La photographie est pour Duras un déclencheur de discours et pas forcément son objet. Quel que soit le rapport temporaire entre l’acte d’écriture et l’acte photographique, l’importance de la photographie réside de son pouvoir (re)créateur. Elle fait vivre la personne disparue dans la conscience de ceux qui l’admirent (fonction d’hommage), autrement dit elle en recrée le portrait et lui donne vie (effet visuel garanti), mais la photographie chez Duras a une fonction sous-jacente dominatrice, peu visible pour ceux qui ne connaissent pas l’écrivain. Pour elle, la photographie est une manière de contrôler le lecteur, de lui guider les pensées, sinon de les lui contrôler, car le texte échappe à l’image. Ce geste commence dès la prise photographique, lorsque Duras commande et conseille aux photographes de La Mer écrite, par exemple, les images qu’ils doivent saisir. On parle dans cette perspective d’un effet « médium » et d’un effet-personnage qui existent parallèlement dans le rapport de Duras à ses lecteurs. Ses photographes sont d’abord ses lecteurs. Pourquoi Yann Andréa et Hélène Bamberger se laissent-ils entraîner par Duras dans la prise photographique, en lui obéissant jusqu’aux moindres détails, eux, qui avouent à la fin avoir cru comprendre quelque chose à leur acte : des mots, des images ? Peut-on parler ici également d’une volonté de l’écrivain de s’emparer du monde réel pour le transformer en mythe par le biais de la photographie et de l’écriture ? Pourquoi alors photographier la Seine comme si elle était le Mékong ? Pourquoi Alain Vircondelet, Jean Vallier ou encore Dominique Noguez s’emparent-ils des images de l’écrivain pour réaliser des photo-biographies : livres et exposition, dont l’effet-personnage ne cesse d’émouvoir, de révolter et de réveiller l’intérêt du lecteur, malgré l’effet répétitif des images ? Qu’est-ce qu’on aime chez Duras pour qu’on continue de la regarder ?
Certainement, la volonté que Duras manifeste, de mélanger la vérité et l’imaginaire, charme le lecteur et l’attire sans cesse vers son univers autofictionnel. C’est ici qu’il faut chercher la source de l’effet visuel et de l’effet-personnage de Marguerite Duras. Vérité et légendes d’Alain Vircondelet, de Marguerite Duras. La vie comme un roman de Jean Vallier ou de l’exposition Une question d’amour, Marguerite Duras réalisée par Dominique Noguez à dix ans de la mort de l’écrivain : rétrospective de la vie de Marguerite Duras et hommage à celle qui « fait la littérature ». Quant à Yann Andréa et Hélène Bamberger, ils vont à la cueillette d’images, animés par Duras elle-même qui transforme les clichés en mythe par la force du mot. Peut-on parler dans cette perspective de photogénie chez Marguerite Duras ? La manière dont elle regarde le monde à travers la photographie ou l’écriture, mais aussi la manière dont elle se met en scène elle-même (l’effet personnage) pour la prise photographique confirment son talent à manipuler l’art de l’image afin de tout ramener à elle et à son œuvre écrite. L’histoire d’écriture des livres durassiens a déjà été transformée en mythe par leur auteur lorsqu’elle dit à Aliette Armel avoir vécu le réel comme un mythe 2162 . L’enfance, l’amour, la mort, la passion, la mer forment le bagage thématique récurrent de l’écriture de Marguerite Duras. Les mêmes thèmes reviennent aussi dans son œuvre photographique ou sont repris par les réalisateurs de livres d’images sur Duras. Dans ces albums, une place importante est accordée aux photographies de ses manuscrits. Quel intérêt le lecteur pourrait-il avoir à regarder ces images de brouillons ? Les photos des manuscrits durassiens montrent des pages pleines de ratures et de corrections, qui en réalité ne sont que l’image de ce mythe durassien qu’est l’écriture. Ces photos deviennent donc des mythes durassiens. Ces lecteurs de Duras, photographes ou biographes, se laissent emporter par ce mythe et réalisent des œuvres à fort caractère répétitif, à partir de la figure de l’écrivain et de sa propre œuvre. Mais l’idée de puiser aux mêmes sources et de reprendre les mêmes images n’ennuie jamais le lecteur, comme la reprise incessante des mêmes thèmes chez Duras ne finit jamais d’attirer des lecteurs. Chez les biographes durassiens, les images s’entremêlent, se complètent et donnent l’impression de reprendre à l’infini le fil de la vie de l’écrivain, pour la faire vivre sans limites. La pluralité photo-biographique durassienne crée cet effet intertextuel qui se retrouve dans ses textes.
Le Magazine littéraire, juin 1990, « J’ai vécu le réel comme un mythe », propos recueillis par Aliette Armel