II.3. Qu’apprend-t-on ?

Lors de l’analyse des profils didactiques, nous avons mis en évidence que l’unité didactique – « traduire des conséquences motrices » – n’est pratiquement pas planifiée par les enseignants de nos trois groupes. Lorsque cela se produit, l’énoncé est alors général.

Pour l’enseignant d’expérience n°26, nous avons par exemple "l’énoncé objectif" suivant : « amélioration des pouvoirs moteurs » ; le reste des énoncés de la situation d’apprentissage sont des énoncés d’obligations de gestes techniques tels que « passe à bras cassé ». Une fois de plus, l’enseignant ne s’attarde pas sur les effets moteurs et justifie son objectif par un travail de gestes techniques. Ici, la capacité physique de l’individu et son éducation corporelle ne semblent pouvoir s’exprimer que par une culture technique et la suite de la leçon vise un objectif « technico-tactique » : « amélioration de la conservation du ballon ». Les deux énoncés se préoccupent remarquablement de l’« amélioration » ; comme tous ceux de nos trois groupes, l’enseignant semble embarrassé pour traduire les conséquences motrices de ses propositions sur le corps de l’élève ou du joueur.

Dans le cas l’enseignant d’expérience n°26, des comportements sont imposés sans que soit donnée la possibilité à l’élève de s’émanciper au niveau de sa propre pratique. La situation d’apprentissage n°2 de sa première leçon propose des habiletés fermées : le geste est contenu dans une forme générale, contraint à la précision de l’action, et l’élève n’en connaît toujours pas les conséquences sur sa corporéité. L’action est transposée depuis le domaine culturel de l’activité et inscrite dans le domaine scolaire sans autre forme de procès. Le temps d’axiologisation ou d’attribution d’objectifs scolaires n’existe pas ; le moyen devient le savoir enseigné, il se satisfait à lui seul.

Dans son ambiguïté, l’écrit doit toutefois pourvoir énoncer ce que l’on apprend faute de quoi il reste obscur à l’élève. 

Nous l’apprend l’enseignante d’expérience n°21 (leçon 6, situation d’apprentissage 1). L’énoncé est le suivant : « → Passe à 8 → 1 série, passe avec rebond → opposition quand 8 ».

Cette enseignante adapte le jeu traditionnel « passes à dix » en limitant celui-ci à 8 passes, les passes étant à rebond ; elle adapte le contrat. Lorsque l’équipe en possession du ballon aura réussi 8 passes de suite, l’équipe en opposition pourra réellement intervenir sur le porteur de balle ; avant il n’y a que des gêneurs. L’énoncé est un objectif d’exécution – « passe à 8 » – et non pas d’apprentissage. Ici, le savoir est contenu dans les procédures pour conserver le ballon. La rationalisation de l’écrit de planification s’attarde sur l’objectif de réalisation. On pourrait dire alors que l’écrit de planification rend compte de la difficulté à exprimer ce qui s’apprend en éducation physique et sportive. L’énoncé dit ce qui se fait, se voit, pas ce qui doit véritablement s’apprendre.

Pourrait-on cependant concevoir un enseignant qui planifie sa leçon en écrivant « conservation du ballon, mobilité des attaquants, activités des défenseurs, aide au porteur de balle » ? La question resterait : comment faites-vous pour faire apprendre cela ? Et la réponse serait : je leur fais faire une passe à 8, etc.On peut avancer l’hypothèse que les écrits de planification proposent en priorité le comment faire pour faire apprendre, et non le quoi apprendre pour faire. L’enseignant doit pouvoir élucider le réel dans le contexte du faire de l’élève. Si le savoir est souvent compris indépendamment de sa pratique, il est toutefois nécessaire d’en assurer un mode de représentation qui le lie au réel.

