III.2. L’enseignant et l’apprentissage.

Comment l’enseignant conduit-il son apprentissage ? Comment chacun pense et construit son enseignement ? Quelques cas exemplaires fournissent des éléments de réponse.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n°25 (leçon 2, situation d’apprentissage 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S1 : « Objectif dominant : lecture du jeu » « Echauffement : Par deux avec un ballon, on trottine en se faisant des passes :
puis celui qui n’a pas le ballon fait une flexion.
Puis celui qui n’a pas le ballon frappe dans ses mains.
Puis il s’assoie par terre et se relève
L’enseignante agit à partir de deux contraintes ou règles qu’elle instaure. Cependant, il y a un espace de liberté non réglementé entre les deux règles. C’est cet espace qui permet l’émergence du savoir, de ce qu’il y a à apprendre. On ne transmet pas le savoir, on ne l’écrit pas de cette façon c'est-à-dire selon un simple dire : « vous devez faire une passe à un joueur disponible, c'est-à-dire qui est prêt à recevoir le ballon, etc. » L’enseignant instaure deux contraintes : faire une passe et une tâche pour le receveur. Le conflit que provoquent ces deux règles conduit inéluctablement les joueurs à se prendre en considération l’un et l’autre. En éducation physique et sportive, le savoir n’est pas annoncé comme à apprendre ; il n’est pas transposé explicitement, même s’il apparaît dit et écrit parfois dans certains objectifs. Le savoir est caché, dissimulé derrière des contraintes ou des règles qui, en interagissant, le convoquent comme agent permettant la réalisation et la réussite de la situation.

Soit un autre exemple, celui de l’enseignant expert handball n°5 (leçon 3, situation d’apprentissage 3).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S3 : Terrain de handball, un grand secteur central, quatre attaquants, trois défenseurs. « -4C3 – 1 pivot pas le droit de marquer –l’une des arrières donnent au pivot, celle-ci la donne à l’une des arrières qui se lance » « -transmission pivot/arrière » « -courses des arrières » « -rajout des n°3 bas ; 4c4 –le pivot à le droit de marquer » La situation se veut libre, jeu 4 contre 3, mais les énoncés imposent en réalité des systèmes de relations entre les joueuses. Une consigne supplémentaire empêche le pivot de marquer. L’enseignant oblige l’action d’un côté et interdit l’action de l’autre par rapport à une logique événementielle du jeu de handball pour obtenir l’action souhaitée c'est-à-dire la passe du pivot aux arrières opposés au premier donneur. On comprend que l’interdiction de tir au pivot rééquilibre le rapport de forces entre attaquant et défenseur ; ils sont quatre pour l’attaque et trois en défense. Dans l’évolution de la situation, dans le quatre contre quatre, l’enseignant permet alors au pivot de tirer.

À coup d’obligations et d’interdictions, l’enseignant conduit ainsi les apprenants à choisir les solutions pour savoir apprendre. Il les replonge ensuite dans un bain d’actions où savoirs anciens et savoirs nouveaux vont interagir.Les joueurs devront recourir aux procédures qui sont des savoirs en action dans ce contexte d’énonciation. Le savoir est appris dans sa nécessité. L’enseignant crée un environnement où les « circonstances sont moins des déclencheurs que des exigences fonctionnelles »286 que les joueurs devront percevoir comme problèmes à résoudre.

