III.1. Les objectifs éducatifs et les objectifs techniques.

En reprenant le schéma de Michel Develay237, on comprend le double travail d’axiologisation et de didactisation propre aux apprentissages scolaires.

L’analyse des énoncés des enseignants du secondaire nous amène à formuler l’hypothèse provisoire suivante : au fil des leçons, l’objectif axiologique clairement annoncé au départ est remplacé progressivement par des objectifs techniques parfois très loin de la valeur recherchée. Il nous apparaît que le technicien reprend inévitablement le dessus sur le pédagogue. Visiblement, planifier des objectifs et transposer une activité sportive de référence sont indissociables.

D’après Alain Hébrard, le travail de didactisation devrait correspondre à « l’ingénierie didactique et technique, savoir analyser (multi-référence) et transposer les pratiques sociales de références »238. Cela revient à dire que la transposition didactique actuelle n’est pas totalement en adéquation avec les prétentions de la discipline ; le sens de l’action est encore trop chargé d’efficacité et de performance, il tient à son langage technique. La pudeur de l’émotion et l’absence d’un discours concernant le corps renvoient l’élève à un pâle apprentissage de la composante méthodologique en ce qui concerne le souci de soi.

L’exemple de l’enseignant d’expérience n°27 (leçon 5, situation 1) est éclairant. En procédant à une évaluation de ses élèves au début du cycle, il souhaitait justement utiliser le sport collectif handball pour recréer un climat de classe et d’entraide entre les élèves. Dans un but éducatif et éthique, il choisit comme objectif principal : « jouer collectivement ». En suivant ses objectifs de leçon en leçon, on note qu’il fait des choix de plus en plus techniques et qu’il s’éloigne de son objectif principal. Ainsi se pose la question dans la situation 3 (leçon 4) où il est amené à se demander s’il doit « dé- mixer » son groupe. Une logique d’efficacité et de performance du jeu gouverne tout son enseignement ; il insiste sur la technique, oubliant ses intentions de départ parées de vertus éducatives (cf. la situation 2 de la leçon 5).

En voulant justifier des savoirs et connaissances techniques de l’activité handball, il s’enferme involontairement dans un découpagesectoriel de ses connaissances et savoirs didactiques et techniques. Selon une forme de transmission scolaire, la volonté de faire apparaître à tout prix des connaissances techniques le pousse à se décentrer d’un objectif axiologique pourtant annoncé. L’enseignant n’arrive pas à gérer la tension entre les savoirs de l’activité et les savoirs de l’humain, il en arrive à prendre une décision qui s’oppose à son objectif de départ.

Les énoncés de l’enseignant débutant n°18 montrent dès la quatrième leçon que les exercices qui composent l’échauffement, de même que les objectifs concernant l’éducation corporelle ne sont plus planifiés. On a juste l’énoncé « 1 échauffement général 10’ ».

En comparant plusieurs écrits, on note cette tendance à la réduction des énoncés axiologiques (quand il y en a) et des énoncés concernant l’éducation corporelle chez tous les enseignants du secondaire de notre étude. Ainsi la planification et transposition didactique se réduisent-elles à l’écriture d’énoncés techniques et culturels qui rejoignent ceux des experts handball. Si nous ajoutons que les enseignants débutants ont tendance à consacrer beaucoup d’énoncés de planification à l’organisation de la situation d’apprentissage que nous appelons « transposition pédagogique » et à réduire considérablement la quantité des autres énoncés au fil des leçons, nous en arrivons à la seule planification d’énoncés techniques tels que « montée offensive » « travail par groupe de trois » « tir en suspension ».

L’enseignante débutante n° 16 (leçon 2, situation d’apprentissage 2) multiplie les tâches d’arbitrage et de gestion auprès de ses élèves de sixième. À aucun moment depuis le début de son cycle, elle ne planifie une communication à ses élèves pour les préparer à ces responsabilités et procède comme s’ils avaient déjà ces compétences. Lorsqu’il s’agit de mettre en acte des valeurs et des responsabilités, elle s’en tient à ce qu’elle croit acquis ou facilement compréhensible par les élèves et n’écrit pas ce qui concerne l’aspect axiologique de ses contenus d’enseignement. La grande majorité des enseignants proposent ce type de tâches dans leurs écrits de planification où nous retrouvons la même lacune. Il résulte que les objectifs techniques que l’enseignante propose n’auront une valeur opérationnelle que si elle spécifie la signification de leurs choix auprès des élèves.

Alain Hebrard239 insiste sur le fait que l’éducation physique et sportive se pense dans une relation directe des finalités aux contenus. On comprend donc que le sens des interventions de l’enseignant dépende jusqu’alors des contenus techniques, lieu exclusif d’identification de la discipline.

Des valeurs axiologiques sont fondues dans un discours technique ; lesquelles ne prennent sens qu’au moment de la situation d’apprentissage et dans la réciprocité des éléments qui la constituent.

