Les traces écrites concernant la planification de l’activité sportive handball apparaissent au premier regard comme un écrit à déchiffrer. Nous constatons dans les exemples qui vont suivre que quelques mots sont saisissables dans leur définition et des énoncés dans leurs parties descriptives ; mais, très vite, l’écrit devient un enchevêtrement de signes et de dessins qui échappent à toute tentative de compréhension sur l’intérêt et le sens de celui-ci. L’ensemble de l’écrit se compose de textes, de croquis, de chiffres, de lettres et de signes particuliers et donne l’impression d’une écriture sibylline à destination de quelques initiés. Pourtant, plusieurs indicateurs sémiographiques tels que le numérotage et les abréviations « situat, sit » ou l’espace entre deux textes fournissent les premiers indices pour saisir l’architecture de l’écrit de planification. D’une autre façon, les énoncés indiquent des matériels, des formes d’organisation, des actions à réaliser, des consignes s’adressant à l’enseignant ou aux apprenants. Mais que faire de quelques définitions et de structures didactiques bien hétérogènes ?
Pour entamer une lecture compréhensive de ce genre d’écrit, il est utile de rappeler son contexte de production c'est-à-dire un enseignant s’apprêtant à enseigner. Notre idée est de saisir cet écrit didactique dans sa forme et son fond pour en comprendre sa constitution et son sens. Ainsi, nous pensons que cette préparation à l’intervention relevant d’un travail didactique organise d’une certaine façon les modes d’enseignement et laisse trace de la manière dont les enseignants vont s’y prendre pour transmettre des connaissances. Cela nous amène à faire l’hypothèse que les traces écrites résultent d’un travail et qu’il est par l’activité même d’écriture la consignation d’une professionnalité. Ainsi perçu, l’écrit de planification devient un espace de médiation entre les savoirs experts et l’action d’enseignement c'est-à-dire entre les savoirs nécessaires à l’action d’enseignement et les intentions d’enseignement.
Mais avant de poursuivre notre introduction, voici la présentation de quelques écrits pour saisir de quoi il en retourne et s’en faire une idée.
Quelques exemples de traces écrites.
Notre hypothèse [annoncée] n’enlève rien à la variété des productions ni aux différents niveaux de qualification des enseignants ; ainsi, plutôt que de clore définitivement un champ d’étude et un axe d’analyse, elle amène les interrogations et les choix suivants :
a) Malgré l’apparente complexité et l’originalité des productions, nous pensons que le bruit de fond qu’elles représentent peut faire l’objet d’une analyse « descriptive, explicative et compréhensive »1.
b) La linguistique et la sémiologie ne suffisent pas pour faire une analyse de contenu de tels écrits ; il nous faut aller au-delà pour saisir l’intelligibilité des traces écrites de planification. L’approche herméneutique apparaît indispensable pour interpréter et comprendre ces textes singuliers et l’ensemble des signes qui en spécifient le sens. Il s’agit de considérer ce langage sous l’angle symbolique afin d’entrevoir autre chose qu’un banal écrit didactique.
c) Nous choisissons comme fondement théorique pour cette recherche l’étude du paradigme de la transposition didactique et celui de la planification. Ces deux concepts fondent le travail d’écriture de ces enseignants et précisent la partie de leur travail que nous étudions.
d) La notion de situation d’apprentissage est retenue comme moyen privilégié d’interprétation. Nous définissons celle-ci dans la période didactique de planification comme un ensemble de conditions et de circonstances planifiées susceptibles d’amener un apprenant à construire des connaissances. Cela suppose un travail professionnel de conception pour créer une situation d’apprentissage. La notion de « situation » est comprise dans son sens concret (le fait d’être dans un lieu, la manière dont les choses sont disposées) et dans son sens abstrait (ensemble des circonstances dans lesquelles une ou plusieurs personnes se trouvent).
e) Chaque énoncé de l’écrit est considéré comme unité textuelle d’interprétation. Les énoncés sont des ressources favorisant l’analyse entre l’ensemble de l’écrit d’un enseignant et les énoncés mêmes des situations d’apprentissage qu’il a pu concevoir. Ils vont nous permettrent d’identifier la plupart des variables didactiques planifiées pour comprendre les façons d’enseigner. Notre but est de démystifier les approches didactiques communes et de mettre à jour un sens caché. L’énoncé peut être un mot, un ensemble de mots, une phrase ou un croquis (entendu comme énonçant une action ou un lieu d’actions).
Ainsi, les écrits de planification sont saisis comme écriture professionnelle parce qu’ils donnent « à voir un élément de la pratique professionnelle »2 de ces enseignants. L’analyse des traces écrites permet de les connaître comme impliquant l’idée d’une professionnalité selon une visé comparative à deux niveaux d’intervention et à deux niveaux d’expérience concernant la planification d’une activité précise, le handball. Les écrits sont ceux de 10 enseignants d’expérience et 10 enseignants débutants ainsi que 6 experts handball.
