Lire l’effacement

Simultané, antérieur ou postérieur à l’acte photographique, le texte ne se fait pourtant pas commentaire des images dans La Mer écrite, tandis que celles-ci n’illustrent pas l’écrit. « Le livre paraît pluriel, dans sa substance comme dans son mode de fabrication, et la lecture nécessite de continuels efforts d’accommodation entre deux réalités hétérogènes » 2205 . Ou encore le texte n’apparaît pas du tout, comme dans le livre de photos Marguerite Duras de Trouville. Ce rapport ambigu de Duras à la photographie nous laisse comprendre qu’une interprétation des photographies est difficile, sinon impossible. Il est pourtant « nécessaire de les déchiffrer, rumination des formes » 2206 , comme le dit Jean Delord en reprenant Barthes. Il est intéressant de voir ce que fait Duras avec les photographies. Elle participe à leur réalisation, accepte leur existence, mais pour les « interpréter » ou pour les lire, elle se rend compte qu’il faut absolument faire un détour de la vie dans la mort. Autrement dit, elle lit les photos les yeux fermés, comme si elle simulait l’état de non-existence. Elle « outrepasse » 2207 le visible. Le regard est à la fois effet de vérité et de folie. L’image vue diffère de l’image pensée. La vraie photo totale accomplit la confusion de la réalité et de la vérité : « Elle devient à la fois constative et exclamative, l’affect (l’amour, la compassion, le deuil, le désir) est garant de l’être » 2208 .

Dans la vision de Barthes, la photo approche de la folie, rejoint la « vérité folle ». Il ne faut pas oublier que l’ « affectif », selon Barthes, signifie le « sentimental ». Il imagine une autre temporalité pour la « jouissance », qui est celle du plus ou du moins de tension : celle du « supplément fou », de la « transgression de la transgression » 2209 . Dans cette perspective, Duras voit l’invisible et dit l’innommable. Les photos doivent être lues comme des moments d’aveux et de réflexion. Elles « fixent la part de l’indicible, elles captent des choses tues. 2210  » La force constative du discours durassien, qui sillonne le texte accompagnant les images, rejoint les exclamations non marquées de l’écrivain devant le paysage.

C’est ici qu’intervient le rôle du lecteur. En regardant ces photographies, il doit imaginer l’écrivain contempler et transformer en mythe les paysages ou les images photographiques, tout en se servant de son imaginaire. Inflation d’exclamations devant le bleu du ciel, des enfants et des fleuves (« C’est à crier, tellement c’est bleu…Le bleu des enfants comme celui d’un ciel. » 2211 ), devant les arbres et les larmes non enterrées, devant l’honneur américain et la mort du jeune aviateur anglais dans la forêt normande, devant l’immobilité du temps et le calme du blanc (« le reste est le temps » 2212 ), devant l’effondrement de tout, sauf du désordre de la nature, dont on a gardé la folie…Mais aussi inflation d’interrogations rhétoriques le plus souvent sur la vie, sur la mort, sur le passage du temps, sur l’espoir :

‘ « C’est un très petit pont ouvert sur les marais de la Seine comme sur l’espoir des enfants qui passaient par là. Tout doit être cassé autour. Tout va mourir ? Tout va-t-il finir ? S’arrêter ? Aussi bien les larmes, l’amour, la mort ? Le sentiment ? On ne sait plus. C’est un mauvais jour ? Serait-ce cela ? Seulement ça, un mauvais jour ? On ne sait plus rien de façon claire. On a 100 ans tout à coup. On pleure. On voudrait pleurer davantage, et puis non, c’est trop, mais personne ne le dit. Les cris des femmes, ceux des enfants ? Ça continuerait encore ? […] » 2213 .’

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’œuvre littéraire a son origine dans le regard que l’auteur porte sur le monde, comme le dit Iser. Il « perce les représentations du monde, les systèmes, les interprétations et les structures » 2214 . Bien plus, Duras comprend que le regard dépasse ou « outrepasse » l’immanent, le visible et les préjugés des divers lecteurs. C’est pourquoi, dès la première phrase qui introduit La Mer écrite, Duras prône le rôle du regard qui rend possible la transgression du visible : c’est le pouvoir constatif du regard qui voit l’invisible et le nomme : « Chaque jour on regardait ça : la mer écrite » 2215 . Admirative, Duras outrepasse le réel, la vie immédiate et voit au-delà. Elle veut être unique dans sa démarche : « C’est la mer. Elle a tout pris. Elle a cassé la forêt de marbre. Elle garde aussi. Christ, elle garde aussi. Et rien, elle garde aussi, elle se trompe la mer. Elle marche avec le temps, tout comme si c’était possible. » 2216 Duras parle ici indirectement de la mort, « la forêt de marbre » renvoie au cimetière, et l’image de la mer qui marche avec le temps nous fait penser à une autre temporalité durassienne, qui a pour unité de mesure la « photofolie ». C’est la folie de la photo qui met en spectacle, comme le dit Barthes en parlant de la « transgression de la transgression », l’absence de la présence ou la présence insoutenable de l’absence.

