Hommage de la psychanalyse

L’énigme du ravissement

En 1964, Michèle Montrelay, membre de l’Ecole Freudienne de Paris, commence à assister aux séminaires de Jacques Lacan. Ils deviennent proches. Elle lui présente le texte de Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, et en fera un commentaire à son séminaire. Lacan, lui, de son côté, écrira un texte intitulé « Hommage à Marguerite Duras ». 2244 Psychanalyste, continuateur de la pensée de Freud dans de nouvelles voies, créateur d’une théorie centrée sur la détermination du sujet par le langage, fondateur en 1964 d’une école de psychanalyse (L’Ecole freudienne de Paris 2245 ), Jacques Lacan jouit alors d’un immense prestige dans le milieu universitaire et intellectuel. Le Ravissement de Lol V. Stein bénéficie amplement de la reconnaissance de cette autorité intellectuelle. Pourquoi Jacques Lacan s’intéresse-t-il particulièrement à l’œuvre de Marguerite Duras et surtout au livre Le Ravissement de Lol V. Stein ? Dans son étude du roman de Duras, et dans un style qui parait hermétique 2246 , il souligne d’abord la dimension paradoxale du personnage de Lol, à la fois détruite et destructrice, « figure de blessée, exilée des choses qu’on n’ose pas toucher, mais qui vous fait sa proie ». 2247 Le psychanalyste et universitaire Jacques Lacan, dont le texte ne s’inscrit pas dans la réception journalistique ordinaire, mais auquel reviendrait la palme de la critique, comme l’apprécie Le Monde 2248 du 31 mars 2006, voit en effet dans Le Ravissement de Lol V. Stein une profondeur et une complexité à la mesure des explorations freudiennes de l’inconscient : son article range ce livre durassien parmi les œuvres les plus marquantes de son temps et contribue à en faire un des classiques du XXe siècle. Nous rappelons que l’article hommage de Lacan arrive au moment où un tournant se produit dans l’écriture durassienne : c’est la délivrance des obsessions. Ce tournant est confirmé deux ans plus tard, en 1966, par un autre livre, Le Vice-Consul. « Objets peu maniables, qui résistent à l’analyse et se prêtent aux hypothèses les plus opposées » 2249 , comme l’écrit Sophie Bogaert, les deux romans, tout en ne contredisant rien des livres qui les avaient précédés, manifestent une grande audace narrative et un abandon résolu à certaines intuitions psychologiques. Cette audace effraie plus d’un critique 2250 et en surprend d’autres.

Ce n’est pas un hasard si nous réservons les dernières pages de notre analyse de la réception de Marguerite Duras à cet hommage retentissant rendu à l’écrivain dans les années 60. Lacan fait le tour de l’œuvre durassienne et trace le contour de la toile d’araignée, avec les principaux nœuds, sur laquelle l’œuvre s’est tissée et continuera de se construire. Au centre des débats psychanalytiques se trouve la relation mère-fille 2251 , située par Lacan du côté du « ravage » et par Freud du côté de la « catastrophe » 2252 , afin de qualifier le fond tourmenté et obscur des relations archaïques existant secrètement entre une mère et son enfant-fille, en référence au complexe oedipien. Chez Marguerite Duras, le « ravage » est une porte d’entrée privilégiée dans son univers personnel ou littéraire. Duras se sert du cadre de ses livres pour cerner cet inexprimable au-delà d’un recours personnel à la psychanalyse. Lacan se sert à son tour de cet enjeu durassien pour mettre en exergue le talent de « clinicienne » sans le savoir de Marguerite Duras et pour lui en rendre ainsi hommage. Tout au long de sa carrière littéraire, Duras invite le lecteur à discerner ce ravage primaire ininterrompu, parfois traduit, en ce qui la concerne, par des relations quelquefois « catastrophiques » aux hommes ou par une maternité malade 2253 , qui alimentent l’œuvre (voir Moderato cantabile).

