IV.2. Les effets didactiques dans les écrits.

A) La géométrisation de l’espace de travail.

Dans les dessins de terrain préétablis, nous constatons une géométrisation des espaces de travail. Presque tous représentent un ensemble organisé qui ressemble à une taylorisation du lieu de travail. Les placements des joueurs sur le terrain, l’alignement des groupes de trois, le travail dans l’axe du but, les systèmes de rotation ou de déroulement des actions et leurs organisations mêmes se lisent selon des repères géométriques équilibrées et symétriques. Cette géométrisation (telle que le centrage et l’alignement ainsi que l’organisation spatiale des actions à faire, etc.) influence forcément la façon d’enseigner.

Il est remarquable qu’une activité qui favorise le déplacement et le désordre perpétuels des joueurs sur le terrain s’enseigne à partir d’un découpage équilibré, symétrique et parcellaire de l’espace de jeu. Les contraintes de la transmission pèsent ainsi sur la pensée didactique des enseignants et ont des incidences sur les savoirs enseignés.

Soit l’exemple avec l’enseignant débutante n°17 (leçon 1, situation d’apprentissage 2).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L1 S2 : « 10’ → 1 ballon pr 2 = face à face = passes bras cassés (directes, rebond)
2 gpes de 6 2 gpes de 7. Un schéma montre deux colonnes face à face. Une flèche indique que lorsque l’élève a fait une passe à celui de la colonne d’en face, il regagne la queue de cette colonne. Un deuxième schéma montre le même dispositif, mais il est rajouté « évolu. » « dribble-passe ».
L’enseignante organise et planifie sa situation de la façon suivante :
Temps d’action : « 10’ »
Matériel/organisation :« 1 ballon pr 2 = face à face ».
Actions à faire : « passes bras cassés », etc.
Organisation : « 2 gpes de 6, 2 gpes de 7 ».
Actions à faire : (passe et déplacement en fin de colonne).
Actions à faire : (dribble-passe et déplacement en fin de colonne). L’ensemble des actions à faire repose sur une instrumentation du savoir. Le discours écrit de cette enseignante laisse entrevoir ce souci de l’organisation et de la gestion du temps ainsi que celui de l’identification claire des choses à faire donc à faire apprendre. Les contraintes transpositives et organisationnelles deviennent involontairement les façons dont on fait apprendre et, simultanément, elles déteignent sur le sens du savoir.

L’écrit lui-même influence le découpage symétrique des actions à faire ; les cadres de planification et leurs critères participent à un tel découpage. La gestion des effectifs classes et les procédures d’organisation provoquent dans une recherche de rentabilité le fractionnement des actions de jeu en système simple. On remarque d’un côté l’influence des conditions d’enseignement et, de l’autre, la volonté de transposer et de planifier un objet d’enseignement.

Ce morcellement grossier de l’action et du corps fait fonction de savoir sur l’activité. Les contrastes et oppositions ne sont pas assez fins pour favoriser l’intuition créative290. L’enseignant planifie alors « passe à une main » puis « passe à deux mains » : on apprend le savoir-faire passe à une main ou à deux mains par contraste. La modélisation des possibilités humaines avec l’objet ballon et ses conditions d’utilisation devient une source de savoirs différenciés. L’aspect technique renvoie par exemple au dualisme droite/gauche et, par contraste une main/deux mains.

L’enseignant débutant n°14 (leçon 1, situation d’apprentissage 2)  écrit : « passe sans rebond » puis « passe avec rebond » ou « passe à une main » « réception à deux mains ». Il combine le contraste (passe) avec l’opposition (réception). La transposition didactique ne pouvant se faire à l’infini, elle se réduit à des grands traits de surface. Le dribble main gauche puis main droite indique l’opération didactique.

L’enseignante débutante n° 16 (leçon 5, situation d’apprentissage 6) propose une situation d’apprentissage très artificielle. Le terrain est coupé en "demi-terrain" avec chacun un quadrillage en 6 zones (pour cette option). En jouant, les élèves ne doivent pas être plus de deux par zone. Ainsi, l’enseignante veut-elle obtenir une répartition des élèves sur le terrain en faisant éclater fictivement « la grappe » (concentration de joueurs autour du ballon) ; tel semble être son objectif de leçon.

L’activité transpositive se résume au quadrillage de la surface de jeu et à des conditions de son utilisation. Effectivement, les attaquants ne vont pas se répartir selon le principe d’encercler la défense, d’offrir des incertitudes, de jouer en profondeur ; ils vont le faire parce qu’ils ne peuvent pas être plus de deux dans un carré et vont fixer leur attention sur les carrés (respect de la règle) plutôt que sur le jeu de la défense. La géométrisation de l’espace impose une mise en ordre d’un savoir ne pouvant s’acquérir que dans le désordre. Michèle Guigue-Durning ne croyait pas si bien dire lorsque qu’elle affirmait que l’enseignement a une tendance à créer « un univers culturel fractionné »291.