On peut pourtant s’interroger si derrière ce titre, La Mer écrite, Duras cache quelque chose. Comme la photographie peut être une image vivante d’une chose morte (Barthes), la mer écrite devient le symbole de la Mère prise en image. La Mer écrite, peut donc être lu « La Mère écrite ». Par cette ambiguïté issue de ce parallélisme-fusion d’images, Duras laisse comprendre que la mer, invisible et éternelle en même temps, image primitive de la vie, est l’endroit où l’ « on revient toujours, pour voir si on est encore vivant face aux mouettes » 2217 . De la même façon, on reste devant la photo de la Mère, comme devant un miroir. Quête de soi, de son origine ? La Mère et la mer : mythes de l’écriture durassienne? Barthes voit dans l’image un miroir où s’engage la quête de soi, car une image peut faire surgir dans la mémoire de l’écrivain le souvenir d’une chose du passé vécu. « Au plus profond de l’image », dit Barthes, « gît l’aveu d’une souffrance intime » 2218 . En parlant des photographies familiales de Marguerite Duras, Laure Adler note : « De ces photographies familiales émane une impression tenace de mélancolie, de destin qu’il faut vaincre. » 2219 L’absence de la Mère est donc vaincue par la présence de la mer. La mer écrite devient donc le symbole d’une chose morte qui n’existe que dans l’imaginaire durassien. Il lui suffit de regarder, les yeux fermés ces photos pour voir au-delà, pour outrepasser le réel et discerner quelque part, au plus profond de son inconscient la figure de la Mère, « principe d’une harmonie préétablie entre les photos » 2220 et soi-même. La mer/Mère devient ainsi « territoire de l’écriture » 2221 et la « garantie » de la validité des photos. En même temps, c’est une preuve d’existence de l’écrivain : « Les photos devenaient des preuves d’existence qu’elle envoyait à la famille en France. » 2222 Rien ne nous empêche donc de voir comment la médiation de Duras dans la prise photographique devient le reflet du miroir imaginaire de la médiation maternelle.

En outre, si l’on en croit Jean Delord, la photographie n’est qu’un porte-voix, un miroir des chagrins. L’absence de la Mère, image primitive et objet référentiel à la fois, signifiant perte de repères et perdition de soi, impose la recherche d’un objet substituable. C’est la mer, l’eau, principe de vie, la seule qui peut remplacer l’absence de la Mère. C’est le masque parfait, sachant qu’un « masque photo c’est une ”figure“ de rien » 2223 . Ce choix du mot « mer » n’est donc pas un hasard. Ce masque laisse la possibilité d’interpréter les photos et permet une infinité de lectures.

C’est pourquoi Duras voit ce qu’un autre admirateur ne peut pas voir et lit ce qu’un autre lecteur ne peut pas lire dans une photo. La folie photo est pour elle « ce moment tellement affecté qu’en lui s’aboliraient la vie et la mort, la nature et la culture » 2224 . On assiste ainsi à un effacement du temps et des choses réelles, car l’écrivain nous invite à vivre « dans l’immobilité du temps » 2225 . C’est sur le fond de cette immobilité temporelle que dans « les champs du Débarquement des armées françaises les morts sont invisibles. Là. » 2226 . Ils existent, on en suppose l’existence comme d’ailleurs celle du jeune aviateur anglais à la vue de la chapelle de Vauville ou la présence absente du vent qui a été photographié. Tout est possible par le regard, source de jouissance pour le lecteur. Le plaisir qu’il procure, compte tenu de la liberté dont il dispose, est incommensurable. On regarde ce qu’on veut, on voit ce qu’on veut, comme on veut : « On regardait, nous, c’est tout, assez longtemps, pour voir s’effacer toute trace de vie » 2227 . C’est sur ce fond d’ « absence vivante de la présence » et de « présence vivante de l’absence » 2228 , constituant la ressource réelle de l’écriture durassienne, qu’on est projeté dans le mythe. La découverte dans l’herbe par Marguerite Duras de la tombe du jeune aviateur anglais est racontée avec grande émotion par Hélène Bamberger, à son tour émue devant cet acte accompli par l’écrivain :