L’enseignante d’expérience n°23 (leçon 3, situation d’apprentissage 3) écrit : « si tous les joueurs participent à la montée de balle et que le tir est réussi = X2 », le but est côté deux points. Elle valorise la participation collective, la prise en compte de ses partenaires en gratifiant le but d’une valeur supplémentaire. Mais l’idée que tous les joueurs touchent tous le ballon peut aussi bien être un objectif d’efficacité qu’être en contradiction avec une logique d’accès à la cible lorsqu’un espace se libère dès la troisième passe par exemple. Des logiques aléatoires et circonstancielles sont écartées pour une logique axiologique : « tous les joueurs participent à la montée de balle ». Cet objectif est renforcé par l’énoncé « si tous les joueurs ont tiré une fois = bonus 5pts, ont marqué une fois = bonus 10pts ». De plus, les énoncés d’organisation prévoient le matériel afin que les élèves puissent arbitrer et planifient des savoir-faire sociaux : « gagner, respecter l’arbitre, les autres, assumer les rôles confiés, alterner les tâches ». Les contraintes techniques (montée collective du ballon) et organisationnelles deviennent des valeurs en acte dont le seul sens est de profiter de l’activité collective pour transmettre des valeurs.

Philippe Terral rappelle que les enseignants de terrain du secondaire s’appuient sur une « culture technique »240, ce qui confirme le type d’identité à quoi se conforme encore l’éducation physique et sportive.

Recourant à la notion de « techniques corporelles » selon un biais sociologique ou anthropologique, nous pouvons reprendre ce que Marc Durand écrit : « Ce que les enseignants proposent à leurs élèves pour l’apprentissage peut être caractérisé en éducation physique comme un ensemble de techniques corporelles et sportives »241.

La mobilisation des objectifs.

Nous avons fait le choix de valider l’unité didactique « mettre en relief des connaissances et compétences » lorsque l’objectif faisait sens avec les contenus d’enseignement. Cependant, il a parfois été difficile de prendre des décisions. En effet, les énoncés de la situation d’apprentissage peuvent très bien devenir des objectifs en eux-mêmes. C’est souvent le cas chez les enseignants débutants : la description technique ou l’annonce technique de ce qu’il y a à faire est prise semble-t-il pour l’objectif. Il serait alors question d’un objectif technique : chaque fois qu’il y a une action à faire, elle peut devenir un objectif technique d’enseignement.

Dans sa leçon 1, l’enseignante d’expérience n°24 annonce son objectif d’une façon claire et reprend cet énoncé auprès du croquis. Ainsi, même si l’énoncé est identique, elle dissocie bien les deux phases : choix d’un objectif et choix d’actions à faire.

En examinant les énoncés inclus dans l’ensemble de la situation d’apprentissage, il nous apparaît que des distinctions sont à faire au niveau des objectifs puisqu’il devient évident que les enseignants n’annoncent pas toujours clairement leurs objectifs éducatifs tandis qu’ils le font pour les objectifs techniques et les règles qui vont les faire émerger au gré des objectifs éducatifs.

Les enseignants d’éducation physique et sportive semblent comme familiers avec la synthèse faite par François Victor Tochon : « pour qu’une planification soit efficace et viable, l’organisation des performances doit être subordonnée à un principe de fonctionnement global qui lui donne une direction pragmatique. » 242. Dès lors, comment reprocher le pragmatisme à certains enseignants et experts handball lorsqu’ils proposent plusieurs "sous-objectifs" d’actions impliqués par l’objectif de départ (annoncé ou pas) ?

L’enseignante d’expérience n°24 (situation 1, de la leçon 4) nous offre l’occasion de procéder à de nettes distinctions que l’on retrouve ça et là chez tous les enseignants.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S1 : Objectifs : « Attaque = créer un surnombre. Porteur de balle → faire la passe à celui qui est seul » « Motricité individuelle : réception en course, passe » « A » puis un croquis qui montre un terrain de HB coupé en deux dans sa longueur. Trois joueurs attaquants et deux défenseurs prêts au départ près de la zone, et cela de chaque côté. Des joueurs en attente sur le côté du terrain. « 3 contre 2 sur ½ terrain. Passeur envoie à 1 joueur démarqué. Si porteur démarqué s’avancer vers le but (3 dribbles). Attaquant courir vers le but. 4 passages. Changer attaquant défenseur. Combien de buts marqués ? » Nous avons :
Des objectifs techniques qui couvrent toute la leçon.
Des "sous-objectifs" servant à introduire la situation d’apprentissage ou parfois internes à celle-ci (ce qu’il y a à faire).
Dans les énoncés de cette situation d’apprentissage on comprend qu’il y a une déclinaison progressive de l’objectif général en objectifs particuliers (spécifiques et techniques).
Nous pouvons en reconnaître quelques-uns :
L’objectif est une consigne d’objectif général : « Attaque = créer un surnombre », ici en en-tête de leçon.
L’objectif suivant est une consigne de réalisation « Porteur de balle → faire la passe à celui qui est seul ». Elle propose une action qui a pour conséquence la communication avec quelqu’un d’autre que soi. L’importance est donnée à l’autre joueur, celui qui est seul.
L’objectif suivant est une consigne d’exécution : « Motricité individuelle, réception en course, passe. » L’action s’adresse plus spécifiquement au joueur lui-même, la conséquence vaut davantage pour la fonction d’enchaînement d’action dans ce cas.
Interne à l’énoncé de la situation d’apprentissage, l’objectif suivant est une consigne d’action : « Passeur envoie à 1 joueur démarqué ». L’action est comprise comme un processus inclus dans un système plus vaste.
Les énoncés hors ceux d’organisation sont toujours des objectifs en puissance, puisque la plupart des énoncés écrits sont des propositions d’actions, des interdictions d’actions, des autorisations d’actions, etc. Ils annoncent toujours un faire ou ne pas faire, et ce genre d’énoncés a toujours une part d’intentionnalité donc d’objectif.

