III - Synthèse des chapitres 1 à 5.

La question de savoir si les matériaux de travail mobilisés dans l’analyse des écrits représentent une réalité professionnelle ou seulement les connaissances de l’analyseur se pose en permanence. La tension entre la proximité et la distance est toujours présente dans la démarche de recherche. Le choix de l’objet, la construction du champ de recherche, les modes de recueil des données, les modes de traitement et les outils employés se réfléchissent au double sens du terme bien plus que les informations que ces traces écrites contiennent. Est en question un autre discours que celui du rapport à la réalité, rapport entre la construction des écrits et l’implication du chercheur dans sa posture épistémique204. Notre champ théorique exclut l’optique d’une neutralité axiologique et un individualisme méthodologique à seule caution scientifique ; il implique le chercheur pris entre engagement et désengagement dilemme qui ne se résout pas par le choix d’une position scientifique aveuglée par les instruments mais dans la prise en considération de l’altération permanente entre sujet et objet.

Les scénarii et les profils didactiques se trouvent en porte-à-faux avec la situation d’énonciation classique qui se veut à la fois transposition didactique et planification du savoir à enseigner. Par un dispositif scénographique et par un style ou une forme didactique205 dans un plan plus profond, les scénarii reconfigurent la connaissance que l’on a jusqu’à présent de la transposition didactique et de la planification et restituent aussi la dynamique des décisions concernant les projets d’enseignement.

Il n’y a pas d’ordre démonstratif-type pour présenter le savoir à enseigner. Notre travail vise un état des choses qui dépasse une connaissance partagée de ce travail d’écriture des enseignants. Comme le rappelle Guy Brousseau (1978), les enseignants créent des unités de sens qui ne doivent pas seulement être analysées suivant un découpage planificateur mais aussi suivant le sens des actes d’apprentissage.

Pour Marguerite Altet, les éléments des préparations des enseignants constituent déjà « les déterminants du type d’interactions entre l’enseignant et les élèves en classe »206. Par là, elle invite les enseignants à prendre « conscience du poids des stratégies arrêtées dans les préparations »207.

Nous voulons éviter le raisonnement théorique qui fait oublier les pratiques constituantes de la structure des écrits de planification. Le cycle, la leçon, la situation d’apprentissage sont des totalités opérationnellement composées pour agir.

Écrire ne peut être considéré comme un acte anodin et sans conséquence. Les traces écrites agissent comme empreintes par lesquelles l’auteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit ou se situe en lui. Dans le cas des scénarii, le discours des enseignants est très lisible en sous-main même si Clark et Yinger (1980) évoquent un processus de planification « invisible »208.

Nous faisons l’hypothèse que l’activité de planification et de transposition didactique, réduite dans les traces écrites, est quotidienne dans la vie professionnelle de l’enseignant. Cette activité structurante participe à la structuration sociale des savoirs à l’École. Elle comporte une part irréductible de création, d’adaptation aux événements vécus dans les leçons précédentes et d’anticipation aux actions d’enseignement.

La variabilité des profils didactiques, les différentes mobilisations des unités didactiques, les changements de conceptions d’enseignement des sports collectifs dans une même leçon pour un même enseignant, tout laisse percevoir une grande souplesse dans la planification.

Au lieu d’une vision très descriptive et par conséquent réduite de la planification, il importe d’enregistrer ses effets sur l’enseignement. Au lieu de l’ordre du « quoi » et du « quand », enseigner l’écrit pose théoriquement l’ordre du comment.

Les écrits de planification ont une pertinence professionnelle et leur rationalité ainsi que leur simplicité est peut-être l’âme de l’enseignement. L’action d’écriture définit une situation de travail par laquelle certaines dimensions de l’enseignement sont privilégiées de manière à exploiter les éléments organisateurs de l’action planificatrice et transpositive. Ces écrits disent l’action efficace telle que la décrit Gérard Vergnaud (1988) avec ses invariances et sa flexibilité.

Reposant sur une parcellisation de l’enseignement et sur des choix décontextualisés, l’approche techniciste s’avère finalement majoritaire dans nos trois groupes d’enseignants. Les situations d’apprentissage proposées sont alors peu intégratives ; on en reste au niveau de la connaissance sans engagement dans un projet transversal ou de transfert.

Les comparaisons faites au niveau des conceptions relatives à l’enseignement des sports collectifs (comparaisons entre nos deux groupes d’enseignants du secondaire et celui des experts handball) montrent une faible disparité.

Les formes d’expression de l’écrit que nous avons relevées jusqu’à présent semblent liées par une relation de nécessité fonctionnelle et pragmatique. On est toujours déjà en action d’enseignement : l’enseignant pense et dit comment il va procéder, l’infiltration du sujet psychique dans ses écrits est réelle.

L’écrit formalise l’enseignement, prédestine l’action d’enseignement. Les scénarii structurent la façon de faire comprendre et d’apprendre, infiltrent le savoir à transmettre tout autant qu’ils le filtrent. Dans le discours traditionnel de l’enseignant, il existe bien une structure sous-jacente qui détermine son intervention devant les élèves.

Afin de poursuivre l’analyse de ces énoncés, il nous faut garder en mémoire que les traces écrites que nous étudions sont le résultat d’une planification destinée à délivrer et faire apprendre un savoir à des apprenants. Autrement dit, l’écrit de planification semble autant destiné à planifier l’acte de connaître qu’à identifier un savoir socialement reconnu. Cependant, ces deux intentions professionnelles impliquent aussi les savoirs de l’enseignant.

Il nous revient alors à envisager la question du savoir en éducation physique et sportive pour comprendre le sens particulier de ces écrits ; c’est l’objet du chapitre suivant.

Notes
204.

Vassort, P. (2004). Pour une épistémologie de la sociologie du sport. Revue interculturelle et planétaire d’analyse institutionnelle. Les irraiductibles, 4, 117-224. (p.137) : cette posture implique « une compréhension réelle des dialectiques objectivité/subjectivité, sujet/objet, c'est-à-dire de la possible objectivation de l’événement social au travers de la recherche et de l’interprétation subjective du chercheur, de l’acceptation de la complexité événementielle, de l’existence d’une perspective complémentariste et d’une multiréférentialité nécessaires à la compréhension des implications, des transferts et contre-transferts agissant dans la détermination des choix thématiques, conceptuels, analytiques, idéologiques au sein de cette dialectique sujet/objet. »

205.

Delcambre, P. (1994). Déjà cité. (p. 5): « Mais, à l’échelle d’un établissement, on remarque la prégnance d’une forme ».

206.

Altet, M. (1993). Déjà cité. (p.84).

207.

Altet, M. (1993). Déjà cité. (p.86).

208.

Altet. M. (1993). Déjà cité. (p.87). Nous reprenons là la citation de Marguerite Altet.