Claude-Noële Pickmann découvre des liens étymologiques entre les termes « ravage » et « ravir ». 2254 Ainsi, le terme « ravage » est inusité dans le champ de la psychanalyse jusque en 1972 lorsque Lacan l’élève au statut de quasi concept analytique. Il est, par contre, un terme de la langue courante qui vient du verbe « ravir » dont l’étymologie latine « rapere » signifie « enlever de force », mais qui, au sens figuré, devient « transporter d’admiration, de joie ». Ce terme reçoit la définition suivante dans Littré : « dégât fait avec violence et rapidité ». Mais aussi « destruction par quelque chose qui se propage comme un flot impétueux ». Au XI-ème siècle, « flot impétueux » et ravage étaient équivalents. 2255 On peut donc décliner différentes figures du ravage à partir de l’éventail de sens qu’offre le verbe « ravir » qui vont du « ravissement à l’engloutissement en passant par le ravinement, le rapt et la dévastation. » 2256 Dans l’œuvre de Duras, le thème du ravage traverse les livres, dès Un Barrage contre le Pacifique, en passant par Le Ravissement de Lol V. Stein auquel Lacan rend cet hommage retentissant en 1965 et ne s’arrête qu’au moment où la plume durassienne cesse d’écrire. Duras avoue écrire à partir de son propre ravage qui a à l’origine la relation assez trouble avec sa propre mère : « seule l’écriture est plus forte que la mère » dit-elle lors d’une interview télévisée. 2257 A une autre occasion, Duras parle d’une certaine catastrophe de l’enfance qui l’aurait poussée vers l’écriture : 

‘« C’est très certainement la peur de l’enfance que je raconte dans l’Amant, cette peur de mon grand frère et la folie de ma mère qui m’ont fait écrire. La pétrification des sentiments face à la peur ou la force de l’autre, découvrir sous le visage calme de la mère un torrent, un volcan, ou pire, une absence, une glace gelée qui ne bouge plus mais vous fait hurler, crier de peur. L’écriture fut la seule chose à la hauteur de cette catastrophe d’enfant ». 2258

Toute chaîne signifiante engendre une signification et la signification surgit du jeu phonétique, de la batterie consonantique, dit Esther Tellermann lors d’une intervention présentée dans le cadre d’un séminaire sur les problèmes cruciaux pour la psychanalyse. 2259 C’est pour cela qu’en début de son article, et même au fur et à mesure qu’il l’écrit, Lacan entre dans une sorte d’incantation produite par les jeux de mots et de jeux phonétiques, tels que : « On répond : o, bouche ouverte, que veux-je à faire trois bonds sur l’eau, hors-jeu de l’amour, où plongé-je ? » 2260 , « …ne nous vient-il pas de lui faire dire un je me deux, à conjuguer douloir avec Apollinaire ? » 2261 ou encore « mais la charité sans grandes espérances dont vous les animez n’est-elle pas le fait de la foi dont vous avez l’objet à revendre, quand vous célébrez les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible. » 2262

Pourquoi l’hommage de Lacan est-il particulièrement apprécié ? Le ton poétique qu’il insère dans son article y est-il pour quelque chose ? Former de tels jeux est un art dont Duras aussi est porteuse, comme le fait remarquer Lacan, en déchiffrant le nom de Lol V.Stein, conçu non sans intentionnalité : « Lol. V. Stein : ailes de papier, V ciseaux, Stein, la pierre au jeu de la mourre tu te perds » 2263 . Le nom de Lol V. Stein est étudié comme une sorte de formule poétique, avec ce jeu sur les signifiants sonores et graphiques, et une signification symbolique du mot « stein » (pierre, en allemand). La musique est sens, dit Lacan, en analysant les deux vers de Racine au début du Séminaire XII, vers qu’il met en exergue à la première leçon : « Songe, songe Céphise, à cette nuit cruelle / Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.» 2264

L’œuvre de Duras donne envie de réagir par la poésie. Lacan conçoit son message psychanalytique qu’il adresse à Duras d’une manière essentiellement poétique 2265 . La poésie produit du sens, et la qualifier d’hermétique est absurde, puisque ce sont des réseaux signifiants que surgit la signification. Parler de « nuit cruelle » dit Lacan, n’est pas moins étrange que parler de « nuit éternelle », mais le sens, montre-t-il dans ces deux vers, l’émotion qui s’en dégage, vient du jeu de résonances des quatre « s » sifflants, du « phi » de Céphise dans fut, du retour des « t » et des « m », mais aussi de l’utilisation de ce passé simple du verbe être, dans sa contradiction d’action accomplie, avec l’infini évoqué dans « la nuit éternelle », qui vient, par une torsion, produire un ravissement, celui d’entendre — arrêté dans ce « fut » — ce qui ne se laisse pas saisir — cette « nuit éternelle» — l’objet insaisissable surgi dans l’espace du vers. 2266

