Chapitre 7. Écrits de planifications et savoirs à transmettre.

I - La question du savoir. 

Le modèle de la transposition didactique pose la question du savoir et de son identification dans les écrits de planifications. On pourrait s’attendre à découvrir très rapidement dans les traces écrites des notions, des connaissances, des savoirs à transmettre, des théories ; ne sommes-nous pas dans le domaine d’une discipline scolaire ? En 1996, Françoise Clerc écrivait : « actuellement la représentation dominante du travail des enseignants est la transmission du savoir »209. Et pour Jean-François Halté, l’école se justifie « comme lieu exclusif de la diffusion  "de savoirs"»210.

Notre mise au point théorique sur le paradigme de la transposition didactique conduit au rejet de l’idée d’un « savoir savant »211 propre à l’éducation physique et sportive, un savoir compris comme une donnée fixe et théorisée par une communauté de chercheurs.

Le savoir savant ou les savoirs sont toujours perçus comme nobles, neutres, respectables, utiles et identifiables par ceux qui regardent l’École comme un lieu de savoir(s). Dans le dédale des discours sur le savoir, le terme de "savoir" apparaît comme une notion attrape-tout qui conserve la représentation d’un savoir substantiel et transmissible. Selon Yves Chevallard, cette vision substantialiste des savoirs est une métonymie qui voile la pratique sociale qu’est le savoir et propose de « considérer les savoirs comme une sous-catégorie d’une catégorie plus générale, celle des œuvres »212, sans pour autant assimiler toutes les œuvres à des savoirs.

Pour définir ce qui est transmissible en éducation physique et sportive, la notion de « savoir de référence » nous paraît préférable. Cette notion dépend du champ des pratiques sociales sportives de référence qui sont reconnues par l’éducation physique comme étant de bons moyens d’enseignement.

La première question concernant la transposition didactique en éducation physique et sportive est la suivante : dans son travail de planification et d’élaboration de situations d’apprentissage, l’enseignant transpose-t-il seulement des savoirs théoriques bien identifiés et définis c'est-à-dire référencés ?

Les résultats et les commentaires de la première partie de notre travail sèment le doute. Le phénomène de planification et celui de la transposition didactique entretiennent une complexité pratique lorsqu’il s’agit de convertir des savoirs théoriques – des savoirs référence – en connaissances. Les traces écrites fixent [en même temps] les connaissances et savoirs que l’enseignant souhaite transmettre ainsi que ses propres savoirs didactiques, le résultat aboutissant à la constitution de "savoirs originaux".

L’étude du travail de transposition didactique et de planification doit prendre en compte la notion de transposition didactique étendue « aux savoirs experts (Joshua, 1996) ou aux savoirs professionnels (Rogalski et Samurçay, 1994), comme corps de connaissances partagées par des praticiens plutôt que par des chercheurs »213. Nous allons montrer que les écrits de planification ne sont pas exactement la transposition d’un savoir de référence docile et facilement identifiable, que les enseignants ont bien d’autres préoccupations que celle de transposer d’une façon conceptuelle un savoir théorique à transmettre.

L’idée que les enseignants sont prioritairement des organisateurs de situations d’apprentissage fait son chemin. Françoise Clerc (1996) la considère comme rompant avec la représentation traditionnelle de l’enseignant comme transmetteur de savoir. La professionnalité ne réside pas seulement dans la connaissance à transmettre, mais aussi dans la façon de transmettre. Nous pouvons déjà dire que les enseignants doivent pratiquement réinventer un contexte d’expression propre à un savoir transposé sous la forme de situations d’apprentissage.

Le savoir en question.

Enseigner, c’est transmettre des savoirs et permettre à l’élève de s’approprier des connaissances et de développer des compétences. C’est ce que nous rappellent les textes sur l’éducation et notamment les programmes d’enseignement.

Selon Jacky Beillerot, la distinction à faire entre savoir et connaissance serait la suivante : « les savoirs sont des domaines recensés, catalogués et la connaissance représente une certaine organisation des savoirs »214. Le savoir engloberait la connaissance parce qu’il serait « défini comme les connaissances instituées, les connaissances admises, utilisées, reconnues, » et qu’il serait de cette façon « au cœur de tout système éducatif »215.