Soit l’exemple de l’enseignant expert handball n°4 (leçon 2, situation 4).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S4 : « Amélioration du tir avec pression défensive » « Tir d’ailier : 2 joueurs cote à cote dos au but sur ligne des 6m. Le PB est att. l’autre est déf. Dès que att a fait la passe à P, les 2 vont toucher les plots. P sert Att qui tire. Le déf met une pression uniquement. On alterne poste d’Arr et de déf. Selon que le déf monte → débordement, tir à la hanche ou tir en suspension » «  Par 2 3 ateliers, 1 tirs d’ailier, 2 tirs d’arrière, 3 tirs de pivot. 3 idem que 1 mais plein centre. » « qualités de la réception (mains préparés), qualités de l’impulsion, prises d’info sur le déf et sur le GB » « alterner à droite et tirs à gauche ». L’enseignant oblige des actions de tirs en alternant aux extrêmes du but « alterner à droite et tirs à gauche ». Pour faire apparaître le contraste et la forme du tir, on fait travailler les extrêmes. Le savoir se découpe à la limite supérieure de la différence, droite ou gauche . Ne pourrait-il pas y avoir des tirs « gauche milieu, milieu, milieu droit, droit, etc. » ? Le traitement didactique repose sur un découpage géométrique de l’espace de jeu ; cela peut se concevoir en termes de repères. Cependant, l’espace didactique ainsi défini prend valeur de connaissance spécifique liée à cet espace. L’espace est découpé en secteur de savoir et peut devenir un véritable espace phénoménologique et didactique du savoir. Le « tir de l’aile » est un exemple. D’une autre façon, on remarque la nécessité à trouver un équilibre spatial dans les lieux d’actions que propose la situation d’apprentissage. Cependant, beaucoup de situations de tirs se font plein centre : élèves en colonne, dans l’axe du but, etc. L’endroit devient le symbolisme du savoir, le découpage didactique spatial se fait dans une rationalisation de l’espace total du jeu de handball. La forme s’apprend alors autant que le contenu et le savoir prend sens dans ce contexte historico/didactico/spatio-temporel. L’espace de jeu est découpé en savoir, comme le jeu lui-même en terme d’événements est découpé en événements savoirs (le jeu de l’ailier), (le tir plein centre).

L’enseignant expert handball, n°02 (leçon 3, situation d’apprentissage 1) propose une séquence de tirs au but. Son croquis fait comprendre que les joueurs sont en colonne pour tirer au but. Bien qu’il s’agisse d’un échauffement, les impacts de tir sont en effet dans cet ordre : haut, moyen, bas. Il y a un découpage du terrain en son milieu et le travail des tirs se fait toujours selon une perpendiculaire par rapport au gardien ; les impacts (de tirs) ont lieu dans des espaces verticaux qui se répètent. Nous savons que les entraîneurs le préconisent afin que le gardien soit en "prêt-alerte" et qu’il puisse décoder la forme du tir ainsi que la trajectoire du ballon dans la période d’échauffement.

Tous les enseignants de nos trois groupes multiplient les oppositions spatiales et temporelles : haut/bas, droite/gauche, passif/actif, court/long, lent/vite, arrêt/mouvement, près/loin, centre/côté, parallèle/intersection, avant/après, direct/indirect. La transposition didactique et l’élaboration de contenus d’enseignement, voire la didactique, reposent sur ces oppositions ainsi que sur des contrastes de sens.

Nous comprenons que l’organisation spatiale de la situation est influencée par le problème de gestion de l’effectif ; la clarté des placements et des actions à faire impose cette mise en ordre. Si nous ajoutons à cela la perception symétrique de l’enseignant (on range ses élèves, on ordonne sa situation, on place les passeurs sur des lignes droites, etc.), le savoir est lui-même contraint et sa richesse limitée. Au niveau de l’apprentissage, les élèves risquent de dénaturer ce même savoir (représentation) en voulant peut-être rechercher des trajectoires directes (et apprises) vers la cible lors du jeu. La structuration symétrique de la situation d’apprentissage (placement et course sur un axe, angle droit, distance étalonnée entre les passeurs, etc.) transpose géométriquement le savoir à enseigner.

L’organisation de la classe ne résulte pas simplement des interactions entre enseignants et élèves. Les traces écrites contiennent de véritables marqueurs ou délimiteurs des situations d’apprentissage en ce qu’elles exposent sans pudeur les façons de transposer et de faire apprendre. Les consignes, les croquis, les organisations, les lignes, les traits, les mises en ordre fixent la gestion spatiale et temporelle des actions d’enseignement. La géométrisation de l’espace didactique structure les futures relations d’échanges dans la classe ; la passe face à face se retrouve bien sur le terrain pour qui a vu une leçon d’éducation physique et sportive en handball. Le dispositif de la leçon dans « l’espace et le temps »292 ainsi que le quadrillage des mouvements instaurent une contrainte bien concrète, mais ce dispositif rend invisibles les tactiques disciplinaires « pour contraindre le mouvement et, plus largement, le sujet »293. La mise en forme didactique relève d’une gestion académique de l’espace de travail. Les principes du travail de transposition didactique renvoient la nature même de l’espace et du contexte d’enseignement.

Notes
290.

Foucault, M. (1966). Déjà cité. (p.66). « Toute connaissance "s’obtient par la comparaison de deux ou plusieurs choses entre elles" (Descartes). Or, il n’y a de connaissance vraie que par l’intuition, c'est-à-dire par un acte singulier de l’intelligence pure et attentive, et par la déduction qui lie entre elles les évidences. ».

291.

Guigue-Durning, M. (1995). Les mémoires en formation. Paris : L’Harmattan. (p.43).

292.

Jeu, B. (1983). Le sport, l’émotion, l’espace. Essai de classification des sports et ses rapports avec la pensée mythique. Paris: Éditions Vigot. Cet auteur nous rappelle à la page 13 de son ouvrage la nécessité de fixer le temps et l’espace pour situer la conduite humaine et lui donner une référence stable.

293.

Vigarello. G. (1995). La vie du corps dans Surveiller et punir. Une transposition aux thèmes sportifs ? Revue STAPS, 38, 19-23.