« Il faut que ça passe », répète Lacan après l’intervention de Michèle Montrelay, en lisant de larges extraits du Ravissement de Lol. V. Stein. 2267 « Ça », les signifiants où un sujet vient à pulser, où s’écrit sa division. « Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient » 2268 , voici ce dont Lacan veut témoigner, en rendant hommage à Marguerite Duras, dans son texte de 1965 publié en annexe au Séminaire, et où nous entendons la place donnée à la littérature, ici par le biais du texte de Duras, où, dit-il, « elle s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne » 2269 . Certes, le psychanalyste ne cherche pas à déposséder Marguerite Duras de sa création puisqu’il admet que, depuis Freud, dans les rapports entre psychanalyse et littérature, entre psychanalyste et artiste, « l’artiste toujours le précède ». 2270 Quel est au juste l’objet de l’hommage lacanien ? Pour résumer son message qu’il adresse à Duras, on va dire qu’il tourne autour du mot génie, que Lacan utilise sans réserve à l’égard de l’écrivain. Il appuie sa critique sur la vertu des moyens durassiens : « Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout ce dont je témoignerai en lui rendant hommage. » 2271

Cet article-hommage ouvre la voie à toute une série de lectures psychanalytiques de l’œuvre de Duras, lectures qui explorent la notion complexe et problématique de « féminité » : névrose féminine, écrivain féminin, écriture féminine, lecture féministe. 2272 Quelle est la réaction de Marguerite Duras vis-à-vis des approches féministes de son œuvre et surtout de l’interprétation psychanalytique de Lacan ? Quant au féminisme, Duras n’en accepte pas l’étiquette, mais elle aime écrire sur les femmes et surtout les soutenir dans leurs luttes. En ce qui concerne la psychanalyse, Duras ne montre jamais un intérêt particulier vis-à-vis de cette science de l’inconscient, mais Lacan prouve un certain penchant de l’écrivain pour l’exploration de l’univers intérieur féminin, en relation avec l’enfance. Duras est-elle clinicienne sans le savoir ? Son écriture guérit en vérité beaucoup de femmes et d’hommes. Il suffit de lire dans cette perspective les témoignages de Laure Adler ou de Michèle Manceaux, par exemple, que nous avons évoqués dans les chapitres précédents de notre ouvrage, pour constater que l’écriture durassienne a des vertus cliniques. En lisant ses livres, les lectrices de Duras oublient leur peine. Tout se joue autour du mot psychanalytique « remplacement ». S’identifiant aux personnages durassiens, le lecteur guérit de sa propre souffrance.

Quoique Duras ne soit pas une psychanalyste déclarée, elle en détient le secret et l’utilise dans sa littérature pour guérir soi-même et les autres. En effet, très intuitive, elle dit en 1964 à Pierre Hahn, dans une interview, que « sans l’enfance, il n’y aurait pas de psychanalyse » 2273 . Dix ans plus tard, lors de ses entretiens avec Xavière Gauthier, Marguerite Duras reconnaît le rôle que Lacan a eu dans la promotion de son œuvre et de son image d’écrivain : « Et qui a sorti Lol V. Stein de son cercueil ? C’est quand même un homme, c’est Lacan ». 2274 Vers la fin de sa vie, en 1993,  Duras revient sur les questions de la psychanalyse pour souligner encore une fois et définitivement son éloignement théorique de cette discipline, sans pour autant en contester la valeur clinique. Si elle écrit sur l’enfance, elle le fait par nécessité intérieure, sans connaître d’avance le résultat et l’endroit où l’écriture la mène: « Personne ne peut connaître L.V.S., ni vous ni moi. Et même ce que Lacan en a dit, je ne l’ai jamais tout compris. J’étais abasourdie par Lacan. Et cette phrase de lui : "Elle ne doit pas savoir qu’elle écrit ce qu’elle écrit. Parce qu’elle se perdrait. Et ça serait la catastrophe." C’est devenu pour moi, cette phrase, comme une sorte d’identité de principe, d’un "droit de dire" totalement ignoré par les femmes. » 2275 L’écriture chez Duras reste une énigme. Dans Ecrire, elle explique que « l’écriture c’est l’inconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. […] Ecrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait. » 2276

