II.3. La transposition didactique et les valeurs.

L’écrit de planification est essentiellement un écrit technique et didactique. Comme l’indiquent Gauthier Clermont et Maurice Tardif278, il faut penser l’éducation comme technique orientée pour transmettre des valeurs. Cependant, nous ne pouvons discuter du sens à accorder à la notion de valeur sans l’associer à celle du savoir.

Christelle Marsault279 a catégorisé six types de savoirs auxquels les enseignants accorderaient une priorité selon des valeurs qui feraient sens.

Nos enseignants ne planifient cependant pas l’idée d’une valeur ; le plus souvent, ils ne fixent que leurs choix techniques au travers desquels on peut repérer ou non une orientation « axiologique »280. Il nous faut alors vérifier si les situations proposées font sens dans la direction d’une valeur que nous comprenons comme la transposition d’une structure technique sur un autre registre.

Tel l’énoncé « match », il peut être l’occasion pour quelques enseignants de rappeler des objectifs axiologiques (enseignants d’expérience n° 25, n° 27). Cependant, la plupart des enseignants construisent leurs enseignements comme si la pratique sociale de référence comportait des valeurs intrinsèques que leurs situations d’apprentissage n’avaient pas. Pour l’enseignant, le match est bien « cette structure juridique et dialectique (réciprocité des droits et devoirs) qui définit l’existence de l’équipe sportive »281. Au sein de l’École, la transposition du mot « match » aurait un effet de filtre à impuretés et le sport de référence se transformerait en sport scolaire éducatif au moment du match.

La prise en compte des aspects sociaux et axiologiques de l’activité au cours de la phase de planification reste bien indifférente au travail didactique. Les quelques énoncés concernant les valeurs sont le plus souvent associés à des considérations techniques sans en planifier les relations. Le traitement éducatif, lequel donnerait une orientation particulière à l’objet de savoir selon Christelle Marsault (2005), serait antérieur au traitement didactique. La valeur n’est pas à rechercher dans un effet d’annonce en début de cycle d’enseignement ni dans les consignes planifiées de l’enseignant mais dans le sens que va développer chaque "micro-événement" dans la situation d’apprentissage. L’orientation axiologique doit être permanente et dépasser l’ensemble de la situation d’apprentissage ; elle dépend plus des régulations didactiques que d’une simple volonté affichée au départ du travail de planification.

L’exemple venant de l’enseignant d’expérience N° 27 (leçon 3, situation 1 et situation 2) montre que l’objectif axiologique prévu au début du cycle d’enseignement est noyé progressivement dans des "sous-objectifs" techniques.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S1 : « Objectifs : Se démarquer - proposer des solutions – passer à 1 partenaire démarqué. »
« Echauffement : 5 à 6 groupes (de 4 ou 5 élèves) » Un petit croquis montre un carré, une balise à chaque coin. 3 élèves sur 3 côtés du carré, un défenseur au centre du carré. « 1 au centre du carré (7 à 10 m de côté) 3 sur les côtés (1 par côté seulement) D= doit récupérer le B = reste ds le carré. A,B,C, se passe le ballon (5 passes = 1pt) Changement qd défenseur récupère. »
Nous avons souvent constaté que les enseignants d’E.P.S. passent très rapidement d’objectifs axiologiques forts louables à des objectifs techniques neutres mais très précis donc restrictifs. La bonne volonté et les résolutions axiologiques prises au départ du cycle s’étiolent au fil des leçons pour en revenir aux seuls aspects techniques de l’activité. On peut comprendre que la réalité de l’action, sa saisie, ne peut pas se faire par une annonce sans consistance. Cependant, le discours technique supplante rapidement le discours pédagogique et axiologique ; la préhension du faire passe par l’approche technique tandis que l’objectif axiologique n’est préhensible en tant que tel. Le discours de cet enseignant sur le fonctionnement de sa situation d’apprentissage renforce cette vision des choses. L’on n’arrive pas à déceler dans ses énoncés ce qui peut appartenir à l’objectif général de départ, même si l’on comprend, en faisant force de déclinaisons, que « passer à un partenaire démarqué » est peut-être fait dans un esprit collectif . Nous pensons que l’activité d’écriture impose peut-être les énoncés techniques comme priorité c’est-à-dire « quoi faire faire » avant de « pourquoi faire » ou « pourquoi ce faire ». C’est peut-être dans la gestion de sa situation que l’enseignant va pouvoir insuffler quelques valeurs par un discours et des exigences, par des consignes appropriées à des idées collectives (aller ramasser le ballon qui sort de l’espace de travail, remettre une borne qui tombe au sol, respecter les règles collectives, etc.).
L3 S2 « Match sur gd terrain = 3 équipes. 1 éq à l’arbitrage. 2 éq sur le terrain → 6/6 (dt gardien) + remplaçant. Consignes = 3 passes obligatoires pour pouvoir marquer. (pas de passes à celui qui a donné le ballon) = les 1eres minutes = revenir en défense, + important = Passer à 1 partenaire Démarqué. Bilan : progess difficile vers but (passes pas tjs pertinentes). Filles – en arrière du PB » Dans sa seconde situation, l’enseignant revient à son objectif axiologique mais il profite des conditions d’enseignement et d’organisation pour donner cette fois-ci un sens concret à son objectif d’autonomie et de participation collective. Des élèves seront arbitres. Ensuite, il "sur-règle" le jeu pour obtenir un nombre suffisant d’échanges de balles – « 3 passes obligatoires pour pouvoir marquer » – afin que plusieurs élèves différents puissent toucher le ballon et donc participer collectivement. Puis il donne comme consigne : « pas de passes à celui qui a donné le ballon ». Il donne pour conclure une consigne technique : « passer à 1 partenaire démarqué ». Ces consignes permettent ainsi de respecter la logique du jeu tout en insistant sur l’idée de projet collectif. Mais ce sont les règles qui imposent ce comportement et qui emportent la décision des élèves. Elles n’induisent pas les comportements, elles les obligent : les élèves n’ont pas choisi librement de produire un effort collectif. Cependant, on peut penser que la règle a ici une force stabilisante du comportement social recherché et que la règle répétée sera intériorisée par les élèves comme quelque chose qui les contraint parce qu’ils ont décidé de se contraindre à la suivre. Le bilan de la leçon de l’enseignant estpurement technique. Il n’invoque plus le comportement social des élèves. Le faire technique semble prendre toujours le dessus sur le savoir-faire social, sur le dire et sur le comprendre.

