III.2. La mise en place d’un discours.

La démarche didactique.

Un changement de perspective nous conduit à tenir le discours de l’enseignant c'est-à-dire l’analysé. Cette seconde démarche veut convaincre que l’écrit ne reçoit de véritable sens que si le chercheur s’identifie en un sens à son auteur ; en l’occurrence, il s’agit de reconstruire le « discours »243 de l’écrit dans les précieuses traces écrites par lesquelles sont déposées les connaissances professionnelles de l’enseignant.

Les écrits de l’enseignante débutante n°12 (leçon 1, situation d’apprentissage 3) font état d’une démarche qui consiste à respecter la chronologie des énoncés tout en imaginant les préoccupations d’un enseignement.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L1 S3 : « Les faire se réunir pour expliquer » «  objectif : w co., jeu orienté, utiliser l’espace, w des passes, sit = 3c3 passe à S ?orientée. Une X qu’1 équipe a réussi 5 passes, elle peut aller marquer en étant à califourchon sur ligne = 1pt » « après avoir marqué 1pt, on donne le ballon à l’adv. Qui réengage du milieu, chaque équipe étant dans son camp » « 3 coup de sifflets → à coX, il faut vite revenir s’asseoir/ équipes et donner son résultat. Interdiction de dribbler, variation = interdict, lobbes, au coup de sifflet, on à la possiblité d’aller marquer, même si pas fait 5 passes » «  équipes abcdefgh montant descendante » «  4x5=20 » « + temps d’arrêt = 5’ (résultats) → 25 ». Traduction des énoncés en modélisant les prises de décisions de l’enseignante :
1° Il faut que je réunisse les élèves. Il est important qu’ils puissent écouter les consignes. Cette classe est un peu dissipée, il faut que les choses soient claires dès le départ.
2° Proposer l’objectif de la situation. Les faire progresser en s’orientant et en se déplaçant en S, ils risquent de jouer à plat.
3°Il faut qu’ils progressent mais qu’ils conservent aussi le ballon. Il faut valoriser le savoir du jour, donc 1 point pour 5 passes réussies et un point pour la marque.
4°Il faut que j’assure la continuité du jeu et de la situation, on redonne alors le ballon à l’adversaire dès qu’on a marqué.
5° Il est nécessaire de trouver un moyen pour que l’engagement ne se fasse pas dès qu’ils ont récupéré le ballon après le but. La nouvelle défense n’aura pas le temps de s’organiser ; la situation doit donc redémarrer à un point commun, le centre du terrain est idéal. Chaque équipe sera dans son camp.
6° Je dois penser à arrêter la situation par un signal, donc donner trois coups de sifflet. Cela me permet de rassembler les élèves dans un endroit et de recueillir les scores, gain de temps.
7° Il faut que je mette des interdictions pour favoriser les passes et la coopération, donc interdire le dribble, idem pour le lobe. Ce sont des quatrièmes ; ils vont avoir tendance à faire cela pour conserver le ballon, même jouer individuellement ou faire passe au copain préféré.
8° Le coup de sifflet doit favoriser l’équipe qui est en possession du ballon ; on peut aller marquer même si on n’a pas fait le contrat de cinq passes. Je veux éviter une conservation du ballon sur place. Au moment des coups de sifflets, les possesseurs du ballon risquent de ne pas être contents.
9° Les résultats des trois contre trois vont me permettre de hiérarchiser les équipes.

Dans le cas de cette enseignante, il ne s’agit pas de la transposition d’un savoir de référence mais de la transposition de son propre savoir professionnel [et celui du chercheur] ; se tient là un discours de mise en situation du savoir. Le mot « situation » vient à propos, car il explique bien qu’il n’est pas question d’un discours conceptualisé sur le savoir. Le savoir à enseigner est simplement objectivé par un concept, en tant qu’objectif d’enseignement. Pour le reste de l’écrit, cette enseignante rédige le texte du savoir : c’est une matrice de variables didactiques qui donneront une forme concrète au savoir et savoir-faire.

