La photographie et l’oubli

Entre la photographie absolue de l’Amant (1984) et la suite de photographies de La Mer écrite (1996), on assiste à un processus incessant de (re)construction/déconstruction de l’image de l’auteur et du monde par le biais de la photographie prise par l’autre, mais avec la collaboration directe de Duras, et de l’écrit. La manière même d’écrire change. Si au début la photographie donne vie à un récit autofictif (L’Amant), elle crée ou est accompagnée des années plus tard de « mots » qui parfois ne traduisent en rien l’image. (La Mer écrite). Les Yeux verts 2138 , autre livre d’images autour de Duras, la principale réalisatrice du numéro de juin 1980 des Cahiers du cinéma, précède L’Amant et La Mer écrite, tout en annonçant en quelque sorte l’incongruité future entre image et texte. Mais le cinéma durassien n’est-il pas célèbre pour l’incongruité que ce cinéaste produit entre image et son ? Le film India Song en est très parlant. Les Yeux verts constitue une sorte d’album photographique très personnel, hommage de la cinéaste Duras, où l’on retrouve mêlées des photos de famille, de sa mère, des photos de ses films, des photos des films d’autres cinéastes, des photos d’inconnues, des photos d’elle. Comme le dit Jérôme Beaujour :

‘ « Toutes ces photos apparaissent sans légende et elles ne revoient que très rarement et très indirectement au texte en regard, leur circulation est libre, les identités flottent, se perdent, ou plutôt, ont l’air d’aller s’exiler sur des visages qui tout en leur prêtant des traits où ils pourraient reconquérir une identité nouvelle, achèvent de l’anéantir. Ils ne sont que des indications pour se perdre à nouveau. » 2139

D’ailleurs, il faut noter dès le début que le rapport de Duras à la photographie reste assez ambigu. L’écrivain dit à une occasion qu’on ne peut pas avoir une véritable photographie de soi si l’on est photographié « professionnellement ». La vraie photographie de soi est prise dans une inconscience de l’acte. Elle dit : « J’ai une tête très différente en écrivant ou en dormant. Je suis au plus loin de moi-même, dans l’oubli total. Je ne m’en reconnaîtrais pas dans une photo. C’est différent d’une glace. On peut photographier des animaux, mais pas des êtres humains. Les vraies photos de moi sont celles où on photographiait mon fils. » 2140

En effet, la relation écrivain/photographie ne peut être lue qu’à travers l’écriture. Duras croit à la force du mot qui dit plus que mille images. Le mot et l’image photographique ou cinématographique forment chez Duras des « constellations » où, comme le note Jérôme Beaujour, il est souvent difficile de se repérer : « Ils sont des états comme la glace est un état de l’eau, inséparables les uns des autres, enfouis les uns dans les autres, ouvrant même les uns pour les autres des couloirs de trahison. » 2141 L’Amant est né à partir d’une image qui n’a jamais été prise, qu’elle appelle « l’image absolue ». D’après le témoignage de l’écrivain, son fils a eu l’idée de soumettre à un éditeur d’art un projet de livre de photographies autour de l’enfance de l’écrivain. Elle devait en faire le texte, commenter les photos. Une fois le projet terminé, l’éditeur a trouvé que le livre tel quel n’avait pas lieu d’être édité. Toutefois, raconte-t-elle, Jérôme Lindon, des Editions de Minuit, a aimé ses commentaires, ses méditations autour de ce temps révolu. Mais il trouvait, curieusement, les photographies sans intérêt. C’est l’histoire du livre L’Amant. La relation de Duras écrivain avec la photographie tourne autour de sa conviction que la photographie « capte le temps en le détruisant, encercle le souvenir et l’appauvrit. Loin d’être une illustration du souvenir, la photographie anéantit le passé » 2142 à cause de sa « puissance mortifère » 2143 qu’elle déploie.

Notes
2138.

Marguerite Duras, Les Yeux verts, Ed. Cahiers du cinéma, juin 1980

2139.

« L’oubli et la photographie », par Jérôme Beaujour, Le Magazine littéraire, juin 1990, p. 49

2140.

Cf. L’émission « Le bon plaisir de Marguerite Duras » du 20 octobre 1984

2141.

« L’oubli de la photographie » par Jérôme Beaujour, Le Magazine littéraire, juin 1990, dossier Duras réalisé par Aliette Armel, p. 49

2142.

Cf. une réponse que Duras offre à la question : « Dans votre récit L’Amant comme dans votre vie, la photographie semble tenir une place importante… Quel est son rapport à l’écriture ? » Voir www. dialogus2.org/DUR/laphotographie.html

2143.

Jérôme Beaujour, op. cit., p. 50