L’image et l’écriture : l’infidèle fidélité

L’analyse du rapport texte-image n’est pas facile à construire. Ainsi, d’une part, dire qu’un texte « donne à voir », sur le modèle d’une photo ou d’un tableau, explique Philippe Ortel dans son livre La littérature à l’ère de la photographie 2170 , paraît métaphorique. D’autre part, dire qu’une image se réduit à signifier, c’est faire peser sur elle le modèle linguistique, alors qu’une partie de ses pouvoirs tient justement à ce qui, en elle, échappe à la discursivité. Bernard Vouilloux, cité par Ph. Ortel, affirme que le carrefour théorique où texte et image se croisent relève d’une « topographie incertaine » 2171 . Chez Duras, qui n’est pas seulement une passionnée des caméras de télévision, mais aussi de l’appareil photo, la photographie représente et crée un nouvel espace de communication. Par l’image combinée à l’écriture, Duras réalise la photomorphose 2172 , c’est-à-dire, la transfiguration du réel photographique par l’acte de l’écriture.

Images et texte, tout est prêt à signifier dans La Mer écrite, même les blancs. Les vues de petit format (10 X 6,6 ou 6,7 cm, sauf la dernière 3 X 4,5 cm) sont entourées d’une large marge blanche. En vis-à-vis, quelques phrases brèves se détachent sur la page: « c’est dire combien le blanc prend d’importance » 2173 , explique Danièle Méaux, lectrice de La Mer écrite. Loin de correspondre à un vide, il possède une certaine densité et participe à une évocation du silence, silence des paysages fixés par la photo, silence si cher à Duras et qui peuple toute son œuvre. Duras se met à l’écoute de ce que taisent les images. Leur silence laisse percer l’essentiel, il provoque une fascination qui ne parvient pas à épuiser son objet. Il faut remarquer le fait que le texte ne rejoint pas toujours les images apparentes : « Elle est là comme un discours oublié. Bleue. Elle est. C’est indéniable. C’est bleu. » 2174 , alors que dans le cliché cette couleur est absente. Ce n’est d’ailleurs pas le seul exemple de ce genre, car, plus loin, Duras note : « Ça c’est la capitale des mouettes » 2175 sans toutefois pouvoir discerner sur l’image aucun oiseau. Images et textes paraissent donc tout à la fois étroitement liés et profondément autonomes. Comme le note Alain Buisine, « le seul (non-) rapport possible entre le texte et les photos est de mettre en scène leur impossible rencontre » 2176 . Si une image était juste une image chez Duras, elle ne serait pas une « image juste », car pour l’écrivain, la réalité photo n’est pas assujettie à la notion de ressemblance : le rapport à la réalité n’est pas la réalité photo. Il n’y a pas de règle d’interprétation dans l’image, il n’y a que de l’imaginaire. Quel rapport Duras entrevoit-elle alors entre les images et le texte ?

Si pour Roland Barthes, la photographie est une image sans code 2177 , pour Duras la photographie est la liberté. La liberté de dire, de voir à son gré la réalité. Il n’y a pas de code préétabli. Car la photographie, comme le disait Barthes dans ses notes sur l’art de la lumière, n’est pas une « copie » du réel, mais une « émanation du réel passé » 2178 . Duras s’approprie une image de manière à entremêler jusqu’à l’indistinction parfois, ce qui relève de la théorie, de la spéculation, de l’autobiographie, du commentaire libre et de la rêverie. Il y a une différence considérable entre ce que Duras voit dans une photo et ce qu’elle en ressent. Duras ne se trouve pas engagée dans une problématique de la fidélité de l’écriture par rapport à la photographie. La photo constitue pour elle une source d’écriture. Renvoyée à son statut « spectaculaire » 2179 , elle tombe dans le genre littéraire, celui d’une parole muette, concise, parsemée, comme on l’a déjà vu, de blancs. Duras écrit le texte poussée par la violence de la photographie qui « lui emplit de force sa vue », car « en elle rien ne peut se refuser ni se transformer. Qu’on puisse parfois la dire douce ne contredit pas sa violence » 2180 .