L’analyse de la situation d’apprentissage 2 (leçon 2) de l’enseignant expert handball n°03 montre le lien propre à l’objectif principal annoncé et que, seuls, les énoncés d’actions impliquent l’objectif d’enseignement.

Les enseignants qui n’annoncent pas des objectifs éducatifs généraux impliquent toujours leurs intentions d’enseignement. Parce que ces dernières ne sont pas clairement planifiées, il faut s’en tenir aux "sous-objectifs". Donc, même si l’écrit suggère l’objectif, l’unité didactique « mettre en relief des connaissances et compétences » n’est pas validée lors de l’analyse.

Parce que les enseignants n’identifient pas toujours clairement un objectif de leçon, nous assistons à une multiplication des objectifs de contenus que nous appellons les « sous-objectifs techniques ». Cet émiettement nuit inévitablement à la capacité d’inscrire les différentes situations d’apprentissage dans un projet d’enseignement clair et, par voie de conséquence, à la possibilité d’une identité disciplinaire.

Le cas des objectifs liés à la santé et au développement corporel de l’élève.

De façon surprenante, l’unité didactique « traduire des conséquences motrices » est très peu mobilisée par nos trois groupes d’enseignants. Replacés dans le contexte général de sa leçon et de ses situations d’apprentissage, les énoncés de l’enseignant d’expérience n°30 apportent un éclairage nouveau.

La première situation reproduit un schéma classique. L’échauffement s’attarde sur le développement des capacités des élèves ; l’énoncé « mobilisation articulaire, étirements » indique que l’enseignant prend en considération les effets de ses propositions sur les corps des élèves. Suivent alors rapidement des considérations techniques : la focalisation sur le savoir technique fait oublier le sujet et ses effets sur la personne.

Avec le profil didactique de l’enseignant débutant n°14, nous comprenons que le manque d’objectifs d’apprentissage engage à proposer uniquement des savoir-faire d’ordre technique. Sans identification des concepts et des principes qui permettent aux élèves de comprendre ce qu’ils font, la leçon s’oriente vers le « faire » et le « faire faire » mais pas vers le « faire savoir ». En ne modélisant pas à l’aide de concepts ou de savoirs originaux les connaissances et savoirs sur le faire, cet enseignant ne fait pas gagner du temps à l’élève. Ce défaut de lisibilité est remarquable dans ses traces écrites.

La cohérence des objectifs.

Le plus souvent chez nos trois groupes d’enseignants, les objectifs sont mis en cohérence avec les contenus d’enseignement. Les experts handball ciblent un ou des objectifs techniques et l’enchaînement des situations d’apprentissage s’inscrit dans une logique technique, mais le champ d’application est assez réduit. Les enseignants d’expérience proposent des objectifs plus généraux au niveau technique et travaillent plutôt sur des fondamentaux de jeu. Les objectifs de départ se déclinent en "sous-objectifs" et seule la période d’évaluation rappelle les premiers énoncés. Les enseignants débutants proposent des objectifs techniques assez disparates et leurs objectifs sont souvent en rupture avec les "sous-objectifs" travaillés et avec les critères retenus pour l’évaluation ou la période du jeu.

Notes
237.

Develay, M. (1992). Déjà cité. (p.25).

238.

Hébrard, A. (2006). Déjà cité. (p.13).

239.

Hébrard, A. (2006). Déjà cité.

240.

Terral, P. (2003). Rapport de recherche. La question de la construction des savoirs au sein de la « communauté éducation physique et sportive ». Revue STAPS, 62, 75-88. (p.85).

241.

Durand, M. (2002). Déjà cité. (p.210).

242.

Tochon, F.V. (1990). Déjà cité.