II.2. L’enseignant parle aux élèves et comme un élève. 

Le discours prend parfois une autre tournure, et les plans diachronique et synchronique de se recouper. Les enseignants utilisent par exemple des formes d’injonctions ; ils ne transposent plus, ils parlent aux élèves.

L’enseignante d’expérience n°23 (leçon 3, situation d’apprentissage 2) écrit : « Je me déplace jusqu’au déf et je passe la balle a) devant ou b) derrière ». Son discours devient celui que l’élève devra tenir sur le terrain, du moins celui par lequel il/elle devra penser et faire les actions à réaliser. L’enseignante écrit et parle aux élèves en se mettant idéalement à leurs places. L’écrit de planification est ainsi plus qu’un prêt à dire ou qu’un "prêt à faire faire", un prêt à faire ; il est un prêt à penser pour les élèves sous une forme identificatoire.

Dans d’autres cas, l’enseignant tient à la fois un discours pour les élèves et un discours avec les élèves. Soit l’exemple de l’enseignante experte handball n°1 (leçon 2, situation d’apprentissage 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S1 : Echauffement : Il y a un croquis qui montre la navette et le terrain coupé dans sa longueur. Des flèches indiquent les déplacements possibles dans les deux sens des groupes de joueuses A et D. Enoncé : « Passe à dix : sur la longueur, on monte la balle jusqu’à la zone en face et ainsi de suite. L’équipe qui réussit conserve la balle. Nous remarquons ici dans les énoncés qui accompagnent le croquis que ceux-ci peuvent tout à fait convenir pour le terrain. L’intervenante peut très bien annoncer à ses joueuses : « Passe à dix sur la longueur, on monte la balle jusqu’à la zone en face et ainsi de suite. L’équipe qui réussit conserve la balle ». L’écrit de planification se transforme en discours de terrain. Nous comprenons ces écrits comme des énoncés performatifs qui sont utilisables sur le terrain. Nous ne pensons pas que l’intervenante planifie aux mots près son discours du terrain, nous pensons qu’elle utilise ce langage pour elle-même dans un but rationnel et pragmatique pour éviter toutes interférences entre un discours didactique et un discours d’action pur tel que : « allez, on y va ». En éducation physique, l’énoncé de planification est un discours d’action qui engage l’action et à l’action c'est-à-dire destiné à l’action. L’écrit de planification est un langage professionnel d’une part et un langage ordinaire d’autre part tel qu’en rend compte la position philosophique d’Austin. Nous concevons que les manières habituelles d’écriture des énoncés de planification des enseignants de nos trois groupes sont chargées de sens et de significations qu’une analyse logique ou linguistique laisserait échapper. Dans le cas présent, les énoncés et les phrases ne sont pas constatives c'est-à-dire qu’elles ne décrivent pas simplement une réalité. Elles sont performatives puisqu’elles ne constatent que faiblement un état et qu’elles font accomplir une action :
« Passe à dix sur la longueur », traduction : « Vous allez faire une passe à dix sur la longueur du terrain ». « On monte la balle jusqu’à la zone en face et ainsi de suite », traduction : « Vous (ou « on »: je suis avec et derrière vous) allez monter la balle jusqu’à la zone en face et, dès que vous êtes à la zone, vous revenez et continuez ainsi vos allers retours ». Il n’y a pas simplement description de ce qu’il y a à faire ; l’énoncé dit l’interaction même. Quand l’intervenante s’implique dans l’action en utilisant le « on », c’est un "on" participatif qu’elle emploie de sorte que nous comprenons l’énoncé comme destiné à elle mais pas seulement ; ici, l’interaction est comprise dans la planification de l’enseignante qui parle aux élèves et se mêle à eux.
L’énoncé n’est pas si banal que cela ; loin d’être pauvre, il indique d’une façon concentrée le jeu et le déroulement spatio-temporel de la situation d’apprentissage. Il propose le sens et le but des actions : « l’équipe qui réussit conserve la balle ». Appréhender la fonction de l’énoncé revient à ne pas en rester à sa « signification littéral » pour en reconnaître « la signification implicite » (Oswald Ducrot, 1980). Dans notre cas, les énonciations sont sans ambiguïté car elles sont des actes visant expressément à faire accomplir quelque chose. Chez l’enseignante, la valeur d’illocution est importante ; c’est un énoncé d’actes qui ordonne. La plupart des énoncés de nos trois groupes d’enseignants sont des énonciations performatives c'est-à-dire visant à la réalisation d’une action.
S’il est le miroir de la pensée de l’enseignant, l’énoncé est avant tout « un moyen d’influencer la conduite d’autrui » (Kebrat-Orecchioni, 2001). L’écrit de planification dévoile-t-il les intentions de l’enseignante ?

L’enseignant débutant PLC2 n° 19 (leçon 2, situation d’apprentissage 3) écrit : « On regarde le tps mis par une éq pr faire perdre ts les b adv».Les énoncés ont une double fonction : ils sont la trace écrite qui remémore à l’enseignant ce qu’il a à faire, mais ils prennent aussi une teinte de consignes actives pour les élèves. L’enseignant ne se dit pas : « je regarderai le temps qu’ils mettront, etc. ». Il dit dans ses écrits : « On regarde le temps mis par une équipe pour faire perdre tous les ballons adverses » ; puis il indique les cas d’échecs possibles. On peut transposer sans peine ce discours sur le terrain. Il parle déjà d’une façon efficace à ses élèves. La phrase n’est tournée vers le futur, elle est dans le présent de l’action. L’enseignant est déjà en "pré-action", voire en action virtuelle avec ses élèves pendant sa planification.

L’enseignant expert handball n°4 (leçon 3, situation d’apprentissage 3) écrit : « on change les 2 déf après 5 balles (si 3 buts ou + → 10 abdos pour les déf.) ». Cet énoncé vient après celui-ci : « 3 attaquants, 1 ailier, 1 arrière, 1 pivot » ; il décrit l’organisation qui est certainement annoncée telle quelle sur le terrain. L’énoncé est ici plus performatif que constatif ; il s’adresse aux élèves et parle de l’action : « on change les 2 déf… ». Cet enseignant parle aux joueurs. En plus de leur force illocutoire, ses énoncés visent à induire chez les élèves la conduite souhaitée : se mettre vite en action ou s’organiser très rapidement. La brièveté des énoncés et le rythme de lecture indiquent un enseignement directif. S’il est un espace de médiation et de réflexion sur l’enseignement, l’écrit de planification est aussi un espace d’action.

L’enseignant expert handball n°6 (leçon 4, situation d’apprentissage 4) écrit : « 5 attaq autour 5 déf (1-4) ». On note d’abord la rationalité du discours et sa destination, laquelle vaut encore une fois pour l’enseignant et pour les joueurs alors que ce discours sert en parallèle de mise en place de l’attaque et de la défense c'est-à-dire qu’il précise le domaine étudié ainsi que l’organisation souhaitée. L’enseignant n’écrit ni « travail d’attaque et de défense », ni « attaque d’une défense étagée » ; il précise l’organisation, (cinq autour, un pivot devant et quatre en défense de zone). Dans le même énoncé, savoir, planification, dire, organisation et obligations sont ainsi liés. Il est enfin remarquable que la forme discursive de l’énoncé prime un type d’enseignement directif. Comprise comme discours des enseignants, la trace écrite devient une force agissante bien au-delà du seul domaine de la planification.