La violence exercée par l’image apparente sur la vue donne naissance au texte qui n’est pas complètement assujetti au réel. Il se veut tantôt commentaire de l’image photographique, tantôt production intellectuelle d’un réel passé et stocké dans la conscience de l’auteur. Ainsi, « le pont de Tancarville franchissait le Mékong, les prés salés devenaient des rizières, on traversait ”les forêts du Canada…“ » 2181 . Dans La Mer écrite, Duras passe de l’image au texte par la transformation du réel. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que Duras « devient l’ambassadrice d’une Indochine perdue » 2182 , car elle conseille à Laure Adler : « Tu ne trouveras rien au Vietnam. Yann va t’emmener sur les bords de la Seine, à trente kilomètres de Paris, là où elle fait une boucle et où les feuilles font un lit sur la rive et où la terre devient spongieuse. C’est pas comme le Mékong. C’est le Mékong. » 2183

Par l’écriture photographique, Duras se découvre elle-même comme un écrivain qui aime inventer. Les deux « couches sémiotiques » 2184 de l’image, l’iconique et le symbolique, sont accompagnées par l’imagination dans son commentaire photographique. Les images entretiennent avec le texte durassien les rapports les plus troubles, élaborant, comme le dit Daniel Grojnowski, ce « troisième sens », le « sens obtus » que R. Barthes situe « en dehors du langage (articulé) » 2185 . Duras garde l’iconique, comme support de son écriture, tout en le transformant en symboles. Le symbolisme est obtenu par une mise en configuration sémantique du réel. Les images délivrent un savoir sur le monde plutôt qu’un sens. Ainsi, l’ombre du balcon, prise en image, qui « nous rappelle rien », devient symbole du « Tout », du fer, de l’absence, du vide et mène en fin de compte à un « état avancé de désespoir » 2186 . Ou bien l’image d’un pont « ouvert sur les marais de la Seine comme sur l’espoir des enfants qui passaient par là » devient le symbole de la vie, de l’espérance : « Lire ça : qu’on est en vie » 2187 . Encore plus loin, un mur effondré renvoie directement « au désordre de la nature, à sa folie » 2188 . L’intensité inédite de ces images, à la fois picturales, photographiques et imaginaires par la reconstruction effectuée lors de l’acte d’écriture, incite le lecteur à une relecture des œuvres durassiennes. Vincent Josse, de France Inter, dit en 2004 :

‘ « Regarder ces photos quand on a aimé ses romans, c’est éprouver instantanément l’envie de les relire, de retrouver la musique Duras, son intelligence lumineuse, cette vie intense qu’elle portait haut. Regarder ces photos, c’est éprouver le sentiment de prolonger la lecture d’une Duras. Honnêtement, sans excès, la mémoire de son écriture saute aux yeux, dans ces photos superbes d’Hélène Bamberger » 2189 .’

Chez Duras, dans une photographie, l’ « objet » ou le « référent photographique » 2190 n’est pas toujours nommé, mais il est donné. Moins donné à voir, comme le dit Barthes, que donné à lire dans cette « présence » immédiate au monde. L’écriture de la lumière n’est pas une écriture essentiellement référentielle chez Duras. Pour elle, comme pour Barthes, la photographie est subordonnée à l’intuition. « Pour moi », dit Barthes, « les photographies de paysage (urbains ou campagnards) doivent être habitables et non visitables. Ce désir d’habitation est fantastique, relève d’une sorte de voyance qui semble me porter en avant, vers ces temps utopiques, ou me reporter en arrière, je ne sais où de moi-même… Telle serait alors l’essence du paysage (choisi par le désir) : heimlich, réveillant en moi la Mère (nullement inquiétante) » 2191 . Les paysages projetés dans des temps utopiques, aux dimensions mythologiques, dont parle Barthes semblent trouver des échos dans les photographies de Duras et d’Hélène Bamberger. Duras s’exerce à l’analyse de photos qui participent aux mythologies de la vie quotidienne. Les émotions de l’expérience personnelle font naître l’écriture. En interrogeant la fonction du message linguistique dans son rapport à l’image photographique dans La Mer écrite, on découvre un vrai « discours » de l’image sur le temps. Plus précisément, le réel passé incite ici, comme le suggère Danièle Méaux, « à une rêverie sur la fuite du temps » 2192 et à « un lent travail de l’oubli ». Car, si pour Roland Barthes, « les photos réussies sont des souvenirs », et « quelquefois des témoignages de la réalité » 2193 , pour Duras la photographie « capte le temps en le détruisant, encercle le souvenir et l’appauvrit ».

