A toi et par toi, Marguerite Duras !

Chez quelques-uns de ceux qui ont connu Duras, qui l’ont aimée ou simplement lue et admirée, on remarque un phénomène de transsubstantiation au sens de transfert ou d’échange du plaisir d’écrire. Loin d’offrir ici une analyse exhaustive des gestes critiques de réception par des hommages écrits, car nombreux sont surtout les articles-hommages produits pour le dixième anniversaire de la mort de l’écrivain 2105 , nous désirons nous arrêter quelques instants seulement sur deux articles remarquables (l’un d’Enrique Vila-Matas, « L’écrit et la mouche » 2106 , l’autre de Brigitte Giraud, intitulé simplement « 3 mars 1996, Marguerite Duras » 2107 ) et sur un livre moins connu de Pascal Nottet, Vigilance de somnambules dans l’amour fou. 2108 Ce sont des productions littéraires qui prennent vie après la mort de l’écrivain et à partir de son œuvre.

Le texte de Brigitte Giraud est une lamentation. « Comment parler de Marguerite Duras maintenant qu’elle n’est plus ? » On ne peut pas faire mieux que de lui écrire à partir de son œuvre. Le meilleur hommage est peut-être une incursion dans l’écriture durassienne, pour y puiser les thèmes majeurs. C’est ce que fait Brigitte Giraud : « Que dire après C’est tout, son dernier livre, sinon que les mots, ces mots-là qui depuis accompagnent mon existence, avec du blanc et des dates pour les rythmer et faire silence, sont plus proches du sommeil que jamais, dans la juxtaposition du désir et de la mort, dans l’immobilité du corps qui se détache de lui-même et “ne tient plus ensemble” ? » 2109 Mots, existence, silence, sommeil, désir, corps, folie, mort forment le matériel d’écriture de Duras. Ces mots parlent encore. Ils sont une voix qui dit toujours « quelque chose au plus fort de l’abstraction, presque fière », comme l’entend Brigitte Giraud. « L’écriture de Marguerite Duras est une voix au bord du gouffre de la folie, une obsession nécessaire, un lieu hanté, soustrait aux lois du romanesque, où les échos du désir ont d’infinies variations. » 2110 note cette admiratrice de Duras.

Brigitte Giraud pénètre d’abord dans un parc, celui d’India Song. Elle y voit au loin une forêt, celle de Détruire dit-elle, et atteint ensuite un espace sans couleur, presque blanc. Ici, elle ressent la solitude de la maison de Neauphle, lieu d’écriture de Marguerite Duras. De la Chine du Nord à Paris, en passant par Nevers, ce n’est jamais que le même décor ou presque. Ce n’est qu’un détail dont l’importance est moindre. « La lèpre du cœur est une maladie qui ne connaît pas la géographie. La chair du style quitte ses oripeaux, elle se dépouille ; les mots peuvent maintenant claquer en plein cœur : Dans le désastre. L’essentiel, c’est ça : l’écriture de Duras, sèche, nue, terrible. » 2111 Les mots de Marguerite Duras ne sont pas bavards. Ils vont à l’essentiel, dans des dialogues qui se prolongent d’un livre à l’autre, sans interruption, entre des personnages qui changent à peine de nom, ivres de passion ou en quête d’amour. Duras les investit en « donneurs » de mort (Anne-Marie Stretter) ou en « mendiants » d’amour (tous les autres), elle-même étant passée par ces étapes existentielles. Elle a vaincu la peur de l’écriture. Elle écrit sans se fixer de limites et en donne sa lecture personnelle. « Qu’importent les adjectifs entrés dans l’histoire ou les rencontres hasardeuses, elle reste toujours écrivain. » 2112

