La photographie et l’écrit

Entre l’écriture et l’art de l’image (photographie, cinéma) il y a un rapport mutuel d’invention. « C’est la littérature qui donne du sens à la photographie », dit Jérôme Thélot dans son livre Les Inventions littéraires de la photographie 2144 , au sens où finalement « c’est la littérature qui a inventé la photographie » 2145 . D’un côté, explique Jérôme Thélot, la littérature invente la photographie : elle en imagine les fictions vraies, elle l’érige en questions subjectives et lui attribue des valeurs. C’est ce qu’on peut appeler chez Duras l’autofiction photographique. D’un autre côté, la photographie invente la littérature : elle la redétermine de part en part, l’oblige à une expérience inédite, bien plus, « la somme de se ressaisir à nouveaux frais devant elle » 2146 . Si ce raisonnement est vrai, lorsqu’on parle de Marguerite Duras, il faut pourtant effectuer non pas un changement de fond, mais de forme en ce qui concerne le processus de création.

En effet, il s’agit d’inverser l’ordre des événements : la photographie, existante ou absente, est dans un premier temps à la base de la littérature, et non l’inverse. C’est l’image qui produit l’œuvre littéraire. Prenons l’exemple de l’Amant qui est structuré autour d’un trou central représenté par l’image absente, qui est purement imaginaire, de Duras à quinze ans, lors de la traversée du Mékong. Duras évoque le « pouvoir latent de l’image absente » 2147 exprimé par Alain Robbe-Grillet sous cette forme : « C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur » 2148 . En effet, Marguerite Duras raconte à Bernard Pivot que L’Amant avait été conçu sous la forme d’une série de commentaires sur des photographies autobiographiques, et qu’il aurait, à l’origine, porté le titre de La Photo absolue 2149 . Chez Duras, l’image ne peut pas exister sans texte. Ils sont indissociables, quoique parfois sans aucun lien apparent. Mais l’un fait exister l’autre. L’image même imaginaire, fait exister le texte. Mais aussi le texte s’associe à l’image pour parfaire l’œuvre. Le nom de Duras est composé de ces deux instances créatives, écrit et image, comme le prouve si bien son livre La Mer écrite. C’est la raison aussi pour laquelle les biographes durassiens rendent une version en images de sa vie ou Dominique Noguez organise une exposition pour le dixième anniversaire de la mort de l’écrivain.

Dans L’Amant, c’est la représentation textuelle des images absentes ou imaginaires de l’écrivain à différents stades de sa vie qui crée la dynamique centrale du roman. Le roman commence par une description tridimensionnelle du visage de Duras. On fait connaissance dans un premier temps avec le visage de Duras, au moment de la rédaction de L’Amant, que l’écrivain compare à son visage de jeune fille. Cette comparaison est réalisée par un admirateur : « J’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté » 2150 . Ensuite, on admire le visage de l’écrivain à l’âge de dix-huit ans, peu de temps après les événements racontés dans le livre. Enfin, la dernière description porte sur la « photographie absolue », et il s’agit d’une juxtaposition de ces deux images précédentes (Duras à l’âge de la vieillesse et à dix-huit ans) avec Duras à quinze ans et demi, quand elle a rencontré l’amant chinois pour la première fois. Cette dernière mise en image, de l’écrivain à quinze ans, est une photographie très réussie, exploitée par tous les biographes de Duras. Toutes les galeries photographiques sur Duras commencent par cette image de l’écrivain à l’âge de l’innocence. Son visage déborde de beauté et de jeunesse. On lit déjà dans ses yeux et sur ses lèvres la vie future, la douleur et la jouissance, la souffrance et le plaisir de vivre, l’acharnement contre l’injustice et l’audace d’une écriture différente. Pourquoi mettre dès les premières pages d’un livre cette photographie de la jeune fille au visage innocent, mais qui cache derrière « la bohème » 2151  ? C’est peut-être un essai d’innocenter l’écrivain qui reste fidèle à elle-même et à sa jeunesse jusqu’au dernier moment de sa vie, mais aussi c’est pour dire que l’œuvre durasienne a comme point de départ le temps originaire de l’enfance. Photo et œuvre chez Duras deviennent mythe.

Dans La Mer écrite, ouvrage de petit format paru chez Marval en 1996, il semble qu’on assiste à une invention réciproque de la photographie et du texte. En fait, on n’est pas très sûr de l’ordre des choses. Il est possible que la création littéraire et photographique ait eu lieu simultanément, car Duras écrit les « mots » du texte qui accompagne les photos « comme si elle voyait pour la première fois » 2152 . Cette phrase ambiguë nous fait donc penser à la simultanéité de l’écrit et de ce premier regard jeté sur le monde, quoique écrire ne veuille pas automatiquement dire transcription du voir. Autrement dit, la lecture de la réalité par Duras ne produit pas forcément les « mots » du livre. Comme le dit Danièle Méaux dans un article portant sur la mise en regard des mots dans La Mer écrite, « il y a une différence fondamentale entre le visible et le lisible » 2153 . Les photos sont ici des « signifiants à signifiés inattendus » 2154 . Pourtant, derrière ce divorce dramatique entre le lisible et le visible, au cœur des images, se cache une secrète unité qui a pour but de mettre du sens dans les images. Le livre se situe à mi-chemin entre image et réalité.