‘ « Nous nous sommes retrouvés à l’air libre, Marguerite s’apaisait, elle s’en allait doucement vers une tombe, dans l’herbe, à l’écart du cimetière, la tombe de l’aviateur anglais qui avait été abattu là, dans les champs qu village, il n’avait que dix-huit ans. Marguerite Duras avait eu un choc lorsqu’elle avait vu, la première fois, cette tombe, le nom et les dates, elle s’était enquise, les habitants du village avaient dit qu’un militaire anglais était venu, après la guerre poser des fleurs sur cette tombe, puis il n’était plus revenu, il avait dit que cet aviateur était un enfant sans famille, et Marguerite Duras a écrit, a inventé, toute l’histoire de l’aviateur anglais abattu là. Chaque fois qu’elle imaginait, elle était lancée par une chose vraie. » 2229

La photo donne à voir le réel comme l’œil ne le perçoit jamais. Elle est rendue lisible par sa référence à une imagerie et à une mythologie pré-existantes. Le bonheur de la présence débouche sur la douleur de l’absence. « Il faut que l’image échappe au regard pour qu’on puisse accéder à sa plénitude : son essence ne se révèle que dans l’absence », dit D. Grojnowski 2230 . Duras assimile le monde visible à l’invisible. L’image photographique ne laisse percevoir qu’une vérité in absentia. Dans cette perspective, pour Duras, la photographie sert le plus souvent de prétexte et de temps en temps de « pré-texte ». Laure Adler dévoile en quelque sorte ce rapport de l’écrivain à la photographie dans un témoignage à caractère anecdotique portant sur une visite rendue à Duras au moment où elle commence à en écrire la biographie. Ainsi, Adler note qu’à partir d’une photographie de son petit frère épinglée au-dessus de son bureau, Duras est partie très loin : « De sa voix rauque et inimitable, dans sa langue cassée, elle m’a parlé d’Indochine, de son enfance, des trahisons qu’elle avait subies tout au long de sa vie, et de la peur surtout, cette peur qui ne l’a jamais quittée » 2231 .

Duras joue avec les images, qui ne sont ni mensongères, ni dissimulatrices, elles font juste revenir toujours et toujours, dans l’évocation du réel, des formes, des objets et des êtres, qui renvoient à l’image primitive (Barthes), source de l’œuvre. C’est en ce sens peut-être que Barthes considère la photographie comme « l’autre nom de la mémoire ». Chez Duras, les images sont renforcées par l’effet émouvant des mots qui touchent le lecteur et l’émeuvent, comme l’avoue Hélène Bamberger : « Je lui ai apporté, un matin, juste trois images, et là, en prenant chaque photo en main, elle a dit des mots… c’était tellement elle, si beau, si secret. Yann et moi nous en tremblions. Des fois elle écrivait dans les marges, contre la photo. » 2232

Notes
2205.

Cf. Danièle Méaux, « La mise en regard des mots et des images (A propos de La Mer écrite de Marguerite Duras et Hélène Bamberger), in Les Lectures de Marguerite Duras, Alexandra Saemmer et Stéphane Patrice, ouvrage publié avec le soutien du LERTEC, de la Région Rhône-Alpes et du Centre Culturel de la Tourette, PUL, 2005, pp. 281

2206.

Jean Delord, Roland Barthes et la photographie, Coll. « L’encre et la lumière », Créatis, 1980, p. 14

2207.

Ibid., p. 13

2208.

Roland Barthes, La Chambre claire, 46, Cahiers du cinéma Gallimard/Seuil, 1980, pp. 175 et 176

2209.

Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 70

2210.

Daniel Grojnowski, Photographie et langage, José Corti, 2002, p. 304

2211.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 25

2212.

Ibid., p. 43

2213.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 29

2214.

W. Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Evelyne Sznycer, éd. Pierre Mardaga, Bruxelles, 1976, p. 9

2215.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 7

2216.

Ibid., p. 9

2217.

Ibid., p. 67

2218.

Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 18

2219.

Laure Adler, Marguerite Duras, coll. Folio, Gallimard, 1998, p. 26

2220.

Jean Delord, Roland Barthes et la photographie, coll. « L’encre et la lumière », Créatis, 1980, p. 85

2221.

Laure Adler, op. cit., p. 159

2222.

Laure Adler, op. cit.

2223.

Jean Delord, op. cit., p. 124

2224.

Ibid., p. 16

2225.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 35

2226.

Ibid., p. 45

2227.

Ibid., p. 53

2228.

Jean Delord, op. cit., p. 116

2229.

« Marguerite a dit, tu vois, c’est l’Intelligence », propos recueillis par Michel Cournot, Le Monde, 12 avril 1996

2230.

D. Grojnowski, op. cit., p. 314

2231.

Laure Adler, op. cit., p. 18

2232.

Le Monde, 12 avril 1996