Le texte de Duras garde dans l’énigme que tisse une langue à la fois transparente et sans cesse faite de torsions, son incandescence — d’être ce savoir — qui ne se sait pas — sur cet objet incarcéré dans son art, ici sous la forme de l’angoisse. « Ravissement », ce mot est une « énigme », comme le dit Lacan. Les personnages du roman, eux aussi une énigme, rendent « ravies » les âmes des lecteurs, « sa proie », par le biais de la « beauté qui opère. » 2277 Le ravissement de Lol. V. Stein ne peut apparaître que dans les syncopes blanches du texte durassien. Les mots manquent pour dire l’abandon, l’amour, la passion, la mort, la folie. Le mot manque à Lol et à la mendiante pour dire la souffrance. Elles ont perdu ou oublié la capacité de souffrir. Mais c’est de ce mot-trou, marque du manque de la souffrance, que le texte de Duras « prend sa force » 2278 . Ses textes sont empreints de l’idée d’abandon. Dans Un Barrage contre le Pacifique ou dans Le Vice-consul, une fille blanche est témoin des abandons - de filles - par des mères : la mère de la mendiante chasse sa fille enceinte, la mendiante veut à tout prix se débarrasser de sa petite dont elle ne sait que faire et qui l’encombre pour marcher. Enfin, la mère blanche se laisse confier l’enfant mourante à contre-cœur, elle n’en veut pas et c’est de l’abandon. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Lol est abandonnée par son fiancé. Mais elle ne souffre pas de cet abandon, puisque c’est elle qui encourage l’enlèvement de son fiancé par Anne-Marie Stretter. Au moment où Lol voit le regard de son fiancé dirigé vers Anne-Marie Stretter, elle cesse de l’aimer. Cependant, si Lol souffre, c’est parce que sa mère l’enlève à son tour à cet état d’émerveillement. Désormais, Lol s’enfonce dans une sorte d’oubli d’elle-même, attend sans souffrir « son heure » 2279 , qui est, selon Marie-Magdeleine Lessana, la mort de sa mère : « La mort de sa mère – elle avait désiré la revoir le moins possible – la laissera sans une larme. » 2280

Le dépouillement psychanalytique de l’œuvre durassienne, réalisé par Lacan, concerne aussi le regard. Le regard aveugle de Lol V. Stein renvoie à l’impossibilité de nommer le manque d’amour : le désir de Jacques Hold pour Tatiana devient l’image du désir de Lol. L’état de ravissement veut dire aussi remplacement. La dé-personnalisation volontaire de Lol lui permet la survie. En regardant, du champ de seigle, le couple d’amoureux de l’hôtel, elle prend la place imaginairement de Tatiana. La langue de Duras se fait Autre pour dire le désir de Lol : se confronter à l’angoisse, se faire le déchet et l’être de l’enjeu du désir. Lol ne demande rien, elle est cachée en l’Autre, presque hypnotisée devant la scène qui l’a ravie. C’est ça l’amour, dit Lacan, il ouvre à une autre scène que le langage introduit : celle où le sujet “tombe” sous le regard, c’est-à-dire ce point de surgissement, par où ce qui ne peut se traduire dans le langage que par le manque, vient à l’être : « ...Ce regard est partout dans le roman. Et la femme de l’événement est bien facile à reconnaître de ce que Marguerite Duras la dépeint comme non-regard. » 2281 Lol incarne dans son obscurité éblouissante le mot manquant autour de quoi le texte littéraire se tisse. Lacan « enseigne » que la vision se scinde entre l’image et le regard, que le premier modèle du regard est la tache d’où dérive « le radar qu’offre la coupe de l’œil à l’étendue. » 2282

Que retenir du geste lacanien à l’égard de Marguerite Duras ? Jacques Lacan, en rendant hommage à Marguerite Duras, rend hommage à la littérature. Il rappelle Freud qui dit « qu’en sa matière l’artiste toujours précède le psychanalyste ». Et, que Marguerite Duras ne sache pas tout ni de son personnage ni de son texte, pourrait bien au psychanalyste montrer la voie : « s’approcher au plus près de ces dissymétries, de ces bords où s’ouvre l’autre scène » 2283 - cette place de l’Autre - ce lien de pure vacance aux signifiants, cette disponibilité à la trouvaille, à l’inattendu, où le signifiant montre son autre face (la même), où le sujet n’est pas sans savoir assujetti à l’ « objet petit a » qu’il ne peut plus espérer positiver. L’ « objet petit a », reste d’une surface sans dehors ni dedans, figurée dans le texte de Duras par la position de Lol comme centre des regards, non-regard, qui situe le regard partout dans le roman.

