II.1. Qu’enseigne-t-on ? Le rôle de l’énoncé.

L’énoncé fait fonction de donnée; il clôt le système de pensée de l’enseignant sur ce qu’il souhaite faire pour enseigner, et il est aussitôt disponible au chercheur pour une [autre] lecture approfondie. L’énoncé est une véritable empreinte digitale de la profession.

Le sort de l’énoncé est entre les mains de celui/celle qui va l’utiliser. Ici, le reprendre vise à réfléchir l’action intime de l’écrit. L’énoncé sert alors de moyen pour analyser, par déplacement de l’énonciateur, la professionnalité des dires.

L’écrit de planification et de transposition contient le savoir à enseigner. Les traces écrites répondent à des énoncés de savoirs locaux, parties du discours d’une pratique professionnelle. Le rôle de l’énoncé est d’indiquer et décrire les conditions de la pratique par lesquelles le savoir apparaît. La situation d’apprentissage agirait alors comme le filtre souterrain du savoir à apprendre.

Prenons l’exemple de l’enseignant d’expérience n°27 (leçon 4, situation 2).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S2 : Un croquis montre un terrain de handball coupé en quatre parties. Deux zones hachurées sont sur les extrémités du terrain. Les numéros des équipes sont inscrits sur les terrains. « 4 équipes homogènes entre elles (imposées). Travaille sur ½ terrain en longueur ». « 1 contre 1, 2 contre 2 » « passe à 5 = 5 passes = 1pt, le ballon passe à l’équipe adverse. Consignes = se démarquer. Regarder le part libre. » « Evolut= zone (3m) à partir de la ligne de fond sur chaque terrain, poser le B ds zone adverse » « Variables → nbre de passes → dribble ou non → tps pour passer » Scénario de la situation. Interprétation des énoncés dans l’ordre.
Organisation spatiale (le croquis).
Organisation des effectifs.
Organisation espace de travail.
Organisation des rotations.
Consignes contraintes.
Consigne d’évaluation.
Consignes obligations.
Consignes obligations.
Organisation espace de jeu.
Consignes contraintes.
Consignes contraintes.
Consignes contraintes.
Consignes contraintes.
La planification de ce qu’il y a à faire l’emporte une fois de plus sur la transposition didactique d’un savoir original. On pourrait poser la question : mais qu’apprend-t-on ici ? Et on pourrait répondre : l’objectif ; on apprend la « montée de balle vers cible adverse ». Mais cet objectif ne dit pas comment il faut réaliser cette montée de balle et n’en théorise pas les principes ou les actions à faire pour la réussite. Le savoir n’est donc pas planifié ; ce qui est planifié, ce sont les conditions de son expression et de son modèle conceptuel décliné comme objectif « la montée de balle ». Dit autrement et simplement, cela concerne le titre de ce qu’il y a à apprendre.
Le « savoir/objectif » identifié n’est donc pas celui que l’on doit apprendre en tant que tel ; il est un modèle qui qualifie les actions à faire réellement que l’on pourrait décliner en principes (courir en direction de la cible, éviter les défenseurs, sortir de la zone d’ombre d’un défenseur, faire des courses d’appel de balle, dribbler dans les espaces libres, etc.) c'est-à-dire des micros pratiques qui signifient en se combinant le savoir sur « la montée de balle » (termes rassembleurs).