Le choix de l’enseignant se lit au regard du comportement général de la classe qu’il décrit ainsi dans sa préparation : classe peu active, entente difficile entre les élèves, différences importantes entre filles et garçons. L’objectif qu’il planifie a une visée axiologique : « jouer collectivement (en respectant les joueurs de son équipe) pour conserver le ballon et optimiser sa progression (dribble ou passe) ». Il s’agit bien de réinstaller un climat d’entente dans la classe, mais l’enseignant justifie son approche axiologique en surenchérissant au niveau des "sous-objectifs" techniques au fil de sa planification. Ceux-ci vont prendre de plus en plus d’importance jusqu’à se démarquer des effets prévus ; seule, la fin du cycle revient vers l’objectif principal à travers l’évaluation qu’il propose. La conservation collective du ballon pour optimiser la progression est l’indicateur « technico-axiologique » de l’évaluation. La valeur« entente » s’exprime dans l’action « jouer collectivement et conserver le ballon ». L’enseignant évalue le faire – « la réussite technique » – comme l’expression d’une bonne volonté collective.

La prise en considération de valeurs dans la phase de planification n’est pas importante dans les traces écrites retenues pour notre étude. Celles qui en font mention n’atteignent par les chiffres de l’étude de Christelle Marsault (2005) où 39,83% des enseignants disent vouloir développer les qualités morales des élèves.

Les enseignants sont avant tout préoccupés par la consistance de contenus. Si les valeurs sont rarement exposées dans les traces écrites, certains indices pointent vers le versant axiologique. Dispersés dans les consignes écrites, dans les formes d’organisation et de gestion des groupes, dans les handicaps moteurs donnés, dans les "consignes contraintes", dans l’utilisation de mots spécifiques et moins techniques, ils montrent un souci permanent de réguler voire de censurer des comportements humains. Les enseignants déploient alors des artifices didactiques tels que la tenue de scores concernant les réussites ou les échecs pour relativiser la performance et favoriser l’attitude au travail. D’autres moyens didactiques à tendance axiologique sont employés ; ainsi la passe est-elle valorisée et la qualité primée, le défenseur peut défendre en souplesse, l’attaquant doit respecter les impacts de tirs sur le gardien, le défenseur va être responsable de sa zone, le passeur doit regarder son réceptionneur, la notion d’aide au porteur de balle est appréciée, etc. Ces actes ont une fonction sociotechnique, ils sont hétérogènes par leur fonction et homogènes par leur destination à valoriser l’humain. Ce sont tous ces petits riens qui constituent au quotidien les vraies valeurs de l’enseignement. L’enseignant les implique d’une façon transversale dans chacune des règles didactiques qu’il construit ; c’est peut-être aussi la raison de leurs efficacités.

Dans toutes ses leçons, l’enseignant d’expérience n° 29 planifie l’énoncé suivant : « Respect des consignes ». Cet énoncé vaut pour un contrat échauffement, pour des consignes basiques comme : « respect du schéma tactique, respect du matériel, respect des règles ». De plus, il prévoit de donner des responsabilités à ces élèves en les impliquant dans l’organisation de la situation d’apprentissage. Ces choix de contenus au niveau technique s’orientent vers la participation collective au jeu. Cet enseignant planifie l’activité handball pour une classe de lycée professionnel et l’acquisition de valeurs a lieu lors de l’apprentissage. Le sens global est à visée axiologique ; l’enseignant utilise l’activité handball pour enseigner des valeurs. On a l’impression de revenir à l’époque de « l’éducation physique au Lycée de Corbeil-Essonnes »282, tant l’organisation est précise et les élèves responsabilisés.

Notes
278.

Clermont, G., & Tardif, M. (1993). Déjà cité.

279.

Marsault, C. (2005). Déjà cité.

280.

Develay, M. (1992). Déjà cité.

281.

Bernard, M. (2004). Préambule à mon texte : Une interprétation dialectique de la dynamique sportive. Revue interculturelle et planétaire d’analyse institutionnelle. Les irraiductibles, 4, 291-334. (p.314).

282.

Équipe des Professeurs d’E.P.S. (1965). L’éducation physique au Lycée de Corbeil-Essonnes. Revue EPS, 75,13-26.