III.3. Faire savoir.

L’étude de Marguerite Altet fait le constat que les enseignants ne préparent « jamais les procédures d’apprentissage »244. Nous pensons que si ces procédures ne sont pas clairement spécifiées, elles sont néanmoins comprises dans l’architecture et l’agencement des énoncés des situations d’apprentissage en éducation physique. L’enseignant n’écrit donc pas le texte d’un savoir constitué, [il écrit un "archi-texte"]. Ce dernier ne peut s’annoncer dans les écrits de planification comme on le ferait dans un ouvrage didactique ou dans des textes programmatiques. L’enseignant ne planifie pratiquement ni la connaissance qu’il souhaite transmettre ni les compétences à développer ; il écrit comment il va procéder pour faire apprendre.

Pour avoir prise sur l’objet "traces écrites", nous partons de l’hypothèse que l’enseignant planifie dans l’ordre les interventions qu’il souhaite faire sur le terrain. Nous avons essayé de modéliser plusieurs écrits de situations d’apprentissage pour interpréter comment il pense faire apprendre les élèves ou les joueurs.

Soit un premier exemple avec la situation 1, de la leçon 5, de l’enseignant expert n°2.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L5 S1 : Objectifs de la séance. « Jeu gd espace → Jeu transition. N°2 appuis → contourne DF Z Trouver Déf M + Travail reste T pour. Timing pour Par et Port. Timing course arr ?? Projet ??. »
La situation : Un petit croquis présente un terrain de HB utilisé en largeur. Trois couloirs, des joueuses dans chaque couloir, zones vers les lignes de touche. « Ne pas se faire attraper. S1 jeu avec 3 secteurs + porte. Compréhension jeu ds dos contourner où pénétration passe direct A1. 2 Idem + amener à trouver appui + course. Appui aller vers ballon. Soutien/receveur/timing ??
3 Obligation W/renversement + enchaînement pour même solution ?? course dans dos en changent secteur. Recherche le soutien commun. »
Chronologie des interventions de l’enseignant :
1°Annonce du thème général (jeu sur grand espace)
2°Annonce du "sous-thème" (jeu de transition).
3°Annonce des principes fondamentaux (contourner, timing). En même temps, il annonce l’organisation des tâches (N°2).
4°Traçage et description de la situation (croquis).
5°Une consigne centrale : (ne pas se faire attraper).
6°Règles spatiales du jeu (jeu avec 3 secteurs, porte).
7°Le savoir recherché : ce que doivent comprendre les joueuses (jeu dans le dos ou pénétration).
8°Recherche des solutions (trouver appui ou appui et aller vers ballon ou soutien).
9°Les obligations (renversement et enchaînement).
10°Quelques conséquences (changement de secteurs, rechercher le soutien).

Pour cet enseignant, le savoir à apprendre est inclus dans un dispositif complexe. Il y a d’une part une partie conceptuelle ou théorique qui situe le savoir dans un concept rassembleur, il le décline en le nommant et en énonce les fondements. Il y a d’autre part une partie pratique qui met en place les règles et consignes qui vont produire les effets attendus par la recherche de solutions, des incontournables et des alternatives. Cet enseignant s’appuie aussi sur l’un des fondamentaux de l’apprentissage : la répétition.

On remarque ici que l’apprentissage en sports collectifs ne repose pas sur une actualisation permanente des événements mais sur la possibilité de créer une habitude, afin d’avoir prise sur un contexte événementiel comportant trop de variables pour être saisi dans son ensemble.

Dans sa huitième leçon (situation d’apprentissage 1) l’enseignant utilise d’autres procédures. Il augmente les repères spatiaux, désoriente volontairement les joueurs, attribue des rôles et des tâches, qualifie les résultats par attribution de points et favorise les solutions alternatives. Il se réserve en permanence les initiatives concernant les buts et les moyens, tout en favorisant progressivement l’initiative des procédures par les joueurs. Il entoure les joueurs d’informations sur la connaissance de leurs résultats ; la disposition des repères spatiaux est « concomitant »245 à l’action, l’attribution de points étant une information « finale » ; il suscite une discrimination sur les procédures employées. Les énoncés sont souverainement choisis et leur ordre signifie la configuration destinée à faire apprendre les joueurs.