A une analyse plus attentive du témoignage que Yann Andréa fait à la fin du livre, on peut aussi conclure que l’acte d’écriture est postérieur à l’acte de la prise photographique :

‘ « Eté 1980-1994. Pendant ce temps de tous ces étés, les promenades dans l’automobile noire. Hélène Bamberger photographie ce qu’elle voit, elle, M. D. On ne comprend pas toujours les circuits, ce qu’il faut voir. On obéit. Hélène photographie. Moi, je conduis l’automobile. On oublie. Et puis pendant l’été 94, elle écrit ces mots comme si elle voyait pour la première fois. Et nous, Hélène et moi, et elle, M. D., on est enchantés. On croit comprendre quelque chose. Des mots. Des images. » 2155

C’est Duras qui voit, qui aide Hélène Bambergerà positionner l’appareil photo, qui cadre les choses. Autrement dit, elle joue le rôle de « médiateur », pour emprunter ce mot à Roland Barthes 2156 , d’intercesseur dans la prise de vue ou encore d’« interprétant photographique » 2157 , modélisant le regard du photographe. Par un déséquilibre voulu entre photographie et écriture, Duras travaille le réel par des indications techniques et métamorphose la réalité par l’écrit. C’est une mise à nu du réel photographié dans le texte. Cette mise à nu du réel traduit la propension de Duras à transformer le réel, à le projeter dans le mythe à travers l’écriture. La relation entre les photos et le commentaire écrit n’empêche pas pourtant les images de former un ensemble d’effets qui leur appartiennent en propre. « Souvent elle me dirigeait et parfois se mettait en scène » avoue Hélène Bamberger. « Avant de la connaître », poursuit-t-elle, « je n’aurais jamais eu l’idée de photographier un paysage, et encore moins une flaque d’eau » 2158 . Hélène Bamberger raconte comment Duras lui apprend à regarder le monde photographiquement, pour en extraire la beauté qui n’est souvent pas facile à saisir :

‘ « Les premiers jours quand elle m’emmena en voiture pour photographier ce qu’elle voulait, elle m’avait dit : “Tiens, prends-moi ça”, c’était une flaque d’eau sur le côté de la route, rien, et je lui ai dit : “Vous croyez vraiment ?”, et elle m’a coupée, elle m’a dit : “Fais vite, tu vois bien que le nuage s’en va”, et je me suis alors penchée tout contre son épaule, je me suis penchée à la hauteur de ses yeux, et c’était vrai, de là apparaissaient, dans cette eau, des frisations d’arc-en-ciel et le cerne du nuage, et à partir de ce soir là, lorsque ce n’était pas évident, je me penchais pour voir moi aussi ce qu’elle, si petite, voyait. » 2159

Comment ne pas rendre hommage à un artiste qui dispense de cette manière généreuse son savoir-faire pour apprendre aux autres à regarder le monde ? Voilà donc une autre Duras, qui voit le monde photographiquement, selon son imaginaire à elle et repère dans le monde extérieur des images qui siégent déjà dans son monde intérieur, dans son esprit. Ceci nous fait penser à une préexistence de l’image pas encore matérialisée, une image universelle, mythique au sens de construction de l’esprit, qui ne repose pas forcément sur un fond de réalité 2160 , mais qui peut y trouver des racines. Dans cette perspective, on peut dire que la postériorité de l’acte d’écriture ne signifie pas automatiquement chez Duras reproduction de la réalité ou mimesis. Cela entraîne un renversement de l’ordre des événements qui nous dit que l’antériorité de l’acte d’écriture par rapport à l’acte photographique dans La Mer écrite n’est pas exclue. Les images du livre existaient déjà dans l’imaginaire durassien, les informations y siégeaient « comme un discours oublié » 2161 et n’attendaient que le moment opportun pour se matérialiser, pour prendre le corps des mots dans ce livre en tant qu’accompagnateurs des photos.

Notes
2144.

Jérôme Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Presses Universitaires de France, 2003, p. 1

2145.

Ibid.

2146.

Ibid., p. 3

2147.

Julia Waters, « Marguerite Duras ou l’enchantement : l’angoisse de l’influence chez Alain Robbe-Grillet », in Les Lectures de Marguerite Duras, Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, ouvrage publié avec le soutien du LERTEC, de la Région Rhône-Alpes et du Centre Culturel de la Tourette, PUL, 2005, pp. 269-277

2148.

Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris, Minuit, 1987, p. 18, cité par Julia Waters, op. cit.

2149.

Cf. Julia Watres, op. cit.: ailleurs, dans un entretien avec Hervé Le Masson, “Inconnue de la Rue Catinat », Le Nouvel Observateur, 28 sept. 1984, Duras donne comme titre original L’Image absolue.

2150.

Marguerite Duras, L’Amant, Minuit, 1984, p. 9

2151.

Laure Adler, Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 484

2152.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 68

2153.

Cf. Danièle Méaux, « La mise en regard des mots et des images (A propos de La Mer écrite de Marguerite Duras et Hélène Bamberger), in Les Lectures de Marguerite Duras, Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, ouvrage publié avec le soutien du LERTEC, de la Région Rhône-Alpes et du Centre Culturel de la Tourette, PUL, 2005, pp. 281

2154.

Cf. Daniel Grojnowski, Photographie et langage, José Corti, 2002, p. 322

2155.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 68

2156.

Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie 3, Cahiers du cinéma Gallimard/Seuil, 1980, pp. 21-22

2157.

Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie, éd. Jacqueline Chambon, 2002, p.21

2158.

Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville, L’Yeuse, 2004

2159.

« Marguerite a dit, tu vois, c’est l’Intelligence », propos recueillis par Michel Cournot, Le Monde, 12 avril 1996

2160.

Cf. la définition du mythe telle qu’elle est donnée par Le Petit Larousse

2161.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 23