La mort de Marguerite Duras n’a pas encore, pour Brigitte Giraud, de réalité tangible. L’écrivain est pour toujours dans la « possession illimitée » de la mer écrite. Y accéder réconforte et bouleverse en égale mesure. Au point de réagir en écrivant à son tour, à la manière de Duras, comme Brigite Giraud ou encore comme Pascal Nottet. Les mots-clés de l’univers littéraire de Duras deviennent les pièces d’un puzzle qu’on peut manipuler et assembler dans n’importe quel ordre. Ils feront sens, car il n’y pas de consigne précise donnée par l’écrivain à ses lecteurs qui veulent entrer dans ce jeu. Pascal Nottet part à l’aventure, « bouleversé, intrigué et questionné » par un nom qui fait naître deux livres : Yann Andréa. Cet Amour-là et Yann Andréa Steiner sont les fils rouges qui le font entrer dans l’œuvre de Marguerite Duras, en 2000. Le résultat est un essai, Vigilance de somnambules dans l’amour fou, tourbillon de mots durassiens mêlés à l’inspiration de l’essayiste « devenant somnambule dans la vigilance même des écritures de l’amour fou. » 2113  :

‘« L’épinglage des textes de Duras, ou commentaires par Duras de ses textes, sur lesquels aura rebondi ma lecture, affleure suffisamment dans ce qui s’en écrit pour ne pas devoir en faire ici la citation. Que leur lecture par contre en soit requise, puisse-t-il l’être en même temps comme nécessaire et comme impossible – devenant somnambule dans la vigilance même des écritures de l’amour fou. » 2114

Pascal Nottet offre à Duras un texte-hommage, à mi-chemin entre poème et essai. Le régime d’adresse durassien, les noms de ses personnages, limités parfois à un simple « vous » ou à de simples initiales, en passant par les indéfinis « l’un » et « l’autre », mais tous à la consistance de la pierre, « Steiner », tout cela inspire Pascal Nottet qui note :

‘« Que peut séparer dire, entre le vous d’une adresse au lecteur, et cet objet direct qui fait l’objet d’un livre ? – et que le livre nomme, ou que les livres nommeraient Yann Andréa Steiner ? Et que pourrait encore séparer dire entre le vous d’une adresse inconnue mais précise, Yann Andréa Steiner, et l’absence de tout objet – laissant ainsi le verbe dans l’absolue syntaxe de sa faute inaudible ?’ ‘Ou davantage encore dire est-il généreux ? Et l’apostrophe de vous étant question de vous quand elle s’adresse à vous, est-il ici question, Yann, Andréa, Steiner, de vous aimer sans votre nom parmi les noms de votre nom ?’ ‘Yann Andréa Steiner ; ce n’est pas tout à fait votre nom ; et Marguerite est un prénom qu’elle n’aimait pas – pas tout à fait.’ ‘Et pourtant ce pas-tout-à-fait-votre-nom est vraiment votre nom, et plus que votre nom. Et le prénom de Marguerite est resté pris dans la prise du nom d’emprunt que nous lui savons tous.’ ‘L’un et l’autre, l’un avec l’autre, l’un l’autre – s’aiment-ils ? Ils aiment – au revers des noms tels qu’ils se défont dans les noms du nom. » 2115

Steiner reste à l’origine de l’écriture, pierre du Barrage…au bord du gouffre de la mer d’écriture durassienne, mais aussi matière originelle pour dire l’impossible amour de Yann Andréa, de Lol V. Stein ou encore d’Aurélia Steiner, « trois fois nommée : depuis Melbourne et Vancouver disant nulle part l’endroit dont Paris n’est ainsi pas l’envers. » 2116 . Steiner-pierre fait aussi l’objet de l’essai de Pascal Nottet sur l’œuvre qui « dure de Duras », écrit sur la pierre tombale de l’écrivain. « Car les pierres ne fleurissent pas – il arrive parfois que nous les fleurissions. », écrit l’essayiste à Marguerite, « ce jeu terrible d’effeuillement d’amour, entre comptine et chant – jusqu’en l’absence de tout pétale pour nos enfances de toujours. » 2117 Pascal Nottet écrit aussi à Duras, ému par le livre de Yann Andréa, Cet amour-là, paru après trois ans de solitude désespérée en l’absence de celle qui écrit à son tour, « avec le Pacifique contre le Pacifique », sur les « pierres inespérées du sans-espoir », et par « devoir-espérer-sans-espoir d’un désespoir inespéré » 2118 .