Les écrits deviennent un dialogue avec l’histoire de l’apprentissage des élèves du groupe classe et les connaissances professionnelles de l’enseignant. Dans ceux de l’enseignante d’expérience n°25, on perçoit les changements de direction ainsi que les adaptations réalisées au fur et à mesure de l’évolution de son cycle d’enseignement. Elle cherche à obtenir le maximum de ce qu’elle a déjà installé tout en se tenant au plus près de ses exigences. Son discours est un entrelacs de mots et de chiffres, de choix et de décisions qui engagent son action professionnelle en tant que travail de planification L’enseignante tient le discours de son savoir d’expérience. Ainsi, les traces écrites agissent comme médiation entre ce que comprend l’enseignante dans son travail et ce que nous pouvons comprendre de ce dernier.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n° 25 (leçon 5, situations d’apprentissage 1 et 2) pour interpréter les moments-clés d’un travail didactique.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L5 S1 : Passe à dix en commun. 1pt on devient attaq, wer sur je reçois/je donne. Max 3s. Cette situation reprend donc la passe à dix, mais pour toute la classe en même temps. L’enseignante insiste sur le statut des attaquants en obligeant ceux-ci à jouer la balle très vite. « je reçois/je donne ». « Max 3s », cela veut dire que l’on ne peut pas garder la balle plus de trois secondes. Elle rajoute ici une contrainte pour qu’il y ait rupture de l’attaque par instant, c'est-à-dire qu’elle pousse les élèves dans leurs capacités à conserver le ballon en attaquant et cela dans un double but : donner du jeu au jeu de façon à préserver l’alternance ou à donner une possibilité à la défense de devenir à son tour attaque. Elle commence par installer une routine ; la situation jouée acquise, elle greffe dessus un apprentissage : « libérer sa balle très vite ». Cela augmente l’activité des joueurs en attaque, favorise la perte de balle et préserve en même temps l’activité des défenseurs parce qu’ils vont s’apercevoir qu’ils peuvent récupérer plus facilement un ballon. Elle détourne l’activité ludique pour revenir vers un apprentissage de la passe d’attaque en mouvement. Une fois qu’elle a acquis l’adhésion des élèves, elle introduit du savoir : celui qui fait peur à celui qui ne sait pas. Elle joue efficacement entre l’attrait du jeu libre et la condition contraignante du savoir à apprendre.
L5 S2 : 3 contre 2 → avec 1 des att qui joue le rôle du pivot. Départ ½ terrain (milieu) L’énoncé prévoit l’organisation des effectifs et l’organisation de l’espace. L’objectif est annoncé en tête de la feuille de planification et couvre donc toute la leçon. Là, il s’agit de créer un point de fixation. On peut supposer que la situation va se jouer avec un gardien dans le but. L’indication « départ ½ terrain (milieu) » signifie que l’action sera en direction du but. Avec un pivot, il y a toutes les chances que l’action se déroule à la zone avec possibilité de marque. Le discours est encore une fois un mélange de consignes, d’actions, d’organisations spatiales et d’effectifs, toutes comme étant prêtes à dire sur le terrain. Le discours indique : combien, qui, quoi, où. L’écrit de planification est l’annonce de la structure globale de ce qu’il y a à faire, il décrit les fondements d’une situation ou d’une action et il décrit autant l’action de l’enseignante que les tâches qu’auront à faire les élèves.

L’écrit de l’enseignante débutante n°17 (leçon 3, situation d’apprentissage 3), montre que l’activité de planification est le discours dense et complexe d’une professionnelle. La situation d’apprentissage est un paquet de relations construites intelligemment à partir de règles, de consignes, d’énoncés d’action à faire, etc.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S3 : « sans dribble. Contrainte = passes à 2 vers la cible → s’écarter vers la zone pt tir de face + facile. 3 ballons par gpe. CR = 1 pt si pas de perte de balle. Evolut. * avec 1 gardien : le tireur récupère son ballon l’autre devient gardien, retour sur le côté. * moins de passes possibles car bcp de pertes de balle : attention ou trop vite. 5 passes maxi pr filles, 4 passes maxi pour garçons. * avec 1 défenseur ds 1 des 3 cerceaux celui qui tire passe le ballon au gpe suivant, puis va en dé ds 1 cerceau au choix l’autre dans les cages. But voir défenseur. Indices. Passes bras cassés vers poitrine du P. armée du bras pr tir. » Bilan « Appel voix, dire prépa ; pas bcp but précisons. » Un schéma représente un terrain de HB coupé dans la diagonale par des plots. 3 cerceaux, 1 défenseur, deux attaquants ; gardiens dans les buts. Flèches indiquant les déplacements. Énoncés de la situation :
Contrainte d’action : « sans dribble »
Action à faire/contrainte : « passes à 2… »
Action à faire/conseil/contrainte : « s’écarter… »
Matériel et organisation : « 3 ballons par gpe »
Action indice : « 1pt si pas perte de balle »
Gestion et organisation : « Evolut. Avec un gardien, etc. »
Contrainte d’action : « moins de passes …. »
Consigne pédagogique : « 5 passes maxi pr filles, 4 passes etc. »
Contrainte d’action : « défenseur cerceau »
Organisation : « celui qui tire… »
Savoir : « voir défenseur »
Actions indices : « Passes à bras cassés, etc. »
Bilan.
Si l’on suit la chronologie de la planification qui, selon nous, représente la façon dont l’enseignante pense sa situation d’apprentissage, on présume que la préparation écrite agit comme un véritable simulateur didactique et pédagogique. Nous avons ce qui suit :
Création d’une contrainte, un interdit.
Proposer une action à faire.
Prévoir le problème-clef dû au traçage de la situation.
Le matériel.
Valoriser la réussite de la progression.
Évolution et organisation d’une rotation pour que la situation tourne toute seule.
Différenciation pédagogique, contraintes différentes entre filles et garçons
Retour sur l’organisation pour que la situation fonctionne seule.
But pédagogique de la situation
Indices de réalisation, on en revient au geste.Bilan comportemental des élèves.
Évaluation formative.
L’écrit de planification est un véritable outil de travail professionnel par quoi l’enseignant tient le discours de sa professionnalité.

L’analyse nous conduit à passer d’un énoncé selon sa seule dimension sémantique à l’attribution de sa signification professionnelle dans le contexte d’une préparation à l’intervention sur le terrain. La compréhension est moins méthodique que l’explication, mais il est nécessaire de préserver l’événement de l’écrit en en cherchant la signification à partir des énoncés bruts. Le projet d’enseigner emprunte à l’écriture son pouvoir structurant, et l’écrit reçoit de ce projet sa capacité d’anticipation.

En tenant véritablement un discours professionnel, les enseignants établissent un « métatexte ». Ce discours contenu dans les traces écrites ne dit pas le texte du savoir mais celui de ses soubassements didactiques.

Notes
243.

Ricoeur, P. (1986). Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II. Paris : Éditions du Seuil. (p.138). « Le texte est un discours fixé par l’écriture ».