Pour Michel Foucault, le savoir – épistemé – ne prendrait consistance que dans une pratique discursive et serait le résultat d’une raison fonctionnelle et il y aurait des régions du "Savoir" c'est-à-dire des savoirs. Ainsi le savoir apparaît-il comme une pratique et non comme un stock de connaissances qui seraient en quelque sorte à consommer.

Le "Savoir" est au cœur de l’institution scolaire et s’exprime dans une pratique, tandis que son concept fait partie d’un langage commun. Nous emploierons d’une part le mot « savoir »216 selon le spectre le plus large retenu par son usage dans le langage. Nous évitons d’autre part la distinction proposée par Philippe Perrenoud entre savoir-faire de bas niveau qu’il appelle « habiletés » et savoir-faire de haut niveau nommé « compétences », et ce malgré la cohabitation de ces deux notions dans les programmes scolaires de l’éducation physique et sportive.

Le débat en éducation physique et sportive.

La question de l’identité de l’éducation physique et sportive comme discipline scolaire dépend en partie de la possibilité qu’a l’éducation physique à enseigner des savoirs intellectuels comme les autres disciplines. Le mythe persistant du savoir savant – de fondamentaux à transmettre et d’un socle commun – empêche que l’éducation physique et sportive soit perçue comme une vraie discipline d’enseignement. Cette image incite à identifier un savoir honorable à transmettre plutôt qu’à prouver son utilité sociale comme pratique culturelle.

Depuis sa généralisation dans le système scolaire, l’éducation physique et sportive tente en vain de faire comme les autres disciplines. Pierre Arnaud a longuement parlé de ce besoin d’être une discipline à part entière, quitte à intellectualiser ses contenus d’enseignement. Ainsi la problématique du savoir « savant » à transmettre occupe-t-elle son champ disciplinaire.

Pour Philippe Perrenoud, « l’école reste marquée par la valorisation des savoirs et un certain mépris des savoir-faire »217. L’éducation physique et sportive serait l’exemple même de la discipline scolaire qui enseignerait « des savoir-faire » et n’aurait rien à voir avec des « savoirs savants ». Par ses origines, elle serait une pratique préoccupée par le corps et préalable à une pensée intellectuelle qui détiendrait le « pur » savoir.

Les défenseurs de l’éducation physique et sportive disent qu’elle a aussi des savoirs à transmettre en tant que discipline constituée. De quels savoirs s’agit-il alors ?

Notes
209.

Clerc, F. (1996). Les savoirs professionnels des enseignants. In J. Beillerot, C. Blanchard-Laville, & N. Mosconi., Pour une clinique du rapport au savoir (pp. 301-335). Paris : L’Harmattan. (p.301).

210.

Halté, J.F. (1992). Déjà cité. (p.44).

211.

Dugal, J.P. et Léziart Y. (2004). Déjà cité. Ces deux auteurs précisent que particulièrement le concept de « savoir savant » ne convient pas à l’éducation physique et sportive.

212.

Chevallard, Y. (1997). Déjà cité.

213.

Perrenoud, P. (1998). Déjà cité. (p. 9).

214.

Beillerot, J. (1996). Les savoirs, leurs conceptions et leur nature. In J. Beillerot, C. Blanchard-Laville, & N. Mosconi. Pour une clinique du rapport au savoir (pp.119-143). Paris : L’harmattan. (p.122).

215.

Beillerot, J. (1979). Idéologie du savoir. Paris : Casterman. (p.31).

216.

Beillerot, J. (1979). Déjà cité. (p. 35). « Le savoir, et il faut y inclure toutes les formes du savoir, celles issues du logos, celles en provenance de la ‘sagesse’ collective, mais aussi les mythes, les pratiques, les illusions, appartient au peuplement humain ; fruit du travail de toutes les générations antérieures, des transformations ou des progrès millénaires, fait de millions d’inconnus, des sédentaires, des pasteurs, des déviants et des traditionnalistes, ce savoir n’a plus d’auteur, n’a plus d’origine ; le feu, le fer, l’écriture, les semailles, l’hydraulique, le calcul, pour ne citer que quelques unes des découvertes qui font partie de la vie collective, appartiennent à la collectivité comme l’air qu’on respire. ».

217.

Perrenoud, P. (1995). Enseigner des savoirs ou développer des compétences: l’école entre deux paradigmes. In A. Bentolila (Dir.), Savoirs et savoir-faire (pp. 73-88). Paris : Éditions Nathan. (p.74).