L’enseignante d’expérience n°24 (leçon 4, situation d’apprentissage 3) propose des énoncés qui reposent là aussi sur la construction d’un milieu qui va façonner et renforcer les procédures utilisées par les élèves.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S3 : « Jeu 6 contre 6 sur terrain. Consignes : pas d’appel de balle, trois dribbles. Tte l’équipe en attaque. Porteur de balle : si démarqué dribble vers but. Si marqué passe à un joueur seul en av. Non porteur s’engager ds les espaces libres, pas de gde passe, gardien, attaquant » En reprenant le jeu des interdictions/autorisations/obligations, nous avons pour cette situation :
« Jeu 6 contre 6 sur terrain » = autorisation+obligation.
« pas d’appel de balle » = interdiction.
« trois dribble » = autorisation/interdiction (dribble limité).
« toute l’équipe en attaque » = autorisation+obligation+interdiction (on ne peut pas rester dans son demi-terrain).
« Porteur de balle : si démarqué dribble vers le but » = autorisation conditionnelle+obligation (dribble vers le but).
« Si marqué passe à un joueur seul en av » = autorisation conditionnelle+obligation (passe à un joueur seul en av).
« Non porteur s’engager ds les espaces libres » = autorisation+obligation.
« Pas de gde passe gardien attaquant » (le gardien ne peut pas faire une grande passe vers l’avant sinon il empêche la construction de la montée offensive et du jeu de démarquage, etc. = interdiction+obligation (sous-entendu, faire des passes courtes).

L’enseignement se fait par un jeu complexe d’obligations et d’interdictions, d’autorisations conditionnelles et d’autorisations partielles ou totales par rapport au code de jeu et à sa pratique culturelle.

Soit l’exemple de l’enseignante d’expérience n°21 (leçon 2, situation 4).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2. S4 : « Jeu à thème. Après chaque arrêt ou balle perdue, la déf. va se replacer en 6/0. Chaque shoot réussi en suspension = 3pts » Pour faire acquérir un savoir spécifique (défense et attaque placée), l’enseignante s’oppose à un autre savoir (reconquérir le plus rapidement le ballon). L’énoncé de la planification écarte un principe pour en faire acquérir un autre.
L’énoncé « chaque shoot réussi en suspension = 3pts » vient renforcer la logique d’attaque par rapport à une défense en 0/6. En imposant le type de défense, l’enseignante propose un rapport de forces spécifique à l’attaque. Elle attire l’attention des élèves attaquants en renforçant un type d’action (tir en suspension = 3pts). Bien entendue, cette action est le type de tir utile face à une défense aplatie.
L’enseignante conditionne le savoir d’un côté (en imposant la défense) et pose du côté de l’attaque un attracteur du savoir (bonification pour le tir en suspension). Elle intervient autant du côté des joueurs attaquants que de celui des joueurs défenseurs en ordonnant une réciprocité d’actions qui vont s’auto-justifier grâce à la dialectique des actions entreprises.
L’enseignante ne planifie pas ni ne transpose linéairement un savoir, elle construit le champ d’expression du savoir pour lui-même.

L’enseignante débutante n°12 (leçon 1, situation d’apprentissage 2) procède par obligations, autorisations et interdictions. Elle limite, borne, oriente, choisit, indique les actions à faire dont il faut saisir la dynamique ; elle mêle et entremêle consignes et règles, contraintes et consignes d’organisation, obligations et liberté d’action, etc., selon une infinité de combinaisons. Les mêmes remarques valent pour l’enseignant débutant n°20 (situation 4, de la leçon1). La lecture se doit d’en dénouer et tirer les fils, car « la recherche en didactique ne peut faire l’économie d’en analyser finement les entrelacs » 287

Les enseignants planifient leur propre savoir-faire professionnel. L’expertise le donne à penser comme elle atteste de l’ambivalence des écrits. Les traces écrites parlent d’une autre transposition didactique, celle d’une remise en œuvre (un enseignant ne refait jamais le même cours, même s’il traite de la même question) de la connaissance dans un univers de compréhension. Le concept de contenu d’enseignement vient à point pour introduire l’idée que les enseignants planifient plus un contenant qu’un contenu.

Notes
286.

Bruner, J. S. (1993). Déjà cité. (p.134).

287.

Legardez, A. (2004). Transposition didactique et rapports aux savoirs : l’exemple des enseignements de questions économiques et sociales, socialement vives. Revue Française de Pédagogie, 149, 19-27.