L’enseignante d’expérience n°24 (leçon 2, situation d’apprentissage 2) procède pratiquement de la même façon que la précédente pour planifier ses contenus d’enseignement, sauf qu’elle indique clairement l’objectif d’apprentissage même si elle passe directement de l’objectif d’apprentissage aux énoncés d’actions.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S2 : « Comment être efficace, avoir de la force pour lancer sa balle ? » Un petit croquis montre deux rangés d’élèves face à face, séparé par une ligne, une flèche indique le sens de déplacement des n°2. « n°1 balle ds les mains. Au signal, n°1 prennent 2 à 3 pas d’élan pour arriver vers la ligne et toucher les 2. Les 2 (1/2 tours et s’enfuient » Cette situation d’apprentissage est une sorte de balle au chasseur. Les n°1 avec un élan réduit doivent tenter de toucher avec leur ballon les n°2 qui partent en courant après un demi-tour sur eux-mêmes au moment du signal général (n°1 élan et tirer, n°2 échapper au tir).
En voulant transposer l’activité handball, l’enseignante propose des situations techniques qui relèvent d’une éducation physique généralisée mais peu en rapport avec les aspects culturels de l’activité handball. L’enseignante construit une situation pour faire repérer aux élèves qu’il est nécessaire de lancer vite et fort. Si les n°2 réagissent vite, la distance de tir va rapidement augmenter. Il faudra alors que les n°1 tirent plus fort. Ce faisant, elle compte certainement sur la motivation des élèves (tirer sur les autres) pour que les élèves aient une activité réflexive sur les procédures qu’ils vont employer.
L’enseignante n’explique pas l’objectif de la situation ; elle construit une situation où l’action des élèves est imposée pour mettre en évidence la ou les connaissances qui sous-tendent la compétence retenue par l’objectif. Ici, les élèves lanceurs vont devoir  réagir vite, prendre de l’élan, se placer correctement, placer leurs appuis et le bras lanceur, feinter les tirs, etc.). L’enseignante n’agit pas sur les procédures de réalisation ; elle n’indique pas les gestes à faire, elle agit sur la reconnaissance, l’interrogation des moyens et stratégies employées par les élèves.
Le savoir ne s’explique pas, il est interrogé. D’ailleurs, l’enseignant commence sa phrase par : « Comment être.. » et termine par : « ? » un point d’interrogation. On n’apprend pas l’objectif éducatif ni les actions imposées par l’enseignant ; on apprend ce qui n’est pas planifié, c'est-à-dire les savoirs et savoir-faire que les élèves vont développer sur le terrain.

Les notions de « savoirs théoriques » et « savoirs procéduraux » empruntées à G. Malglaive entretiennent la dichotomie entre le corps et l’esprit, entre le faire et le comprendre, entre le savoir et le savoir sur le faire. La pratique intelligente d’une activité demeure dans l’esprit des enseignants de la motricité comme une visée d’efficacité. Dans les énoncés analysés, il s’agit en effet de marquer un but, de faire une bonne passe, de battre le défenseur, de récupérer opportunément le ballon au bon moment, etc. Ce savoir pragmatique domine l’ensemble des situations d’apprentissage proposées par les enseignants de nos trois groupes, mais il n’est pas planifié.

À partir d’actions imposées et après avoir construit dans ses premières situations la même stratégie didactique que l’enseignante d’expérience précédente, l’enseignant expert handball n°4 (leçon 6, situation 3) fait des propositions apportant une certaine incertitude (tenter d’intercepter, excentrer les attaquants, contrôler l’adversaire direct) et procède à des recommandations basiques (vitesse de réaction, prise d’informations). On passe progressivement de l’imposé à l’exposé ; l’enchaînement d’actions imposées sert de thème organisateur ; le joueur apprend à interroger un principe de jeu à partir de variables fournies par l’enseignant et apprend les procédures, les savoir-faire de l’activité handball dans un dialogue d’actions selon une infinité de liaisons possibles.

Dans une étude sur la planification et la transposition didactique, Philippe Dessus posait la question : « Où est le savoir ? »235 Il s’intéressait alors à la part des connaissances impliquées dans la procédure didactique. En citant les travaux de Wilson, de Shulman et de Richert, il reprenait la formule heureuse de « connaissance pédagogique de la matière »236 pour signifier les autres types de connaissances nécessaires pour transposer et planifier. Le savoir à transmettre serait alors contenu dans le savoir didactique – professionnel - de l’enseignant.

Notes
235.

Dessus, P. (2003). Référence au savoir et aux connaissances dans une séquence d’enseignement en éducation civique. Revue des sciences de l’éducation, 29, 3. (p.2). http://www.erudit.org/revue/rse/2003/v29/n3/011406ar.html

236.

Dessus, P. (2003). Déjà cité. (p.5).