II.6. Des objectifs d’actions.

Dans sa recherche sur les études de la planification, Evelyne Charlier (1989) nous apprend que des chercheurs dissidents (c’est dire son positionnement) tels que Mc Donald et Al, Eisner pensaient que les objectifs ne prenaient utilité que dans le cadre d’activités et que les professeurs devaient d’abord choisir les activités avant d’en dégager les objectifs. Cette tendance, nous la retrouvons assez facilement chez les enseignants débutants. Le bilan des profils didactiques nous indique que ce sont eux qui planifient le moins de connaissances et de compétences à enseigner et le plus d’actions techniques à réaliser.

D’autres chercheurs pensent que les enseignants planifient d’abord leurs leçons en termes de stratégies d’enseignement et qu’ils privilégient l’organisation. L’image convenue des objectifs comme organisateurs de l’enseignement n’est pas valorisée par les enseignants du secondaire, un peu plus par les experts handball.

Comme pour relativiser l’importance des objectifs, Evelyne Charlier269 dit  que les recherches sur la planification des enseignants montrent que ces types de décisions sont prises a posteriori ; elle ajoute : « les professeurs consacrent la majorité de leur temps à planifier leur stratégie et le contenu à enseigner »270. Nous faisons au contraire l’hypothèseque la plupart des enseignants d’éducation physique construisent d’abord leurs contenus d’enseignement, que les objectifs sont issus de ces contenus et qu’ils ne sont pas planifiés comme déterminant les contenus. Dans le domaine de la motricité, nous pensons qu’ils planifient en grande partie des objectifs techniques souvent annoncés comme des objectifs d’action à faire ; ces objectifs d’action ou "sous-objectifs" d’action n’indiquent toutefois pas l’objectif pédagogique poursuivi. Dit autrement, les enseignants en question poursuivent le plus souvent des objectifs d’ordre technique en omettant de préciser les objectifs éducatifs qu’ils visent. En ce qui concerne les experts handball, il semble normal qu’ils visent essentiellement des objectifs purement techniques. Au fil de l’analyse, nous comprenons que les objectifs techniques ou les "moyens des contenus" se transforment progressivement en seuls objectifs d’enseignement. Ainsi les décisions relatives à l’activité de référence sont-elles prioritaires par rapport à des objectifs d’enseignement moins concrets.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n°25 (leçon 1, situation 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L1 S2 : « But : faire progresser le ballon jusqu’au but adverse afin de marquer un but » « Org : par 3. un groupe en attaque, deux en défense, un groupe dans les buts. Au coup de sifflet de départ des attaquants et des défenseurs » « CR : sur 4 attaques marquer au moins 6 points sur 8. Un tir, un but = 2 points. Un tir = 1 point. Perte de balle = 0. Situation à réaliser à la première séance en handball et en basket à la deuxième » Un croquis d’un terrain de handball et un croquis d’un terrain de basket. Trois attaquants sont prêts au départ, les deux défenseurs sont sur le côté du terrain, un gardien. Une légende accompagne les croquis. Le but de la situation est en fait un objectif. L’économie de l’écrit de planification pousse l’enseignant à indiquer un objectif qui est en même temps une indication sur la forme de l’action à réaliser. Le but ou l’objectif pourrait être écrit de cette façon : « Travail à faire réaliser aux élèves : progression collective vers la cible, conserver le ballon et marquer ». L’enseignante n’utilise pas un écrit didactique neutre et formel ; son écrit, ses énoncés sont déjà un langage de terrain, un langage d’action. Mais elle fond l’objectif dans son discours, il devient implicite. Par le jeu de l’écriture, le savoir à apprendre devient une action à réaliser.
Dans ce cas, la transposition didactique du savoir de référence se résume à son objectif technique. Celui-ci ne prend en compte que l’action prioritaire (progresser) et sa finalité (marquer). La compréhension de l’objectif (le savoir à apprendre) se décline dans l’écrit ci-contre en cascade d’énoncés qui eux signifient seulement l’organisation et les critères de réussite. Ces derniers ne sont pas seulement des repères pour valider les actions, ils sont des incitateurs pour valoriser l’objectif et mettre en action les élèves en agissant sur l’attrait des points. Il y a également un contrat minimum, « marquer au moins 6 points sur 8 », qui engage dès le départ les réalisations. Le contrat devient en lui-même quelque chose à respecter, mais il agit aussi comme une pression sur les élèves. Au niveau didactique, nous comprenons qu’il ne suffit pas d’annoncer un savoir à enseigner (donc transposé) mais qu’il importe de dire l’organisation et d’avoir des attracteurs (« marquer des points ») et des pousseurs (« respecter le contrat ») pour mettre les élèves en action. Toute cette approche spécifie l’objectif technique recherché par l’enseignante et la professionnalité de son écrit.
Le savoir n’est pas annoncé en tant que tel ; l’objectif l’introduit puis le décline par l’étalement d’une multitude d’actions à faire. Ensuite, les procédures nécessaires pour identifier et signifier le savoir ne sont pas planifiées. L’enseignante n’écrit pas qu’il faut se « démarquer » « appeler la balle » « jouer dans les espaces libres », etc. Ce qui pourrait constituer le corps du savoir. L’enseignante passe directement de l’objectif technique à l’organisation, au risque de s’en tenir à ce discours sur le terrain.
Nous en arrivons à l’hypothèse suivante : le savoir ne serait pas annoncé comme objectif, il est implicite aux actions à faire et à l’organisation. Il n’y a pas tout à fait transposition d’un savoir de référence, mais plutôt la transposition d’un savoir-faire professionnel.

