II.3. L’enseignant parle à lui-même en parlant aux élèves.

Lorsque l’enseignante d’expérience n°23 (leçon 2, situation d’apprentissage 1) écrit « se déplacer en échangeant la balle » « à 2, à 3, à 4 », elle se parle comme elle parle aussi aux élèves. Le discours n’est certes pas entièrement déroulé, mais imaginons qu’elle dise sur le terrain : « il faut se déplacer en échangeant la balle, à 2» ; imaginons un peu plus tard qu’elle dise « à trois » etc. Selon cette double fonction, l’écrit programme les actions de l’enseignante et vaut comme un "prêt à dire sur le terrain". L’écrit de planification est économique ; il enferme une force d’engagement à l’action. Cette même enseignante (leçon 3, situation d’apprentissage 2) écrit : « att la cible à 3 » « les déf sont 2 ou 3 ». Enseignante et élèves sont ainsi visés. Nous retrouvons cela lorsqu’elle écrit dans la leçon 6 (situation d’apprentissage 2) « A 3 C 3 Att pdt 6’ », ce que nous interprétons de cette façon: on joue à trois contre trois, l’équipe qui attaque la première attaque pendant six minutes. Cet écrit est plus à destination de grands élèves (ce qui est le cas) et correspond à un discours de terrain. Cette enseignante ne planifie pas à partir de ce qu’elle veut dire ; elle dit son enseignement. De plus, la brièveté des énoncés a un effet d’autorité sur les élèves.

Les enseignants planifient des règles « dribble interdit » « passes à trois » « défense de dribbler » « tirer en suspension » « balle perdue, balle à l’autre équipe », etc. Ces énoncés sont proches des énoncés « verdictifs » identifiés par Austin. Comme un verdict, ils annoncent effectivement la décision de l’enseignant et ont force de loi. Là, le « versant axiologique » (Develay, 1992) suit un discours général dont il ne peut pas se détacher.

Lorsque l’enseignant écrit d’une autre façon « dribble interdit », il fixe une règle : interdiction de dribbler. Par cette règle coercitive, il fige néanmoins son objectif didactique. Par exemple, il veut que les élèves soient plus en mouvement et qu’ils jouent plus collectivement, etc. L’élève apprend autant la règle que son effet didactique en direction du savoir.

Le discours porte parfois en lui-même la façon de faire apprendre les élèves ; la forme et la fonction de l’écrit disent une possibilité didactique. Vérifions-le avec l’énoncé de l’enseignante experte handball n°1, (leçon 2, situation d’apprentissage 3).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2. S3 : Objectifs : « récupération de balle + progression. W de neutralisation. Début, étagement. Un croquis du terrain montre le placement des joueuses au départ de la situation. L’énoncé : « Le ballon est gagné quand le porteur de balle est neutralisé. (organisation après un tir ou après récupération sur le terrain). → étagement, écartement. Les objectifs indiquent des procédures « récupération » « progression » « neutralisation » « écartement » « étagement ». Ces objectifs sont aussi dans le langage technique des savoirs : « savoir neutraliser un adversaire », « savoir récupérer le ballon », «  savoir s’étager ». Mais ils n’indiquent pas aux élèves comment il faut faire pour progresser, s’étager, s’écarter. On pourrait concevoir que des joueurs progressent sur une même ligne et que cela ne soit pas efficace, mais le deuxième objectif leur demande de s’étager et le troisième de s’écarter. Finalement, les objectifs associés aux énoncés de fonctionnement (ici le croquis) nous livrent un monde dans lequel les procédures prennent valeur de savoir selon un contexte d’énonciation de l’action.
En outre, l’énoncé « le ballon est gagné quand le porteur de balle est neutralisé » devient une règle telle qu’un arbitre pourrait l’appliquer sur le terrain. En reprenant une fois de plus la terminologie d’Austin, nous avons là une classe d’énoncés « verdictifs ». L’énoncé porte un jugement, prononce un verdict sur l’action des élèves ; nous ne sommes plus dans « l’illusion constative » (Austin, 1962) où l’énoncé est le simple constat de quelque chose. Il prédit les procédures à employer, c’est plus qu’un critère de réussite, c’est un discours qui annonce le verdict de l’enseignant.

L’énoncé de planification possède une valeur fonctionnelle et professionnelle, comme le confirme l’exemple de la même enseignante dans sa leçon 2 (situation d’apprentissage 4) qui fait cette proposition d’action : « on s’organise en fonction de l’endroit d’où est déclenché le tir ». Cet énoncé parle autant à l’enseignante qu’aux élèves. C’est un acte de langage valant pour un futur proche. L’enseignante n’écrit pas : « on s’organisera en fonction ou vous allez vous organiser, etc.» ; elle dit : « on s’organise ». Elle parle au présent pour le futur ; l’énoncé a ici toute sa « charge pragmatique » (Kerbrat Orecchioni, 2001) : il ne constate pas un état des choses mais accomplit ou vise à accomplir une action ; il ordonne : « on s’organise en fonction de l’endroit d’où est déclenché le tir ». L’énoncé a même une double fonction performative : il vise à faire faire quelque chose à l’enseignante et à faire faire aux élèves une action de jeu. L’écrit n’a pas seulement un contenu informatif ; par l’écrit de planification, l’enseignant enseigne déjà.