Cet essai de Pascal Nottet est très suggestif de la vision que cet auteur a sur l’écriture durassienne. C’est indubitablement une écriture qui charme le lecteur, l’enivre et puis l’entraîne dans un tourbillon sans fin de mots, d’idées, d’amour, de mort, d’immobilité de pierre et d’écoulement de la mer dans un océan de solitude et de silence. L’œuvre de Duras s’avère infiniment prodige pour le « fils prodigue » que fut Pascal Nottet 2119 .

Très récemment, en 2006, le romancier espagnol Enrique Vila-Matas, qui fut autrefois le locataire de Marguerite Duras à Paris, apprend d’elle les mystères de l’écriture et se lance dans la rédaction d’un article-hommage, à dix ans de la mort de celle qu’il « connut sans parvenir à la connaître. » 2120 Comment écrire sur Marguerite Duras, son maître, qu’il admire tant - bien plus, qu’il adore, car « elle a la beauté de ce qui est littérairement infini » ? La poésie de son écriture le fascine et elle l’a parfois ému ou fait pleurer. A dix ans de sa mort, Vila-Matas tient à lui avouer son amour et sa fascination pour les grands écrivains, c’est-à-dire ceux qui innovent ou prennent des risques et qui ne plaisent pas à tout le monde. Il tient aussi à lui avouer son regret de ne pas être resté plus près d’elle et ne pas lui avoir tenu davantage compagnie dans les années 70 quand elle vivait dans une constante amertume qui « la faisait précisément tant et si tristement rire. » 2121 Cet article-essai, visiblement rempli de nostalgie, veut rompre le silence et laisser son auteur dire, jamais trop tard, le regret d’avoir connu Duras sans la connaître :

‘« La maison de l’écriture, l’avait-elle appelée le jour où elle m’avait offert des traductions de ses livres en espagnol dont elle ne savait ni quoi faire, ni à qui les donner : ces publications que j’ai lues, ces derniers temps, avec nostalgie et dont je regrette parfois égoïstement qu’elles n’aient pas de dédicace d’elle, à vrai dire je ne le regrette pas vraiment et de moins en moins, parce que je sais que la seule chose à faire pour en savoir un peu sur elle, c’est lire ces livres, maintenant qu’il y a déjà dix ans que tout a pris fin, maintenant qu’il est trop tard pour tout, sauf pour la lire et désirer – comme elle disait – que tout s’écrive autour de nous et pouvoir dire ainsi, par exemple, que je l’ai connue sans la connaître, et l’écrire pour ne pas me taire, surtout parce que j’ai besoin de ne pas me taire et d’écrire sur elle, je ne peux pas passer sous silence Son nom de Venise dans Calcutta désert : Marguerite Duras. » 2122

De son maître, Enrique Vila-Matas apprend à mieux écrire sur la mort de la mouche. « La mouche écrit », phrase célèbre de Marguerite Duras de son livre Ecrire, est longtemps considérée par Vila-Matas comme une phrase comique de l’écrivain. A dix ans de sa mort, l’écrivain espagnol reprend la lecture de ce livre et découvre l’aspect éminemment tragique de cette phrase. Il lit derrière ces mots un grand silence, celui qui dessine l’itinéraire d’une mouche dans le ciel bleu et immortel de Neauphle-le-Château ou dans le grenier de la maison de l’écrivain, que Vila-Matas visite souvent. « On écrit sans le savoir. On écrit à regarder une mouche mourir. On a le droit de le faire. » note Duras dans Ecrire. Ce jour-là, où Duras parle à Michelle Porte de la mort de la mouche, Enrique Vila-Matas sort de Neauphle-le-Château « comme on sort d’une phrase », cinq livres durassiens traduits en espagnol sous le bras. Il apprend à écrire sur le silence de la mouche moribonde. Duras écrit : « Mes livres sortent de cette maison. De cette lumière aussi, du parc. De cette lumière réverbérée de l’étang. Il m’a fallu vingt ans pour écrire ça que je viens de dire là. » Enrique Vila-Matas lui confie : « Et moi, il m’en a fallu trente pour dire quelque chose d’aussi banal que ceci : je suis sorti de chez elle avec cinq livres traduits en espagnol par les Editions Seix Barral et je ne savais pas à l’époque que je mettrai autant de temps à les lire en profondeur. Je sors maintenant de ce fragment comme on sort d’une phrase. » 2123