Dans d’autres cas, l’objectif peut contenir à lui seul ce qui doit être appris ; il est à la fois objectif et contenu d’enseignement. Le savoir se confondrait alors avec ce qu’il y a "à faire pour faire". Le cas de la passe à dix est assez significatif, ce jeu étant repris par de nombreux enseignants.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n°25 (leçon 2, situation 3). Elle utilise dans plusieurs situations le jeu de la passe à dix avec plusieurs variantes.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S3 : « Situation pédagogique n°1 : But : passe à 10. Consignes : réaliser 10 passes sans perdre la balle. Organisation : par 3,2 contre 1, si je perd la balle je vais au milieu. CR. Réaliser 10 passes à chaque fois » « Situation pédagogique n°2. » Cette situation n°2 est une variante de la une, il n’y a que l’organisation qui change : « Par 6, 4 contre 2 » Nous comprenons que l’enseignante n’écrit pas le but réel de la situation. Nous avons l’énoncé « passe à 10 ». C’est le titre d’un jeu qui est en même temps le critère de réussite ou l’objectif du jeu : faire 10 passes de suite pour la même équipe.
L’énoncé du savoir pourrait être celui-ci : « principe de conservation du ballon pour une équipe », « conserver le ballon en se faisant dix passes de suite », « cela nécessite d’être en mouvement, d’aider le porteur de balle et d’être toujours attentif à ses partenaires et aux adversaires » etc.
Nous comprenons que l’écrit de planification contracte et condense dans le titre d’un jeu les savoirs qu’il sous-entend . Pour l’enseignante, « la passe à dix », c’est le principe de conservation du ballon à plusieurs qui doit être appris malgré l’opposition des défenseurs ; c’est le savoir qu’elle veut transmettre. Dans son écrit de planification, on connaît le titre du jeu, c’est un « enseignement démonstratif des mots »  (Wittgenstein, 1987). On ne connaît pas le savoir qu’il y a à apprendre ; il est compris dans « l’usage » de l’énoncé. L’écrit de planification identifie l’objet du savoir - « la passe à dix » - mais n’en explique pas le fonctionnement, à savoir : « ce qu’il y à apprendre » ou « ce qu’il peut faire apprendre ». Comme le dit Jean-Pierre Astolfi, les élèves peuvent se demander « ce qu’on leur veut » 228 faire apprendre.

Nous faisons l’hypothèse suivante : le libellé d’objectif, son écrit, limite le discours didactique de l’enseignant. Le savoir à apprendre devient implicite, tant l’objectif nous laisse dans l’incertitude de ce qu’il y a à apprendre. Il reste plus du côté du modèle que du côté de ce que le modèle pourrait impliquer comme étant à apprendre.

Le modèle devrait être l’occasion de tenir un propos sur la connaissance en complément du discours tenu par les actions et les agencements didactiques. Nous ne pouvons imaginer le transfert accéléré en apprentissage scolaire sans une pratique éclairée à partir du modèle utilisé : le langage d’action devrait se compléter d’un langage sur l’action. Le langage, les mots, serviront alors à redéfinir un savoir partiel qui est toujours « situé dans une pratique pour acquérir un sens »229.

Contrairement à l’enseignante précédente, l’enseignante d’expérience n°24 (leçon 1, situation d’apprentissage 1) planifie ce que nous avons nommé « une précision sur les conditions de réalisation de l’action ». Elle tente de dégager un discours qui engage des actions à faire mais elle propose aussi un début de solution pour les élèves. En disant « En attaque les 2 joueurs non porteurs se déplacent sans arrêt vers les espaces libres », elle propose une amorce de savoir-faire et de savoir en fonction des contraintes qu’elle a mises en place. Elle tente de rattacher les actions à leurs raisons, étape cruciale de la constitution d’un savoir que nous considérons comme une première étape vers le « savoir se démarquer » et « jouer en mouvement » que sont les objectifs de sa leçon. En même temps, elle réduit les espaces de jeu pour que les élèves respectent ses consignes ; le milieu est problématisé pour cela. Ainsi, l’énoncé de planification devient un discours qui enchaîne l’apprentissage à la connaissance donc à l’acquisition d’un savoir.

