Beaucoup d’énoncés se répètent, mais leurs places dans la situation d’apprentissage sont parfois liées à toute une symbolique de l’éducation physique. Les écrits héritent de traditions professionnelles.
Soit l’exemple de l’enseignant débutant PLC2 n°18 (leçon 1, situation d’apprentissage 1).
Traces écrites | Analyse compréhensive et interprétation |
L1 S1 : « échauffement – 3 tours en courant – 2 vagues (1-2) → pas chassés G et D → pas croisés → talons fesses → genoux → pas chassés bas → rattrapé » Un croquis présente le terrain et des flèches indiquent le sens de l’évolution. | La symbolique de l’échauffement : Les exercices proposés dans cette situation pourraient très bien convenir à une leçon s’inspirant de la méthode de Georges Hébert, de Pierre Seurin. Les évolutions en plateau proposaient des exercices de ce type. Le croquis ressemble aux évolutions proposées par Jean Leboulch. Nous pourrions aussi retrouver dans cette proposition d’échauffement les mouvements d’ensemble des lendits ou des exercices militaires en vague au début du XX siècle. Nous faisons l’hypothèse, que tel un mot (ou un langage), les exercices présentés ici ont toujours déjà servi et qu’ils portent en eux-mêmes les traces de leurs usages précédents. Les mises en ordre des corps, les mouvements d’ensemble qui représentent l’obéissance, l’assujettissement à produire des mouvements dénués de sens (tel que la montée des genoux) deviennent les traces de ces symboles d’autrefois. L’énoncé « échauffement » est à la fois l’objectif et la désignation de la situation d’apprentissage. |
Nous retrouvons ces types d’échauffement dans nos trois groupes d’enseignants.
L’enseignante d’expérience n°24 (leçon 1, situation d’apprentissage 4) emploie des énoncés qui sont des résurgences du passé.
Traces écrites | Analyse compréhensive et interprétation |
L1 S4 : « Passer à 1 cible mobile » un dessin montre un passeur et deux joueurs qui d’après les flèches sont en déplacements avant. | C’est une situation technique dont le but est une anticipation coïncidence. Les élèves sont déjà placés en décalage et il s’agit de se faire des passes en mouvement. La situation nous semble technique, mais proche aussi d’un travail réel de coordination et d’anticipation. Hors du contexte leçon de handball, la situation paraîtrait digne d’une éducation physique propre à Jean Leboulch. La transposition didactique n’est pas une opération clinique portant sur l’activité de référence handball ; elle est impliquée dans un contexte socio-historique véhiculé par l’enseignant . |
L1 S5 : « Solliciter l’activité perceptive » un croquis montre quatre joueurs en étoiles et une flèche qui va de A à B. « B doit voir les joueurs Cet D pendant la passe de A. Soit C lève le bras → B fait rouler balle à C. Soit aucun ne lève le bras B choisit à qui il donne le ballon » | Cette seconde situation s’approche d’une éducation physique non sportive ; le ballon et le jeu de passe n’est que l’occasion de faire une éducation physique dont le but est une éducation corporelle par un développement des sens perceptifs. L’exercice est statique et ne correspond pas à une réalité de jeu où les joueurs sont en mouvement et presque jamais dans une orientation et opposition maximale les uns des autres. La situation est construite pour atteindre l’objectif proposé « solliciter l’activité perceptive » (encore une influence de Jean Leboulch), elle est surtout très décontextualisée par rapport à l’activité de référence handball. L’enseignante ne cherche plus à transposer l’activité handball, elle transpose une conception qu’elle a de l’éducation physique et sportive c'est-à-dire peut-être, des savoirs originaux propres à l’éducation physique scolaire. |
Sur ses sept leçons, l’enseignant d’expérience n°26 propose un échauffement coupé systématiquement en deux parties. La première est toujours « course 3’ », la seconde est « échauffement spécifique par deux avec un ballon » ou « par deux avec ballon : fin d’échauffement à 2 avec partage d’un ballon » ou « spécifique avec un ballon ». Il pourrait seulement écrire « échauffement » au fil des leçons, puisque les propositions sont toujours identiques dans la première partie et qu’il y a seulement une variable de temps à autre dans la seconde. Le fait d’écrire pratiquement en permanence les mêmes énoncés et de structurer toujours son échauffement de la même manière dit l’importance qu’il accorde à cette partie de sa leçon. Il pourrait très bien commencer l’échauffement directement avec un ballon et faire courir les élèves par un jeu de passes, mais il propose une course sèche (trois minutes) puis introduit le ballon objet représentatif du jeu et peut-être de l’amusement. Selon nous, il marque volontairement la première période de l’échauffement pour dire symboliquement aux élèves : « nous sommes en éducation physique, c’est un lieu où il faut travailler, et le plaisir n’est pas immédiat, etc. » Il impose le caractère scolaire, ascétique même, de la discipline comme une garantie de sérieux. D’autres indices comme les périodes de jeu placées en fin de leçon montrent une réticence à introduire du « ludique » dans un cours d’éducation physique et sportive.