La situation évolutive que propose l’enseignant expert handball n°6 (leçon 6, situation d’apprentissage 2) résume la perception que nous avons de la forme d’élaboration des contenus d’enseignements tels qu’ils engagent un expert handball.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L6 S2 : « Situation évolutive. Alternance W G puis D. Mise en place progressive d’1 oppos. 4 postes ds trapèze tjrs occupés. Cptes attendues : Enchainet des actions. Orientation des appuis. Qualité transmission. Respect du timing d’engagement et enchaînement. Gestion du rythme (tps faible = info/tps fort=réalisé). Engagement ds le bon intervalle.
ARD-ARG-ALG-Alterner le w des 2 côtés.
b) ARD-ARG-ALG-ARG tir c) ARD-ARD-ARG-ARD tir.d) ARD-ARD-ARG-ALD qui est rentré en 2ème pivot tir.Ajouter 1 colonne de DC.
e) ALD-ARD-DC-ALD entrée en 2ème pivot tir.f) ALD-ARD-DC-ALD entreé en 2 pvt ou poste (écran) –ARG tir idem. g) idem acec 2déf N°2 si déf à 6m tir ARG sinon passe à l’ALG. h) ALD-ARD-DC-ALD en 2ème pivot. ARG renverse sur ARD tir. Rééquilibrer les J. i) idem avec déf N°2 : si déf à 6m tir sinon passe à l’ALG. j) Idem saug si N°2 déf à 9m passe au pivot ».
L’enseignant propose des enchaînements d’actions à partir des actions possibles, classiques et logiques, par rapport à des fondamentaux du jeu et à une expérience du jeu réel. Dans cette situation, les actions proposées sont des vues partielles des combinaisons possibles entre les joueurs d’un seul côté d’une ligne d’attaque ; ensuite il impose une liaison partielle d’une ligne d’attaque à l’autre. Le jeu de handball est découpé en système de relations ou combinaisons possibles entre les postes de jeu .
Je suis devant mon clavier d’ordinateur, je peux faire azerty, uiop etc en suivant les touches et je peux ensuite combiner a et p les extrêmes, etc. On a l’impression que le savoir de l’enseignant expert repose sur une parcellisation extrême des éléments du jeu ; ici, le joueur représente une unité de base. Les relations possibles entre les joueurs peuvent alors se combiner. Dans une logique simple A passe à B, puis dans une logique un peu plus complexe A passe à C puis à B, ou à C directement, etc., l’enchaînement est basé sur une vision algorithmique du jeu. En toile de fond, il met en évidence toutes les relations possibles entre les joueurs en respectant quelques logiques d’enchaînements d’actions repérées en compétition. L’enseignant introduit alors une variable événementielle : si la défense fait cela, alors l’attaque doit faire ceci ou bien cela. Face à la complexité du jeu, l’expert atomise jusqu’à l’unité joueur, impose les systèmes de relations logiques possibles entre les joueurs et introduit à la faveur des logiques antécédentes des repères techniques, des variables temporelles, événementielles ou laisse l’incertitude s’installer. Nous pensons qu’une approche un peu plus problématisée du jeu avec son appréhension dès le départ comme système complexe permettrait de déboucher sur une autre transposition didactique.

Le plus souvent, les enseignants experts alternent entre les situations "semi-créatives" et les situations imposées. Les joueurs doivent faire eux-mêmes la synthèse à partir de formes extrêmes d’apprentissage. Les énoncés de planification ne prévoient pas une justification des situations et de leur(s) forme(s) auprès des joueurs. Le langage est technique, sec ; il se concentre sur l’exécution, pas sur la détermination du savoir à apprendre ni sur la possibilité de décision ou de création des joueurs.

Les enseignants du secondaire procèdent d’une façon un peu différente, tel l’enseignant d’expérience n°26 qui utilise beaucoup les repères spatiaux pour faire apprendre ses élèves. Voyons cela avec la situation d’apprentissage 3 de sa sixième leçon.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L6 S3 : « Jeu normal tt terrain » « Contextualisation. Jeu normal tt terrain. → mise en place de 4 zones et le ballon doit passer par chaque zone → permet d’avoir un jeu court. → ATT : jeu collectif avec un minimum de dribbles. DEF : être concerné par la récupération du ballon ». Nous comprenons que l’enseignant souhaite avoir des passes courtes et que la progression se fasse par étapes. Il est nécessaire que le ballon soit joué au moins une fois par un joueur dans l’espace de l’une des zones qu’il a délimité.
Le jeu n’est pas tout à fait normal, puisque l’enseignant rajoute des zones sur le terrain de handball. Il "sur-règle" le jeu pour obtenir l’effet qu’il recherche.
L’enseignant le dit lui-même : le traçage des zones et la consigne d’utiliser chaque zone vont favoriser le jeu court. Il greffe cependant à sa situation et aux effets qu’elle va produire un discours à destination des élèves en proposant des consignes d’objectifs. Il confirme l’effet « jeu collectif », il faut valider chaque zone ; il y aura du collectif puisqu’il demande « un minimum de dribbles » pour éviter qu’un élève valide à lui tout seul toutes les zones. Il légifère sur la contrainte : « le ballon doit passer par chaque zone ».
L’énoncé à destination des élèves prend en considération les effets néfastes de la situation d’apprentissage ainsi que les espaces de liberté que les élèves vont trouver dans les règles éditées. Avec le même énoncé, l’enseignant anticipe les réactions des élèves et affirme le concept à apprendre « jeu collectif ».