Au cœur de l’histoire, Lacan dégage la figure du triangle, un « nœud » à l’œuvre dans l’ensemble du roman sous des formes diverses. A l’origine, le triangle des trois personnages du bal : « La scène dont le roman n’est tout entier que la remémoration, c’est proprement le ravissement de deux en une danse qui les soude, et sous les yeux de Lol, troisième, avec tout le bal, à y subir le rapt de son fiancé par celle qui n’a eu qu’à soudain apparaître. » 2284 Le nœud triangulaire se retrouve dans la relation qui s’instaure entre Lol, Tatiana et Jacques Hold. Enfin, Lacan interprète le titre de son article comme un « dernier avatar de la figure ternaire » 2285 , comme le dit Joëlle Pagès-Pindon, le personnage de Lol étant « ravi » à son auteur Duras par Lacan dans l’interprétation qu’il en donne : pour le psychanalyste en effet, la « folie » de Lol provient de ce que la scène du bal l’a dépossédée de « l’image de soi dont l’autre vous revêt et qui vous habille » dans l’amour. Privée une fois de ce regard, Lol le réclamera perpétuellement à tous, n’étant elle-même que « non-regard » : « Ce n’est pas Lol qui regarde, ne serait-ce que de ce qu’elle ne voit rien. Elle n’est pas le voyeur. Ce qui se passe la réalise. » 2286 Lacan recommande au lecteur de faire attention aux jeux de regards chez Duras. Elle a une préférence pour ce thème d’ailleurs, car dans tous ses romans on constate la présence obsessionnelle du regard. « Surtout ne vous trompez pas sur la place ici du regard » 2287 , dit Lacan. Il y devient obsessionnel, angoissant. « Car, continue Lacan, de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l’angoisse ». C’est comme si ça s’étalait au pinceau sur la toile : on dit que ça nous regarde, de ce qui requiert notre attention, selon Lacan. Mais c’est plutôt l’attention de ce qui nous regarde qu’il s’agit d’obtenir.

Dans cette angoisse, le texte durassien se tisse autour de la béance ouverte par le récit de Jacques Hold. On peut lire le désir de l’analyste d’occuper ce lieu de l’Autre - ce lieu vide, désarrimé de cet « objet petit a » - qui d’être manquant recèle le désir. Quelle position autre pour l’analyste donc, que cette disponibilité dans l’ordre des signifiants dans laquelle est l’écrivain, qui célèbre par un écrit « les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible ». 2288

Si Lacan s’empare ici de Lol pour en faire un cas clinique, c’est que l’œuvre éveille en lui un « écho personnel et particulier » 2289 , qui fait quelques connexions. Ainsi, quand, dans la dernière partie de son article, Lacan rapproche de façon assez inattendue Marguerite Duras « d’une autre Marguerite, celle de l’Heptaméron » (Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre, auteur au XVIe siècle de poèmes à tendance mystique et de contes amoureux) 2290 , Joëlle Pagès-Pindon nous suggère de penser à une troisième Marguerite. Il s’agit de la Marguerite que la comparaison explicite de Lacan désigne et dissimule à la fois : cette patiente de l’asile Sainte-Anne qui fournit en 1931 au jeune psychiatre Lacan, un cas clinique dont il rend compte sous le nom de « cas Aimée » 2291 , à partir duquel il élabore une doctrine de la psychose paranoïaque. Elle s’appelle en réalité Marguerite Pantaine, fille de Jeanne…Donnadieu - Donnadieu le patronyme réel de Marguerite Duras !

‘« C’est qu’il me semble naturel de reconnaître en Marguerite Duras cette charité sévère et militante qui anime les histoires de Marguerite d’Angoulême, quand on peut les lire, décrassé de quelques-uns des préjugés dont le type d’instruction que nous recevons a pour mission expresse de nous faire écran à l’endroit de la vérité. » 2292

Comment Lacan aurait-il pu échapper à la fascination que ne pouvait manquer d’exercer cette étrange chaîne menant de Lol V. Stein à Marguerite Pantaine en passant par Marguerite Duras-Donnadieu ? Comment ne pas rendre hommage à un écrivain qui, par intuition, s’avère savoir écrire dans le jargon de la psychanalyse ? Comment ne pas tenir compte, dans notre analyse de la réception de Marguerite Duras, d’un tel hommage rendu par cette autorité intellectuelle qu’est Jacques Lacan, fasciné jusqu’au ravissement par l’œuvre de cet écrivain « difficile »? Son article est devenu depuis une référence pour la critique. L’œuvre de Marguerite Duras ne cesse jamais de ravir, d’éblouir, d’agacer, de charmer…

Notes
2244.

« Hommage à Marguerite Duras », par Jacques Lacan, in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965 et Omicar n° 34, Ed. Navarin, Paris 1985,

2245.