Ainsi, d’une part, des vestiges des combats de la seconde guerre mondiale, tels les clichés qui montrent champs de bataille, cimetières ou tombes 2194 se combinent à une photo d’un Christ crucifié et invitent les lecteurs à faire travailler leur mémoire contre l’oubli. D’autre part, la vue d’un mur fissuré, progressivement mangé par la végétation 2195 , renvoie directement à l’idée du passage irréversible du temps. Aux vestiges de la guerre s’adjoignent les traces les plus diverses : jeux d’ombres 2196 , traînées de peinture sur des pans de murs ou des rondins de bois 2197 , signes d’usure 2198 . La manière dont Hélène Bamberger raconte l’aventure de ces photos est très touchante. Elle confie au journal Le Monde l’image de Marguerite Duras en train d’immortaliser des choses qui frôlent la mort, surtout l’ancienneté des pierres grises des murs caressés par le silence du vent :

‘ « C’était une petite chapelle, à Vauville, vers le soir. Dedans il faisait encore assez clair. Marguerite Duras avait voulu entrer, elle s’est arrêtée, elle a tendu la main vers la surface nue du mur. Elle m’a dit : “Tu fais la photo, là.” Le mur était resté tel quel depuis longtemps. Il y avait sur la patine orangée, ocrée, des taches inégales, noires, des épaisseurs de suie, usées, et des granules de champignons, presque blancs, et aussi de griffures, comme dans les grottes. Le fond orangé formait, sur un autre fond plus clair, une ligne d’horizon, courbe comme font les longs horizons. Marguerite Duras restait clouée devant ce fragment de mur, très beau, elle ne disait pas un mot, alors que d’habitude, quand elle s’arrêtait, comme là, elle disait quelque chose, très court, très simple, et qui illuminait tout. Par exemple, juste avant d’approcher de Vauville elle avait demandé à Yann d’arrêter la voiture, elle était descendue, elle était revenue quelques pas en arrière, c’était un massif de fleurs d’un bleu très clair, très mat, qui se découpait sur le granit neutre d’un mur gris. Marguerite avait dit : “Tu vois, c’est l’intelligence.” Je sais, à raconter comme ça, il manque tout pour revivre cette seconde, pour sentir à quel point ces mots étaient flagrants, incontestables, la voix de Marguerite Duras qui était encore d’une telle clarté d’enfance : “Tu vois, c’est l’intelligence”, la découpe bleue, nette, vivante, modeste, sur l’ancienneté de la pierre grise, le silence qu’un vent caressait à peine. » 2199

Les lieux photographiés sont pour la plupart des espaces désertés par l’homme. Bien plus, Duras même n’apparaît nulle part dans les images de La Mer écrite. C’est dans le texte qu’elle fait signe de présence par le pronom personnel « je » et l’indéfini « on » : « On regarde, on lit les noms, l’âge du mort, l’ombre des croix dans l’eau du fleuve. Puis on parle de la mort. Puis on se tait. […] J’y ai vu le Gange la première fois. A cause du ciel, sans doute décoloré. » 2200

En revanche, le livre de photos réalisé par Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville 2201 , montre la Normandie par les yeux de Duras dont le portrait apparaît souvent comme si cette fois il était indispensable dans le paysage. Un cortège de trente photographies couleur en quadri au format carte postale. La place où court l’enfant aux yeux gris, Yann Andréa Steiner comme en miroir derrière une fenêtre en 1990, Yann et Marguerite à Etretat en 1980, la Seine qui ressemble au Mékong : c’est du Duras et sa légende de Trouville. La plupart de ces photographies sont reprises par les biographes de l’écrivain. Aux Roches Noires, comme à Neauphle et rue Saint Benoît, l’écrivain a eu le goût des jolies choses. On peut vérifier que, dans la chambre, où elle travaille, le lit est fait. Dans chaque pièce, des fleurs, y compris sur la table de la cuisine. Sur le rebord d’une fenêtre, un bois d’épave supporte un bonhomme de galet. Tout est surpris jusqu’au moindre détail, et on s’interroge : « Qu’est-ce qui est calé entre la boîte géante de pastilles Vichy et l’Atlas historique et géographique ? Un chéquier ? » 2202 . C’est Duras de Trouville, c’est du Duras et c’est précieux.

