit., p. 159

2099.

Libération, 22 mars 2001

2100.

Ibid.

2101.

Libération, le 22 mars 2001

2102.

L’Express, le 8 mars 2001

2103.

« Duras , Marguerite de Dominique Noguez » par Hugo Bélit, Bref, mars 2001

2104.

Bernard Sarrut, op. cit., pp. 106-107