Cf. Sophie Bogaert, Dossier de presse : Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul de Marguerite Duras, Editions de l’IMEC/10-18, 2006, p. 14

2246.

Cf. Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, Ellipses, 2001, p. 43

2247.

Lacan, op. cit.

2248.

« A la lumière de Lol V. Stein », par P. K., Le Monde, 31 mars 2006

2249.

Sophie Bogaert, op. cit., p. 16

2250.

Dans cette perspective, se reporter à notre analyse de la réception du chapitre précédent du présent ouvrage.

2251.

Il faut d’ailleurs noter ici que Lacan n’est pas le seul psychanalyste à se montrer intéressé par l’œuvre de Marguerite Duras. Loin d’offrir une liste exhaustive de psychanalystes s’ayant intéressé à l’oeuvre durassienne, nous citons ici les noms de Michel David et de Julia Kristeva. Membre de l’Association de la Cause Freudienne à Paris, Michel David consacre à Duras deux livres (Le Ravissement de Marguerite Duras, L’Harmattan, coll. « L’œuvre et la psyché », 2005 et Marguerite Duras – Une écriture de la jouissance, Desclée de Brouwer, Paris, 1996) et un article récent (« L’amour illimité de Marguerite Duras », in Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Bernard Alazet et Christian Blot-Labarrère, avec la collaboration d’André Z. Labarrère, Editions de L’Herne, 2005, n° 86) qui offrent une vision psychanalytique personnelle sur l’œuvre durassienne. Michel David entre dans l’univers de Marguerite Duras, peuplé d’héroïnes sublimes et paradoxales, et côtoie là le ravissement même de Duras par l’écriture. On l’accompagne dans sa recherche littéraire sur elle-même et on lit dans sa féminité et son écriture une infinité de pistes qui la mènent vers l’épure de l’être et du langage. A l’origine de toute approche psychanalytique se retrouve, comme l’on s’y attend d’ailleurs, la classique relation mère-fille, qui sature l’œuvre de Marguerite Duras. Il est, comme le note Miche David, « le matériau inaugurant le roman familial et le mythe de l’auteur ». (Cf. (« L’amour illimité de Marguerite Duras », in Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Bernard Alazet et Christian Blot-Labarrère, avec la collaboration d’André Z. Labarrère, Editions de L’Herne, 2005, n° 86, p. 99) Julia Kristeva, elle, dédie à Marguerite Duras un chapitre de son livre Soleil noir. Dépression et mélancolie (Gallimard, 1997), intitulé « La maladie de la douleur : Duras ». Elle parle de la constante passion douloureuse et meurtrière chez Duras, de la mutilation des sentiments liée à l’existence d’Hiroshima, qui implique l’absence de tout artifice rhétorique dans les livres, de la femme-tristesse (Anne-Marie Stretter, Lol V. Stein et Alissa) marquée par l’abandon, ce traumatisme infligé par la découverte de l’existence d’un « non-moi » innommable, que Duras appelle ailleurs « l’im-personnalité ». (Ce concept durassien est analysé dans un article aux connotations psychanalytiques réalisé par Marie-Magdeleine Lessana, « La raison de Lol », qui accompagne les entretiens de Duras avec Pierre Dumayet, réunis dans un livre sous le titre Dits à la télévision, Collection atelier, E.P.E.L., 1999, p. 51-78) L’abandon de soi ou la perte de vue de soi est défini par Duras comme l’état de ravissement. (Cf. A ce sujet, Laure Adler fait état des notes préliminaires trouvées dans les archives personnelles de Duras, dans Marguerite Duras, Gallimard, 1998, p. 387) L’abandon de soi, ou l’abandon de la fille par la mère ou encore l’abandon de la femme par l’être aimé, constitue chez Duras, comme le dit Marcelle Marini, un autre psychanalyste durassien, « la force d’oser un discours entre le charme qui agirait en délivrant et le coup de foudre, mais suicidaire pulsion de mort où s’originerait ce qu’on appelle la sublimation. » (Cf. Marcelle Marini, Territoires du féminin avec Marguerite Duras, Editions de Minuit, Paris, 1977, p. 56) Enfin, pour résumer les concepts-clés de la psychanalyse durassienne, on cite ici des termes comme : ravissement, abandon (oubli) de soi, remplacement synonyme d’ « im-personnalité », ravage (Lacan), catastrophe (Freud), relation mère-fille, castration.

2252.

