Lire l’infini de la lecture photographique

Par ailleurs, la photo pour Duras, comme pour Barthes, est l’affectivité mise en sens, une image pensive, source de lecture et d’interprétation, « présence de l’absence de ce présent passé » 2233 . Le plaisir de voir, la jouissance devant la photo, cette espèce de « machine sémiotique » 2234 , n’a pas de limite chez Duras, car dans la photographie on retrouve mille possibilités d’interprétation. C’est ce que Barthes appelle « une inflation radicale de la vie signifiante » 2235 . C’est ainsi que dans une image figurant un rondin de bois, Duras avoue n’avoir rien compris la première fois, après « j’ai commencé à voir une femme française. La femme française a dû tomber dans la même erreur » 2236 , mais elle aurait encore pu voir autre chose si elle avait continué de chercher. Duras nous fait donc comprendre l’infini de l’image. « Je ne sais plus rien. C’est peut-être le Chili ou le Japon très revu et très corrigé. Ça dépend de vous, cher spectateur. » 2237 Elle avertit en quelque sorte le lecteur sur la possibilité de commettre une erreur si l’on tente d’interpréter les photos. C’est aussi, nous semble-t-il, la vision que Daniel Grojnowski a de la photographie lorsqu’il dit que l’image ouvre au regard un espace ludique de libre rêverie 2238 , « un rêve d’une autre vie » 2239 , peut-être. Le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l’image, « tout comme », ajoute Grojnowski, « le marin dirige l’esquif sur une mer incertaine » 2240 .

Pourtant, « aussi véristes soient-elles, les images induisent à l’erreur et les photographies les plus justes du monde ne vaudront jamais celles qui se dérobent à la vue » 2241 . Finalement, pour accéder à la réalité dont elles portent la marque, il faut fermer les yeux, conseille Barthes : « Cependant, fermez les yeux : les arbres restent, éblouissants dans notre tête, gravés à l’intérieur de nos paupières. » 2242 Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Duras contemple et nous fait remarquer l’infini des possibilités d’interpréter un fait artistique ou ordinaire, une histoire de vie, par exemple. Ainsi, dans Le Navire Night, où il est question d’une image en mouvement (le tournage d’un film), Duras dit à propos de J.M., celui qui lui a fourni le texte « de sa propre aventure », « qu’il devait découvrir que d’autres récits de son histoire auraient été possibles, qu’il les avait tus parce qu’il ne savait pas qu’ils étaient possibles comme ils étaient possibles de toute histoire. » 2243

Moyen de lire le monde extérieur selon l’univers intérieur peuplé de silences et d’une soif inassouvie de tout connaître, la photographie constitue pour Duras une voie d’autotémoignage et de découverte de soi auprès des autres et à soi même. La photographie est aussi pour l’écrivain une manière de rester en contact avec ses lecteurs, de leur « dominer » les pensées, de les leur guider à son aise tout en leur offrant la liberté de la vision. Elle représente aussi pour les biographes un moyen de rendre hommage à l’écrivain, car l’image réveille le souvenir et l’imagination.

Pour conclure notre analyse de la réception de Marguerite Duras par diverses catégories de lecteurs, de son vivant et de manière posthume, nous allons consacrer quelques pages à l’hommage rendu à Duras par la psychanalyse dont la figure de Jacques Lacan se distingue grâce au remarquable article critique qu’il dédie en 1965 à l’écrivain. Certes, il n’est pas le seul psychanalyste à s’attaquer à l’oeuvre durassienne, mais son hommage rendu à Duras, de son vivant, célèbre la « mort » de l’écrivain qui se « tue » à chaque ligne qu’elle écrit. Comment Duras est-elle perçue par les psychanalystes ? Leurs interprétations contribuent-elles à recréer l’image de l’écrivain, à la transformer ou à l’éclairer ? Comment Duras se rapporte-t-elle aux interprétations psychanalytiques de son œuvre ? Quel est le rapport de l’écrivain à la psychanalyse ? Ces quelques questions nous guident dans notre analyse de la perception psychanalytique de l’œuvre de Marguerite Duras.

Notes
2233.

R. Barthes, op. cit., 32, p. 120

2234.

Ibid., p. 17

2235.

Ibid., p. 16

2236.

Marguerite Duras, Hélène Bamberger, La Mer écrite, Marval, 1996, p. 49

2237.

Ibid., p. 27

2238.

Cf. Daniel Grojnowski, Photographie et langage. Fictions, illustrations, informations, visions, théories, José Corti, 2002, p. 330

2239.

Jean Delord, op. cit., p. 16

2240.

Daniel Grojnowski, op. cit.

2241.

Ibid.

2242.

R. Barthes, La Chambre claire, 4, Créatis, 1977, p. 88, cité par D. Grojnowski, op. cit.

2243.

Marguerite Duras, Le Navire Night, coll. Folio, Mercure de France (1979), 1986, p. 8