L’enseignant d’expérience n°30 (leçon 3, situation d’apprentissage 1 et 2) propose deux situations distinctes pour son échauffement. Il écrit « Échauffement sans ballon. Étirements » puis « Manipulation du ballon ». Ce dernier énoncé est un mode de transition entre une situation d’éducation physique (la première, il précise sans ballon) et une éducation sportive technique que sera la situation 3 de cette leçon : « travail du tir en suspension ».
Dans la seconde situation, il ne dit pas « travail technique avec ballon », « travail de la passe » mais « manipulation ». On est encore un peu en éducation physique, mais selon une perspective de développement de la coordination motrice au service d’un apprentissage technique. Il n’est pas question du développement d’une coordination générale ni d’une éducation physique généralisée. Ici, la manipulation du ballon va dans le sens de l’amélioration de l’efficacité technique. Cet enseignant se détourne de la symbolique du corps, de la santé ; le savoir-faire prend toujours le pas sur le savoir propre à une éducation physique.
L’enseignant d’expérience n° 29 (leçon 3, situation d’apprentissage 1) installe ses exigences dès le début de sa leçon ; il le fait d’ailleurs à chaque début de leçon. Les énoncés sont brefs, avec une intonation militaire qui rappelle sans doute ces élèves de lycée professionnel à leur milieu. Nous avons comme énoncés : « smic course 4’ » « groupe classe » « ne pas marcher » « respect des consignes ». Ces énoncés sont porteurs d’obéissance et ne prêtent pas à discussion ; telle est leur symbolique. Ici, l’écriture « déborde considérablement le langage lui-même »271.
Comme tous les enseignants de nos trois groupes, l’enseignant expert handball n°6 énonce toujours le système de défense lorsqu’il y a un travail d’attaque et de défense à faire. Nous avons défense de zone, défense homme à homme, etc. N’est presque jamais évoqué le système d’attaque lors de ce type de travail alors que, techniquement, le premier rôle de la défense n’est pas de protéger la cible mais d’attaquer l’attaque. Pour mettre les joueurs en état d’alerte c'est-à-dire pour installer la symbolique de l’être agressé, le mot « défense » est prioritairement mobilisé.
Ainsi, l’écrit n’est pas innocent en ce qu’il convoque tout une symbolique professionnelle. Les consignes d’organisation, les règles de jeu ou les règles handicapantes, les contraintes d’action planifiées et écrites servent autant à faire apprendre qu’à faire obéir ; le geste devient didactisé. La consigne didactique – « la montée des genoux » ou le « talons fesses » – est une consigne d’obéissance à double titre.
Synthèse
Les traces écrites fixent les empreintes du procès272 d’énonciation. Dans un processus sans fin de contextualisation et de recontextualisation, nous avons essayé d’en extraire les préoccupations disciplinaires. Le savoir insaisissable d’un discours implicite des objectifs est à conquérir dans un jeu bien construit de savoir-faire proposés par les enseignants. Les scénarii fantastiques que ces derniers construisent sous couvert d’un discours didactique ne mettent pas toujours en avant la signification mêmes des énoncés. Par des énoncés qui s’adressent aux élèves, le discours de l’enseignant articule didactique et pédagogie à des fins d’apprentissage. L’écrit dit et raconte aussi l’histoire de l’enseignement.
Il est temps de considérer les écrits de planification et de reconsidérer ces écrits peu lus comme des écrits institutionnels, médiateurs et nécessaires entre ceux qui font le travail et ceux qui disent le travail.
« La théorie implicite des enseignants s’exprime dans leur planification et a des conséquences importantes pour la gestion de la classe et des contenus à transmettre. »273 Ce qu’affirme là François Victor Tochon signifie qu’il faut penser l’enseignement comme une stratégie guidée par les données de la planification et comprendre cette activité non comme une application automatique de la chose planifiée mais comme une pratique intelligente résonante avec l’activité d’écriture. L’écrit de planification agit comme une habitude opératoire et dynamique, qui organise les activités avant l’action et qui les remodèle dans le cours de l’action. C’est un écrit qui pense l’action, la pratique, pour signifier un savoir à apprendre ; il suppose une transaction permanente entre l’enseignant de terrain et l’enseignant didacticien ; il explique par lui-même le phénomène de transmission et de transposition.
L’écrit de planification est aussi une réflexion à voix basse, enseignant sur la richesse ou sur la pauvreté d’un savoir professionnel. En reprenant l’idée de Chevallard (1985) sur la transposition didactique, nous dirons qu’il n’y a pas de préparation à l’enseignement sans la transposition didactique et la planification ; par conséquent, la réhabilitation de l’écrit à travers l’étude nécessaire des écrits de planification légitime une nouvelle approche de la planification qui conduit à un autre discours sur l’enseignement. C’est ce que nous tentons de faire dans les chapitres suivants.
Barthes, R. (2000). Déjà cité. (p. 42).
Barbier, J.M., & Galatanu, O. (2000). La singularité des actions : quelques outils d’analyse. In J.M. Barbier, & Y. Clot (Ouvrage collectif), L’analyse de la singularité de l’action (pp. 13-51). Paris : PUF. (p. 16) : « nous appellerons procès les processus ayant fait l’objet du repérage d’un certain nombre d’invariants ou de régularités ».
Tochon, F.V. (1993.b.). Déjà cité. (p.74).