Rien de neuf pourtant, des images qui se retrouvent aussi dans La Mer écrite, sans toutefois être accompagnées de texte. Juste quelques mots au début, sur la première page, quelques mots qui précédent l’image destructrice de l’oubli et du souvenir. Rien ne remplace le vrai paysage. Ni même la photographie, car, dit Duras, « dès que je m’éloigne de Trouville, j’ai le sentiment de perdre de la lumière » 2203 . L’image en lumière (la photographie) ne crée qu’une impression de réalité, elle appauvrit le souvenir, mais enchante la vue. Ce qui reste pourtant à la photographie c’est son pouvoir d’offrir la jouissance qui compense la perte des « ciels qui sortent de dessous l’Atlantique, ces ciels voyageurs long distance » 2204 . Mais surtout c’est la possibilité qu’elle offre à ceux qui aiment Duras de lui rendre hommage par des livres d’images qui se donnent à voir et qui gardent longtemps l’image de l’écrivain dans la conscience des lecteurs.

Mais quel rapport y a-t-il entre texte, image photographique et l’écrivain elle-même ? En quoi la photographie participe-t-elle à un autodévoilement de Duras ? Que lit-on encore à travers les photographies et qui contribue à la construction de l’image de l’écrivain?

Notes
2170.

Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie, éd. Jacqueline Chambon, 2002, p. 9

2171.

B. Vouilloux, « Le texte et l’image : où commence et où finit une interdiscipline ? », Littérature, n° 87, oct. 1992, p. 95-98, cité par Philippe Ortel, op. cit.

2172.

Le terme de « photomorphose » appartient à R. Barthes, repris par Jean Delors dans Roland Barthes et la photographie, Créatis, 1980

2173.

Danièle Méaux, op. cit., p. 282

2174.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 22

2175.

Ibid., p. 66

2176.

Alain Buisine, « Tel Orphée… », Revue des Sciences Humaines, n° 210, Photolittérature, 1988, p. 149, cité par Danièle Méaux, op. cit.

2177.

Roland Barthes, La Chambre claire 36, Cahiers du cinéma Gallimard/Seuil, 1980, pp. 138 et 139

2178.

R. Barthes, op. cit, 36, pp. 138-139

2179.

Jean Delord, Roland Barthes et la photographie, Coll. L’encre et la lumière, Créatis, 1980, p. 19

2180.

R. Barthes, op. cit., 37, pp. 143

2181.

Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville, L’Yeuse, 2004

2182.

Laure Adler, Marguerite Duras, coll. Folio, Gallimard, 1998, p. 23

2183.

Ibid.

2184.

Cf. Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie, éd. Jacqueline Chambon, 2002, p. 126

2185.

Daniel Grojnowski, Photographie et langage, José Corti, 2002, p. 309

2186.

M. Duras, H. Bamberger, op. cit., p. 21

2187.

Ibid., p. 29

2188.

Ibid., p. 51

2189.

Vincent Josse, France Inter, 8 déc. 2004

2190.

Roland Barthes appelle “référent photographique” non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif faute de quoi il n’y aurait pas de photo. Le référent ne fait qu’exprimer cette présence « obligatoire ». (Chambre claire, 32, p. 120)

2191.

R. Barthes, op. cit, 16., pp. 67-69

2192.

Danièle Méaux, op. cit. p. 284

2193.

R. Barthes, op. cit., 16, pp. 67-69

2194.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, pp. 15, 17, 43 et 51

2195.

Ibid., pp. 21, 22, 29, 31, 59, 65 et 68

2196.

Ibid., pp. 39, 47, 49 et 61

2197.

Ibid., p. 35

2198.

Ibid., p. 51, 59, 63 et 65

2199.

« Marguerite a dit, tu vois, c’est l’Intelligence » propos recueillis par Michel Cournot, Le Monde, 12 avril 1996

2200.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, pp. 44 et 37

2201.

Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville, L’Yeuse, 2004

2202.

Claire Devarrieux, Libération, vendredi 3 décembre 2004

2203.

Hélène Bamberger, Marguerite Duras de Trouville, L’Yeuse, 2004, p. 35

2204.

Ibid.