Les objectifs d’enseignement (les savoirs à acquérir) et les objectifs éducatifs (les valeurs associées) ne sont pas clairement planifiés. Les enseignants donnent la priorité aux contenus ; seuls, quelques-uns prennent des décisions à partir d’objectifs d’enseignement mais reviennent assez vite au cours de leur cycle à des objectifs techniques d’actions.

Soit un autre exemple avec l’enseignante d’expérience n°21 (leçon 2, situation 3).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S2 S3: « 1 / 2 montée de balle
9m s’engager en suspension »
L’énoncé décrit ce qu’il faut faire ; il indique aussi, suggère ce qu’il faut savoir. Le langage est un dire ; ici, c’est un dire pour faire faire. L’énoncé décrit l’action à faire tout en annonçant d’une façon implicite le savoir idéal qui pourrait être celui-là : « montée la balle, la conserver, s’engager à partir des 9m pour être en bonne position de marque et sauter en suspension pour se donner la possibilité de retarder son tir, ou faire une passe, ou augmenter le duel avec le gardien, etc. ». Le savoir est dissimulé dans l’énoncé d’action.

Les enseignants d’éducation physique proposent des actions qui impliquent des savoirs ou des connaissances. Dans leurs préparations, ils tiennent le discours de l’action ;si le savoir est un faire – une pratique – en éducation physique, le faire est réciproquement un savoir. Les enseignants planifient les actions propres au savoir et ne recourent pas à des concepts tout faits qui rendraient le savoir seulement transmissible par le langage.

Un peu plus loin dans sa planification, l’enseignante d’expérience n°21 écrit : « passe à dix ». Cet énoncé précise sa situation d’échauffement et n’indique rien à apprendre; il indique surtout une action à faire : un jeu. L’enseignante met l’accent sur les énoncés de mises en œuvre (planification stratégique) plutôt que sur la détermination du problème (planification compréhensive). Si l’écrit « passe à dix » annonce la forme du jeu, il n’en donne pas les raisons. L’objectif de la situation est action.

Comme tous les autres enseignants, l’enseignante débutante n°17 (leçon 2, situation d’apprentissage 3) construit une situation d’apprentissage pour mettre en jeu le savoir. Ce dernier n’est pas conceptualisé ; seuls, les objectifs techniques constituent un dire sur les savoirs, ainsi que quelques consignes d’exécution. Chez la plupart, les objectifs concernant le savoir sont presque toujours implicites aux objectifs techniques et les objectifs d’action sont encore les plus forts constituants de l’identité de l’éducation physique et sportive. L’enseignant est ainsi un constructeur de « situations à savoirs » dans ses écrits de planification ; il lui reste à identifier des éléments de connaissance pour donner plus de clarté à sa profession.

Pour l’éducation physique et sportive, la définition claire des objectifs d’enseignement est une première étape à sa reconnaissance disciplinaire. Les effets recherchés (qui ne sont que les résultats des énoncés d’action) ou [les effets] produits (les savoirs de l’action) sont bien les savoirs propres à son champ disciplinaire.

L’enseignant dans le domaine de la motricité prend en compte le caractère dynamique et contextualisé de toute situation d’enseignement lorsqu’il planifie ; les objectifs d’action en attestent. Le modèle de la transposition didactique pouvait laisser croire à une transposition didactique banale, un savoir à transmettre. Notre lecture met à jour l’attachement émotif de l’enseignant à ses élèves et à la situation d’enseignement.

Synthèse, hypothèse et (prise de) position.

L’obligation de faire et l’approche techniciste répondent à une volonté d’identifier ce qui se fait. Identifier un savoir-faire est nécessaire, comme il est important d’identifier un projet de transformation dans le domaine de la motricité.

La déclinaison des objectifs du général au particulier fait perdre de vue les vraies priorités des enseignants, et peut-être celles de l’éducation physique et sportive. Une planification verticale classique partant d’objectifs supérieurs ou éducatifs obligent les enseignants à perdre en singularité Cette forme de planification vient brouiller la volonté de mettre en cohérence horizontale l’objectif d’enseignement avec la situation d’apprentissage dans une perspective techniciste. Ainsi constatons-nous la confusion entre l’objectif et l’indicateur de comportement. L’écrit de planification dit l’action technique moins les objectifs d’apprentissage ; il y a rupture dans les visées éducatives. La linéarité des apprentissages revient-elle alors à imposer par la contrainte une assimilation par un conditionnement portant sur les seules actions techniques ?

L’action technique reste prioritaire dans le discours de ces enseignants. Les traces écrites sont un médium professionnel entre le dire et le faire. Le savoir à apprendre n’est presque jamais présent dans les écrits de planification ; il naît à la réalisation de l’action planifiée.

Notes
269.

Charlier. E. (1989). Déjà cité.

270.

Charlier. E. (1989). Déjà cité. (p.43).