L’enseignant d’expérience n° 29 (leçon 1, situation d’apprentissage 2) planifie des énoncés relatifs à la compréhension du savoir par les élèves. Lorsqu’il écrit « donner la balle en avant du NPB (là où il sera, indice de jeu en mouvement, d’où réception double appui)», il donne les raisons de la passe en avant et du jeu en mouvement ainsi que la nécessité technique de jouer en double appui. Il tient le discours du « faire savoir » en planifiant les raisons du savoir ; il apporte des connaissances en tant que « potentiels d’action résultant de l’expérience »246 qui prendront signification dans la situation d’apprentissage.

Les traces écrites ne contiennent que des mises en pratiques. Apprendre n’est pas recevoir un message transmis par un transmetteur, c’est assimiler les procédures afin de les recomposer face à chaque événement. Il est compréhensible que les enseignants dans le domaine de la motricité construisent un milieu d’énonciation du savoir plutôt qu’ils l’énoncent eux-mêmes.

Synthèse

Les situations planifiées en éducation physique et sportive ne sont pas exactement des contenus d’enseignement ; elles sont des contenants de contenus d’enseignement. Dans leurs écrits, les enseignants se préoccupent essentiellement de l’effectuation, de l’acte, de la pratique. « Le savoir dire du comment faire » n’est pratiquement pas planifié ; il n’y a ni d’élève ingénieur ni d’élève ouvrier. L’enseignant planifie et transpose l’activité culturelle handball pour mettre les élèves en action. Ces derniers n’apprennent jamais les pratiques motrices dans l’abstrait c’est-à-dire isolément des concepts, des lois, des théories, des principes et des règles d’action. La situation d’apprentissage a pour vocation de reconstruire un environnement dynamique tel un simulateur adapté à l’École. Les stratégies utilisées par les élèves ne sont pas apprises pour elles-mêmes (ce qu’ont tendance à faire les experts handball), elles participent à la maîtrise de la situation créée par l’enseignant.

Dans le cas d’un enseignement, l’apprentissage de la motricité montre bien que l’acquisition d’un savoir se fait par la reconstruction d’un scénario prévu par l’enseignant. En ce sens, plus l’apprentissage « dépend d’activités, plus il devient évident que la transposition didactique n’est pas un pur parcours du savoir, mais passe par des situations et des pratiques qui ne contiennent pas les savoirs, mais en permettent la reconstruction par chaque apprenant »247.

Pour faire savoir, les enseignants de nos trois groupes essaient à leur façon d’imprégner le tissu de la situation d’apprentissage du « savoir »248 à apprendre afin qu’il transparaisse dans les actions des élèves ou joueurs. Car les enseignants d’éducation physique et les experts handball comprennent implicitement que le savoir est une interaction pratique entre le connu et l’élaboration en cours d’action. La plupart des situations jouées sont des situations créatrices d’événements qui problématisent le réel. Par la contradiction de leurs intentions, le système attaque/défense tisse une trame d’événements qui interrogent les connaissances des élèves. Dans l’écrit de planification, les enseignants du secondaire et les experts handball mêlent ce savoir pédagogique pluriel annoncé par Gauthier Clermont249 qui comprend les savoirs « curriculaire », « disciplinaire », « professionnel » et « d’expérience » ainsi que de culture « général ». L’enseignement est ainsi perçu comme un art de bien agencer les circonstances afin qu’elles soient un savoir chez celui qui apprend.

L’écrit professionnel laisse trace d’un savoir au travers du filtre qu’est la situation d’apprentissage. Mais il est en permanence insaisissable dans sa consistance même, le savoir semble toujours en fuite devant l’énoncé qui le précède.

Il nous arrive souvent d’avoir l’impression du sérieux des énoncés et de les envisager seulement comme signe extérieur d’une pensée planificatrice. L’écrit apparaît comme le discours d’un sujet sur son travail, l’enseignant dit ce qu’il veut enseigner et comment il compte le faire. Cependant, devant ces évidences communes il nous faut reconsidérer une nouvelle fois les énoncés planifiés et tenter d’en dégager d’autres significations. Il nous faut quitter l’ordre du texte et le texte planificateur pour rentrer dans l’étude d’un langage spécifique chargé de significations ; ce sera l’objet du prochain chapitre.

Notes
244.

Altet, M. (1993). Déjà cité. (p.83).

245.

George, C. (1989). Apprendre par l’action. (2ème éd.). Paris : PUF. (p.89).

246.

Morf, A. (1984). Expérience, connaissances et représentations. In C. Belisle, & B. Schiele (Di.), Les savoirs dans les pratiques quotidiennes. Recherches sur les représentations (pp. 418-428). Paris : Éditions du CNRS. (p.420).

247.

Perrenoud, P. (1998). Déjà cité. (p. 21).

248.

Fleck, L. (1934). Déjà cité. (p.94). « Le savoir ne repose sur aucun substrat, les idées et les vérités n’existent que grâce à des mouvements et des interactions constants. ».

249.

Clermont, G, & Tardif, M. (1993). Présentation. In G. Clermont, M. Mellouki, & M. Tardif. Le savoir des enseignants. Que savent-ils ? (pp. 11-21). Montréal : Les Éditions Logiques.