Cette enseignante précise davantage ce qu’il s’agit de savoir et d’apprendre dans la situation d’apprentissage 1 de sa troisième leçon où elle tient le discours de la connaissance tout en construisant un cadre de pratique nécessaire à l’expression du sens.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S1 : « Attaque : Faire progresser la balle vers le but adverse en utilisant un surnombre artificiel 3 contre 2 » « Porteur = se démarqué → dribble vers but adverse, si marqué, passe au joueur démarqué » Un plan, représente un terrain de HB coupé en deux dans le sens de la longueur, de chaque côté (en opposition) départ près de la zone de trois joueurs en attaque (flèche de déplacement) et deux en défense. « 10 passages = compter les remontées réussies, sans interception » L’objectif de la situation indique à la fois l’action à faire tout en racontant l’artificialité de la situation. Nous avons là le sens de l’action « faire progresser la balle » et la limite de ce sens « un surnombre artificiel ». On dit le savoir : « Faire progresser la balle » ; on annonce que celui-ci est une construction théorique pour saisir un savoir plus ample et complexe. La connaissance pour acquérir le savoir est construite d’office, « le surnombre est créé au départ » afin d’accéder à un sens plus large : « créer le surnombre pendant la phase d’attaque, progression vers le but, lors d’une égalité numérique » . L’enseignante situe exactement la connaissance (utiliser le surnombre) incluse dans un savoir plus large (faire progresser la balle vers le but adverse).
Les énoncés suivants identifient les alternatives qui permettent de réaliser l’objectif : « porteur : si démarqué → dribble vers but adverse ; si marqué, passe au joueur démarqué ».
Le savoir est donc annoncé, presque digéré, et exposé dans l’écrit de planification ; l’enseignante le discute et le propose.
Ensuite, le croquis donne les informations sur la structuration delasituation. Contrairement à la plupart des écrits des autres enseignants, le savoir n’est pas dissimulé dans ce qu’il y a à faire, à découvrir ; ici, il est annoncé . L’expertise de cette enseignante glisse d’un travail didactique (construction de la situation d’apprentissage pour faire apprendre) à un travail de transposition du savoir, par une déclinaison des connaissances à acquérir. Elle complète ses écrits par un système d’évaluation qui est en rapport avec ses objectifs.
Elle propose ainsi une auto-évaluation aux élèves tout en proposant un enjeu à sa situation d’apprentissage. Elle écrit « 10 passages = compter les remontées réussies, sans interception ». Elle donne des repères immédiats pour les élèves, lesquels peuvent évaluer leur travail. Elle oriente la cause des échecs des attaquants et la réussite des défenseurs en proposant la règle « sans interception », c'est-à-dire qu’elle ne valorise pas la marque mais bien le fait que la balle progresse vers la cible par une activité de démarquage des attaquants. Ne pas se démarquer entraîne fatalement des interceptions.

Dans un autre registre, la contraction des énoncés dissimule le savoir à apprendre. Lorsque l’enseignant d’expérience n°22 écrit (leçon 3, situation d’apprentissage 1)  « l’attaque des double buts », l’énoncé concentre le principe à travailler ; il s’agit de savoir comment attaquer le but adverse. L’énoncé implique aussi son intervention transpositive : « mettre deux buts ». L’écrit du thème indique le point-clef de la situation proposée, il n’annonce pas ce qu’il y aura à apprendre.

Delbos et Jorion230 affirment que le savoir présenté aux élèves n’aurait ni vrai caractère théorique ni vrai caractère pratique, qu’il serait entre les deux et qu’il prendrait sens comme force propositionnelle. Pour Evelyne Charlier, « les décisions à propos du contenu à enseigner sont très nombreuses, par contre, celles qui gèrent les contenus à apprendre sont inexistantes »231. Pour nous, il importe de distinguer entre la gestion des contenus à apprendre, c'est-à-dire le savoir à apprendre, et la gestion de l’expression des contenus de ces mêmes contenus ; dans ce dernier cas, nous considérons la gestion et l’organisation pratique des situations d’apprentissage.

Pierre Pastré dit : « Ce qui me paraît constituer le cœur du processus didactique est la mutation qui transforme des connaissances reçues en concepts construits par le sujet. »232 L’enseignant d’expérience ci-dessus tente de faire construire par le sujet le principe d’accès au but à partir d’une connaissance disponible (les doubles buts).

Après avoir tenté d’isoler un savoir théorique transposé comme « savoir à enseigner », nous comprenons que les énoncés de planification transposent plus les savoirs de l’enseignant sur le comment transmettre qu’ils annoncent le savoir à enseigner. Ainsi l’écrit associe-t-il le « savoir à enseigner » et le « savoir enseigner », chacun étant un savoir dans l’action au sein de la situation qui construit – conceptualise – l’objet savoir à réaliser.

Notes
228.

Astolfi, J.P. (1992).Déjà cité. (p.19).

229.

Philippe, J. (2004). La transposition didactique en question : pratiques et traduction. Revue Française de Pédagogie, 103, 29-36.

230.

Delbos, G., & Jorion, P. : (1987). La transmission des savoirs. Paris : Maison des sciences de l’homme, collection Ethnologie de la France.

231.

Charlier, E. (1989). Déjà cité. (p.134).

232.

Pastré, P. (2000). Conceptualisation et herméneutique : à propos d’une sémantique de l’action. In J. M. Barbier, & O. Galatanu, Signification, sens, formation (pp.45-60). Paris : PUF. (p.51).