Le plaisir que procure aux chercheurs durassiens, admirateurs de l’écrivain, la découverte de tels textes, est énorme. D’abord parce qu’ils ne restent plus cachés dans les rayonnages des bibliothèques, comme c’est le cas de l’essai de Pascal Nottet, que nous avons découvert dans la bibliothèque de l’IMEC, endroit malheureusement peu fréquenté par le public. Ensuite, le chercheur ne peut que se réjouir devant la découverte de tels effets de lecture durassienne, apparus après la mort de l’écrivain, mais ayant pris racine durant la relation de ces lecteurs avec Duras. L’œuvre de Duras vit encore grâce à ses lecteurs et reste vivante dans leurs souvenirs. Ces productions littéraires de Dominique Noguez, Bernard Sarrut, Pascal Nottet ou Enrique Vila-Matas sont incontestablement des hommages rendus à celle qui est leur amie, leur maître ou tout simplement leur égérie. Mais puisqu’on parle d’hommages, geste critique qui témoigne de l’admiration qu’on ressent à l’égard de cet écrivain au fil du temps, on ne peut pas se passer de parler aussi d’autres gestes remarquables censés garder en mémoire l’image de celle qui « fait la littérature ».

Notes
2105.

Voir par exemple le site contenant un dossier Marguerite Duras pour la commémoration de sa mort du 3 mars 2006 sur www.remue.net .

2106.

« L’écrit et la mouche » par Enrique Vila-Matas, Le Magazine littéraire, n° 452, avril 2006, n° spécial Duras réalisé par Aliette Armel

2107.

« 3 mars 1996, Marguerite Duras » par Brigitte Giraud, Le Jardin d’Essai. Lectures. Ecritures. Vie littéraire, revue trimestrielle de littérature, janvier-mars 1997, publié avec le concours du Centre National du Livre

2108.

Pascal Nottet, Vigilance de somnambules dans l’amour fou, Les Editions de l’Ambedui, Bruxelles 2002

2109.

Brigitte Giraud, Op. cit., p. 8

2110.

Ibid., p. 9

2111.

Ibid., 10

2112.

Ibid., p. 11

2113.

« P. N. - janvier 2001 » par Pascal Nottet, Vigilance de somnambule dans l’amour fou, Les éditions de l’Ambedui, Bruxelles, 2002

2114.

Ibid.

2115.

Pascal Nottet, Op. cit, pp. 2-3

2116.

Ibid., pp. 4-5

2117.

Ibid., p. 10

2118.

Ibid., p. 11

2119.

Pascal Nottet est un des pseudonymes de Rascal, né en Belgique, le 24 juin 1959. Il passe son enfance à Namur. Il a toujours détesté l'école, préférant l'école buissonnière. C'est ainsi qu'il devient autodidacte. Après avoir travaillé dans la publicité, réalisé des affiches pour le théâtre, et fait plusieurs métiers, il décide de se consacrer aux livres pour enfants. Il est à la fois auteur et illustrateur mais écrit le plus souvent des histoires pour d'autres artistes. Il vit à la campagne. "...Rascal suscite toujours la rêverie ou l'interrogation. Cet auteur d'albums esquisse en peu de mots, le rapport de soi au monde, de soi à soi." (Extrait du bulletin de l'Office du livre en Poitou-Charentes, mars 2000) Rascal a également écrit des histoires sous le nom de Marie Ghislain. (www.ecoledesloisirs.fr)

2120.

« L’écrit et la mouche » par Enrique Vila-Matas, Le Magazine littéraire, n° 452, avril 2006

2121.

Enrique Vila-Matas, Op. cit.

2122.

Ibid., p. 31

2123.

Ibid.