A titre informatif, nous rappelons que Freud qualifie de « catastrophe » la sexualité féminine de la petite fille prise dans sa relation inconsciente à sa mère lors du complexe de castration, avant le moment même où elle se détourne d’elle pour s’orienter vers le père. Selon Freud, le « phallus » en tant que symbole répartiteur de la différence des sexes est la référence du sujet afin de réguler le problème de la relation à l’Autre. C’est en outre en 1923 qu’il découvre l’existence chez la fillette d’une phase phallique animée par un intense désir de possession du pénis. S’il constate que définir une femme est une « tâche difficilement réalisable », il préfère plutôt cerner « comment elle le devient ». (Cf. Freud repris par Michel David, « L’amour illimité de Marguerite Duras », in Les Cahiers de L’Herne, sous la direction de Bernard Alazet et Christian Blot-Labarrère, avec la collaboration d’André Z. Labarrère, Editions de L’Herne, 2005, n° 86, p. 100). Freud observe souvent chez ses patientes une résurgence systématique du lien archaïque à la mère, même si la voie vers la féminité passe par le complexe oedipien. La fille quitte la mère et l’amour primordial se transforme en haine, amenant la fille à se tourner vers le père, pour trouver ainsi une issue au complexe de castration. La haine vient donc du sentiment du manque de jouissance que la fille reproche à sa mère. La « catastrophe » freudienne devient le « ravage » lacanien, l’énigme et la part de la jouissance secrète, « Autre », comme il di, de la femme.

2253.

Le thème de l’enfant mort, ou plus exactement l’enfant qui ne vivra pas, est un vecteur actif dans l’écriture du Ravissement de Lol V. Stein et du Vice-consul. Marguerite Duras a perdu deux enfants : à dix-douze ans, la fille abandonnée par la mendiante, et à vingt-huit ans, un fils à la naissance.

2254.

« L’hystérique et le ravage », par Claude-Noële Pickmann, in Actualité de l’hystérie, sous la direction d’André Michels, éd. Erès, mars 2001

2255.

Ibid.

2256.

Claude-Noële Pickmann, op. cit.

2257.

A l’émission de Bernard Pivot, Apostrophe, du 28 sept. 1984

2258.

Interview de Sinclair Dumontais avec Marguerite Duras, oct 1999, sur www. dialogues2.org

2259.

« Autour de la lecture de Michèle Montrelay et Jacques Lacan de L.V.Stein de Marguerite Duras », par Esther Tellermann, AFI, 2001, sur www.freud-lacan. com

2260.

« Hommage à Marguerite Duras », in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965, p. 7

2261.

Ibid.

2262.

Lacan, op. cit., p. 15

2263.

« Hommage à Marguerite Duras », in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965, p.7

2264.

La citation est faite par Esther Tellermann, op. cit.

2265.

Dans cette perspective, il semble que Jacques Lacan n’est pas le seul lecteur de Duras à ressentir l’impulsion de rendre hommage à l’écrivain en termes poétiques. Nous signalons ici le poème que Sheila Concari (artiste plasticienne italienne, qui travaille à l’interaction du traitement électroacoustique de la voix, de l’art vidéo et de la performance) dédie à Marguerite Duras, en guise de commentaire critique de son œuvre, paru dans le numéro 921-922 de janvier-février 2006, de la revue Europe, dont voici un extrait :

« […]Quand on écoute Duras parler,

on a l’impression que

l’harmonie dans sa voix est un artifice :

elle sonne faux.

Comme si

Elle était à la recherche d’une forme sonore,

Et comme si sa voix n’était pas vraiment

sa voix à elle, mais une voix malgré elle qu’elle essaie de plier à un modèle idéalisé.

Comme si

Elle était en train de la déguiser,

De chercher une allure molle,

Un filtrage

Une lumière moins directe,

Des ombres moins dures.

Elle s’entend, elle s’écoute.

Et parle,

Toujours en quête de sa voix.

Les phrases s’enchaînent comme les formes déformées des corps dans les scènes d’ensemble des maniéristes,

Les mots se suivent comme les mains qui sortent de poignets

Irréels,

Les pieds de chevilles trop fines.

Dans la suite des phrases, des mots, des hésitations, les temps se superposent et se découpent

Comme si la présence d’un point, d’une virgule n’était pas

Suggérée par les inspirations

Mais par des mécanismes mentaux.

[…] Camoufler la voix c’est alors

Camoufler la douleur de l’abandon,

Dont le désespoir résonne dans la mélodie lacérée et lacérante

D’un piano dans une grande salle de mort,

Espace habité d’une tendre hallucination désespérée.