C’est un travail d’archéologie du savoir professionnel qui ne s’inscrit ni dans une tradition didactique ou historique, ni même philosophique. Il s’agit d’inventer une nouvelle perspective pour étudier le savoir par sa transmission. Notre visée est phénoménologique car elle est construite autour de la notion de situation d’apprentissage (notion extensible et large) pour faire apparaître un nouveau discours sur la professionnalité. Il n’y a pas d’outils complets ni de cadres d’analyse « pré existant » à ce travail particulier d’écriture pour dévoiler les mises en scène didactiques, même si beaucoup de chercheurs en didactique emploient par exemple la notion de scénario.
Le questionnement propre à soutenir et à relancer notre hypothèse de professionnalité est le suivant : les traces écrites de planification sont-elles une concentration de « savoirs experts » concernant la transposition didactique de l’activité à enseigner? Les écrits représentent-ils une pensée orientée vers l’action d’enseignement ou sont-ils la planification de savoirs à transmettre ? Ces contenus d’enseignement planifiés mobilisent-ils des savoirs professionnels propres à la discipline éducation physique et sportive ? Les énoncés sont-ils un langage de planification destiné à faire agir ? Les paradigmes concernant la planification et la transposition didactique ont-ils encore une efficacité suffisante pour comprendre les préparations de contenus d’enseignement en éducation physique et sportive ? Les scénarii des leçons ou situations d’apprentissage sont-ils à comprendre comme un simple agencement didactique neutre ?
Pour pallier indécisions et questionnements, le regard se tourne du côté des experts des écrits de planification : les travaux de Marguerite Altet (1993) attestent qu’il existe très peu de travaux sur les préparations de cours ; Marc Durand qualifie ce moment d’écriture comme « le travail en l’absence des élèves »3, tout en précisant son rôle important ; pour d’autres, la planification en éducation dépend d’un dispositif de pensée simple soumise à la routine ; Jackson y voit une activité cognitive, Daignault une activité réflexive ; Tochon considère la planification comme une improvisation bien planifiée.
Perrenoud pense de manière générale que l’enseignant obéit à des structures de fonctionnement, que chacun imagine qu’il invente ses actes sans percevoir pour autant percevoir la trame de ses décisions. Nous pensons après lui que l’enseignant d’éducation physique et sportive dépose d’une manière inconsciente dans ses écrits de planification des structures de pensées préparatoires à l’action ainsi que des conceptions relatives à l’enseignement.
Ainsi, les traces écrites de planification ne sont plus perçues comme une simple planification sans conséquence ; elles deviennent l’expression d’un savoir professionnel orienté vers l’action d’enseignement. Le mot et le signe prennent alors une nouvelle valeur au sein des écrits de planification. De tels écrits nous apparaissent en effet comme des traces d’événements passés, des empreintes qui laissent l’information à celui ou à celle qui veut bien en faire le déchiffrement. Ce langage écrit est compris comme un moyen de mettre en ordre ce que nous pensons des choses. La trace écrite vaut alors comme un précieux témoignage, une archive contenant le destin de « l’entrée en écriture de l’opération historiographie »4.
Notre travail d’observation et d’analyse5 – d’archéologie6 – nous a conduit à interpréter dans la mesure du possible une histoire concernant l’un des aspects du travail d’enseignants se préparant à enseigner une activité sportive en ayant recours aux indices. Nous avons alors reconstruit une petite partie de l’histoire7 d’une profession à partir de documents parlant du quotidien. Nous voulons « remonter de la marque à la chose manquante »8, en soulevant l’ambiguïté de ce genre d’écrit à partir du paradigme de la transposition didactique et de la planification afin d’en comprendre la signification selon une visée professionnelle.
Bru, M. (1998). Qu’y a-t-il à prouver quand il s’agit d’éducation ? In, C. Hadji, & J. Baillé (éd.), Recherche et Éducation. Vers « une nouvelle alliance ». La démarche de preuve en 10 questions (pp.45-65). Bruxelles, Paris : De Boeck Université. (p.53).
Aroq, C., Bouissou, C. & Brau-Antony, S. (2001). Coordonné par G. Baillat. Les différents écrits professionnels. Paris : Bordas. (p.14).
Durand, M. (1996). L’enseignement en milieu scolaire. Paris : PUF. (p.151).
Ricoeur, P. (2000). La mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Éditions du Seuil. (p.209).
Bardin, L. (2001). L’analyse de contenu. (10ème éd.). Paris : PUF. (p.43) : « L’analyste est comme une archéologue. Il travaille sur des traces : les « documents » qu’il peut retrouver ou susciter ».
Bruner, J. (2000). Culture et modes de pensée. L’esprit humain dans ses œuvres. Paris : Éditions RETZ. (p. 73) : « Nous aurons beau fouiller et creuser, il restera toujours à accomplir une tâche interprétative ».
Ginsburg, C. (1980.a.). Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVI siècle. Traduit de l’italien par M. Aymard. Paris : Flammarion. (p.16) : « Des études biographiques ont démontré que chez un individu médiocre, en lui-même, privé de relief et pour cette raison précisément représentatif, on peut observer comme dans un microcosme les caractéristiques d’une entière couche sociale à une époque historique donnée.. ».
Ricoeur, P. (1985). Temps et récit III. Le temps raconté. Paris : Éditions du Seuil. (p.177).