I.1. Le pragmatisme de l’écrit.

Par sa fonction symbolique, l’écrit restitue savoirs et connaissances sur une base de codes communs. La planification détermine cette fonction par l’altération des conventions d’écriture et par une sélection opportune de concepts ou de signes. Un mot-clef peut caractériser localement tout un réseau conceptuel déclenchant un processus didactique tel que l’« échauffement » ; l’écrit reçoit là sa dimension pragmatique. Le discours des enseignants intercale des expressions discursives et des expressions sociales. La culture à transmettre semble noyée dans des expressions de terrain bien ordinaires ; dans un premier temps du moins, elle semble même la grande absente. Ce type d’écrit intime se caractérise notamment par sa faible institutionnalisation, sauf peut-être chez les experts fédéraux en formation.

Dans l’ensemble, les traces écrites concernant l’activité handball conservent une grande hétérogénéité dans le choix du support, des outils d’écriture, des formes de présentation et d’énonciation. Malgré notre volonté d’établir un corpus à partir des seuls critères d’âges et de niveaux de classe enseignés, nous avons affaire à des écrits bien différents. Mais ce qui réunit nos trois groupes d’enseignants, c’est le pragmatisme de leurs écrits qui contiennent de courts énoncés.

Pour démontrer la fonctionnalité d’énoncés réduits, il faut considérer l’exemple de l’enseignant débutant n°13 (leçon1, situation d’apprentissage 2). Figure cet énoncé isolé parmi d’autres : « w du dribble ». En tant qu’appartenant au langage opératif propre à une communauté professionnelle, il peut prendre différentes significations. Il peut énoncer un objectif technique, représenter une action à faire. C’est pourquoi il faut envisager l’intention de l’enseignant c'est-à-dire la destination de l’énoncé. Ce dernier est destiné et à l’enseignement en ce qu’il indique l’objet de son intention, et à l’élève en ce qu’il indique ce que ce dernier doit faire. Il est alors doublement pragmatique.

Le même enseignant planifie « 1 ballon pour 2 → dribble passe ». Un croquis montre une surface rectangulaire où quatre couples de joueurs sont face à face à distance ; le trajet du dribble est indiqué. Nous comprenons ce qui va se passer : les élèves vont enchaîner des dribbles et des passes face à face en se replaçant à chaque fois à leur point de départ. Nous ne pouvons le comprendre qu’en liant les énoncés entre eux et en les rapportant au croquis. Grâce à notre connaissance du milieu et à l’analyse du contexte des écrits de planification, il nous est possible de tisser une interprétation à partir de tous les énoncés en jeu.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n° 25 (leçon 3, situation d’apprentissage 5).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S5 : « Situation pédagogique n°3 : But : montée de balle. Consignes : je n’est pas de défenseur sur moi, j’y vais, je suis pris, je donne : feu vert, feu rouge. Organisation : 3 contre 3 sur tout le terrain. CR : réussir 3 att. sur 5 montées de balle. » En éducation physique et sportive, les écrits de planification font fusionner l’objectif avec l’indicateur comportemental d’action à faire. Dans cet énoncé là : « but : montée de balle ». L’objectif réel pourrait être : « progresser collectivement avec le ballon face à une défense pour accéder à partir de son propre camp à la zone de marque de l’équipe adverse ». Pour notre enseignante, l’objectif de la leçon ou de la situation d’apprentissage se résume à une action d’objet : « la montée de balle ». En outre, la contraction est telle que l’on pourrait croire que l’objet balle possède une vie (anthropomorphisme) et que c’est elle qui monte. L’objet devient acteur et le comportement de l’acteur devient objectif. Par le jeu, du signe et du sens, l’écrit de planification renverse parfois la figure ou le sens dans sa fonction rationaliste. Mais l’énoncé se comprend grâce à son contexte d’énonciation. Il vient de l’éducation physique et sportive, nous sommes en situation d’apprentissage où l’on mobilise un vocabulaire technique et culturel de l’activité. L’écrit prend aussi la forme des figements de syntagmes (groupe de mots associés) comme c’est le cas ici. L’énoncé « montée de balle » peut encore fonctionner comme un trope (expression détournée de son sens propre). En réalité, c’est la montée (progression des joueurs sur le terrain vers le but adverse) des joueurs qui permet « la montée de la balle ».

En éducation physique et sportive, les énoncés ne se résument pas à la planification des actions d’enseignement ni à la transposition didactique de savoir orignaux ; leur dimension pragmatique ne s’y réduit pas. Vérifions-le avec l’exemple de l’enseignant d’expérience n°22 (leçon 6, situation d’apprentissage 1) dont nous ne retenons que les énoncés concernant la rubrique « consignes » dans le cadre de planification prévu par lui.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
« Consignes : Contacts interdits. Dribbles autorisés s’il n’y a pas de défenseur entre le J.P. Balle et le but. Pour le groupe fort, dribble autorisée en progression vers l’avant » Attention : l’équipe qui n’a pas la balle perd systématiquement 2 joueurs qui rejoignent 2 plots extérieurs au terrain. Ces 2 joueurs rentrent dès que leur équipe récupère le ballon (balle tenue) et à ce moment là 2 joueurs adverses sortent »  Le langage est précis, simple ; son contenu annonce le déroulement des actions à faire. Il y a reprise des énoncés sous deux formes différentes « 2 joueurs qui rejoignent, etc. » « 2 joueurs adverses sortent » de façon à insister sur le point complexe et crucial de l’organisation de la situation d’apprentissage. Lorsque l’enseignant écrit « attention : l’équipe qui n’a pas la balle perd systématiquement 2 joueurs qui rejoignent 2 plots, etc. » L’énoncé est construit de telle façon que l’on peut croire que l’enseignant est en train de donner une explication à quelqu’un. On sait que ces traces écrites de planification sont pour une classe de sixième et on constate que le discours de l’enseignant et les redondances volontaires sont adaptées à ce genre de classe. On pourrait avoir simplement écrit pour des élèves plus grands : « quand une équipe se trouve en défense, deux joueurs sortent ». Ici, il y a beaucoup de précision ; ils sortent pour rejoindre deux plots et rentrent sur ‘balle tenue’, mais deux autres sortent, etc. L’enseignant rajoute dans son écrit de planification le mot « attention », comme pour attirer l’attention des élèves. Nous comprenons qu’il est en train de parler à ses élèves de sixième. Les écrits de planification prennent alors un autre visage, une autre dimension. On dépasse l’idée de programmation de tâches, de transposition bien passive d’un savoir. Dans sa réalité fonctionnelle, la forme de l’écrit et sa teneur deviennent un véritable discours de terrain ; ce sont des «  prêts à dire » dans l’interaction d’enseignement parce qu’ils sont aussi les plus adaptés au niveau de ces élèves.

En tant que savoir de soi, l’écrit de planification peut être considéré comme une action d’enseignement à part entière qui définit finalement l’enseignant comme un enseigné.