L’onde anomale des eaux de la mère se brise contre

L’impossibilité de tout contact vrai :

Les larmes de Marcelle sont les larmes de Marguerite,

Toujours à l’écart,

Toujours transparente. […]

Elle peut se taire quand Lol crie. […]  »

Un autre exemple parlant est l’article de Mireille Calle-Gruber (lectrice de Duras, écrivain et Professeur de littérature française à l’Université Paris VIII, directrice du Centre de Recherches en Etudes féminines), « La peine de la littérature », paru dans Cahiers de l’Herne, n° 86, octobre 2005, où l’auteur formule son approche critique de La Pluie d’été de Marguerite Duras dans un style proche de celui de l’écrivain, enrichi de jeux de mots surprenants :

« Gravité – ou gravitude. Ce serait le mot qui le mieux désignerait le sérieux d’Ernesto, l’enfant immense de La Pluie d’été. Sa peine, immense à appeler l’abandon par son nom.

Son nom d’Ernesto.

Ne sachant pas savoir que c’est son nom, Ernesto, l’abandon. Puis le sachant.

Le mot désignerait la vérité de la peine d’Ernesto, plombant la marche syntaxière d’une incertitude oraculaire. Indissociable, indéchiffrable, ininterprétable sentence, une phrase double :

Il a dit : Je ne retournerai plus jamais à l’école parce que à l’école, on m’apprend des choses que je sais.

et

Ila dit : Je ne retournerai plus jamais à l’école parce qu’à l’école, on m’apprend des choses que je ne sais pas. (p. 28 et 29)

[…] Le récit de la genèse selon Ernesto c’est, ex nihilo, la création parfaite ; mais ce parfait est sans avenir et la peine à la dire est immensurable. L’énonciation laborieuse, à l’imparfait, de la perfection de l’univers, révèle la magnitude de la gravité de la révélation d’Ernesto, ainsi qu’une endémique vanité de l’existence de toutes choses. […]

La littérature est ainsi requise d’écrire le Livre des Vanités,le manque-à-parler, le manque-à-nommer qui n’est pas rien, justement. La vanité du monde, chez Duras, pèse du poids de la pensée des mots, y compris des mots in absentia.

Ecrire ce n’est rien, si ce rien n’est pas : écrire rien. Rien de rien, rien du rien. […] » (p. 129-130)

2266.

L’analyse appartient à Esther Tellermann.

2267.

« Autour de la lecture de Michèle Montrelay et Jacques Lacan de L.V.Stein de Marguerite Duras », par Esther Tellermann, AFI, 2001, sur www.freud-lacan. com

2268.

« Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol. V. Stein », par Jacques Lacan, in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965

2269.

Ibid.

2270.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, ed. Ellipses, 2001, p.44

2271.

Jacques Lacan, op. cit., repris par Sophie Bogaert, op. cit., p. 126

2272.

Cf. Joëlle Pagès-Pindon, op. cit., p.43

2273.

« Marguerite Duras : Les homme d’aujourd’hui ne sont pas assez féminins », entretien de Marguerite Duras avec Pierre Hahn, Lettres et médecins, mars 1964, p. 19

2274.

Les Parleuses, entretien avec Xavière Gauthier, éd. de Minuit, 1974, p. 161, cité par Joëlle Pagès-Pindon, op. cit.

2275.

Marguerite Duras, Ecrire, éd. Gallimard, 1993, p. 20

2276.

Ibid., p. 64-65

2277.

Jacques Lacan, in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965

2278.

Cf. Esther Tellermann, op. cit.

2279.

Marie-Magdeleine Lessana, « La raison de Lol », Dits à la télévision, entretien avec Pierre Dumayet, atelier/E.P.E.L., 1999, p. 60

2280.

Marguerite Duras, Le Ravissement…, Gallimard, 1964, p. 35

2281.

Jacques Lacan, op.cit.

2282.

Ibid.

2283.

Esther Tellermann, op. cit.

2284.

Jacques Lacan, op. cit.

2285.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, ed. Ellipses, 2001, p.44

2286.

Jacques Lacan, op. cit.

2287.

Ibid.

2288.

Ibid.

2289.

Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, ed. Ellipses, 2001, p.44

2290.

Ibid.

2291.

Voir Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan – Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Fayard, 1993, p. 55-79, citée par Joëlle Pagès-Pindon, Marguerite Duras, ed. Ellipses, 2001, p.44

2292.

« Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol. V. Stein », par Jacques Lacan, in Cahiers Renaud -Barrault, n° 52, Ed. Gallimard, décembre 1965