L’enseignant d’expérience n°22 se tient un discours qu’il traduit pour les élèves dans ses écrits de planification. Il prépare à l’avance cette traduction du principe à enseigner dans les premiers énoncés de sa situation 1 en première leçon de son cycle.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L1. S1 :
« Thème : Faire progresser le ballon vers le camp adverse pour marquer des points. »
Le thème est en fait l’objectif principal de la situation d’apprentissage. Cette information est destinée à l’enseignant, elle lui permet de repérer ce qui a été l’objet principal de sa leçon et possède un caractère officiel par rapport au programme d’éducation physique et sportive. C’est l’énoncé du principe qui est décliné pour les élèves dans l’énoncé suivant ; c’est le titre du jeu qui va opérationnaliser le thème de travail annoncé ici.
« Jeu : La passe aux partenaires vers la zone promise » L’énoncé est cette fois-ci plus à destination des élèves, mais l’objectif est le même. L’enseignant insiste sur la passe aux partenaires ; la zone promise symbolise la zone du camp adverse où l’on peut marquer et il suffit d’y arriver avec le ballon en mains.
On peut dire que dans la planification de la situation, l’enseignant se voit contraint de respecter un caractère officiel tout en planifiant un énoncé à destination de jeunes élèves. Il est ainsi pris dans un dilemme. Il s’agit de traduire ce qu’il faut apprendre en langage imagé pour les élèves et compter que la motivation de ceux-ci se mêle à la compréhension de la « zone promise » annoncée.
Ce deuxième énoncé apporte la précision suivante : pour progresser effectivement vers le camp adverse, il faudra faire des passes aux partenaires. Si le premier énoncé (la thématique) annonce le principe à travailler « le quoi », l’énoncé deux le rappelle en précisant en partie « le comment ». Il y a déclinaison de l’objectif par diminution de la charge conceptuelle pour insister sur un principe d’action « la passe aux partenaires ». Le principe est inclus dans un projet d’action énoncé, il est moins dans un projet de compréhension. L’explication sémantique glisse d’un concept représentationnel vers un concept d’action : on passe de « faire progresser le ballon » à « la passe aux partenaires vers la zone promise ».

L’enseignant passe d’une transposition didactique d’un savoir de l’activité handball (faire progresser le ballon) à un savoir d’action (la passe aux partenaires vers la zone promise). Cette dernière étape transpositive nous fait passer d’un savoir à un savoir-faire à destination des élèves. Il n’y a pas simplement transposition d’un savoir en modèle inférieur, mais aussi transposition de la pensée à l’action.

Dans ses premiers énoncés, l’enseignant d’expérience n° 29 se parle d’abord à lui-même et il s’adresse ensuite aux élèves. Cette orientation du discours se retrouve pratiquement chez tous les enseignants avec des variations entre les leçons ou les situations d’apprentissage. Ce sont les enseignants débutants qui ont un discours tranché c'est-à-dire que la signification de l’énoncé est moins ambivalente.

Le discours de l’enseignante débutante n°12 est intéressant à double titre. Il s’adresse aux élèves dans la partie bilan de sa leçon 1. Cette enseignante planifie ce qu’elle veut faire et termine ses énoncés performatifs au présent.

Soit l’analyse et l’interprétation de ses énoncés :

Dans un premier temps, elle s’adresse à elle-même ; nous sommes au niveau descriptif : « Faire lever main pour réponse » « → observation s/exo de conservation de balle (II) → observation s/exo III (objectifs) ». Dans un second temps, elle s’adresse aux élèves au niveau performatif : « Je vous invite à visionner 1 match de HB pr cpdre 1 peu mieux règles, placement G, Championnat du monde dès e 20 janv. → quest ? » Ainsi, l’enseignante est bel et bien avec les élèves dans le temps de la leçon pendant qu’elle planifie.

Dans ces différents exemples, les enseignants combinent aisément les genres en passant de l’énoncé informatif à l’énoncé autoritaire. Nous observons un glissement progressif de l’énoncé déclaratif à l’énoncé pragmatique. L’écrit enveloppe un discours dynamique, fonctionnel ; c’est la transposition d’un savoir professionnel, d’une culture267 propre à l’enseignement de la motricité.

On parle de l’enseignement dans l’écrit comme sur le terrain, l’écrit transcrit ouvertement ici ce que Jean-Claude Coquet (2001) appelle "l’agaçante humanité du langage". Les enseignants vont de l’action au texte et vice versa ; et l’interaction fabrique du texte.

Notes
267.

Bronckart, J.P. (1977). Déjà cité. (p.121) : « Tout comme chez Saussure, le langage est donc présenté d’emblée par Sapir comme une institution historique et socio-culturelle ».