B) L’effet contrainte.

À force d’utilisation, la contrainte devient une contrainte de l’apprentissage et peut empêcher l’élève d’apprendre. Avec une myriade de contraintes, l’effet attendu ne se produit plus. L’élève n’est plus dans l’adaptation ni dans la recherche de solutions : les contraintes imposent un modèle auquel il ne faut pas déroger.

Soit l’exemple de l’enseignant expert handball n°5 (leçon 2, situation 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S1 : Terrain de HB, des joueuses en binôme avec un ballon chacune. « -Travail de motricité – la 1ère joueuse dribble, applique une consigne (dribble main droite, main gauche, passe entre les jambes) « –bonne application des consignes » « - dribble main droite, gauche – Passage balle entre les jambes – Passage balle au dessus de la tête – on fait rouler la balle – accélération – 1ère joueuse se retourne la 2ème fait 1C1 conte la 1ère » Ce que nous observons ici, c’est que les actions sont imposées de l’extérieur. On fait de la motricité pour de la motricité, c’est un travail de renforcement des capacités physiques et des habiletés des joueuses. Les variations du dribble ne correspondent pas à une réalité du jeu ni à un besoin d’action ni à une pertinence stratégique, par exemple : changer de main pour changer de direction, éviter un défenseur ou attaquer un espace libre. Les variations sont imposées dans le simple but de développer des compétences de coordination ou de motricité, ce que nous ne contestons pas dans l’optique d’un développement de la motricité des joueuses.
La contrainte et son identification font partie du dispositif transpositif et éducatif de cet expert. Pour enseigner, il lui faut identifier des gestes à faire et imposer des contraintes décontextualisées.

Au-delà du geste contraint dans sa forme, la synchronisation et le déclenchement des actions sont souvent imposés chez les enseignants experts.

Ce même enseignant (leçon 2, situation 2) écrit : « au moment où l’arrière fait la passe au DC, le déf part à ce moment au plot opposé et revient pour déf. » Il cherche à régler les déroulements des actions pour que l’attaquant et le défenseur se retrouvent au moment fatidique dans un endroit précis du terrain et jouent le duel. Il cherche à contrôler les variables événementielles et temporelles pour obtenir l’engagement et le désengagement du joueur. Il va passer un temps infini à régler sa situation qui ne représentera en fait qu’une infime partie des événements possibles liés au jeu. La configuration spatiale et événementielle est construite par l’enseignant, pas par le joueur.

Finalement, l’apprentissage se joue par les échecs répétés de la synchronisation des actions recherchées. Le "non-jeu" proposé par les contraintes strictes se transforme en jeu lors des erreurs des joueurs.

L’analyse de la situation 1 de l’enseignant expert n°3 (leçon 4) relance la problématique de l’apprentissage dans le domaine de la motricité, en milieu mouvant qu’est l’activité handball. La situation programme les actions à faire dans un synchronisme semblable à une chorégraphie. L’excès de contraintes augmente l’assujettissement du sujet, donc du savoir-faire et élimine les variantes fonctionnelles pour agir ; il devient presque urgent de réinstaller le joueur dans un jeu de création et d’invention.

La dérive didactique proviendrait plutôt de la répétition et de l’accumulation des contraintes et obligations lors de la période d’apprentissage. La volonté de contrôler le jeu condamne toute spontanéité de la part des joueurs, réduits à obéir. Jusqu’à rompre la complexité du jeu, les experts handball contrôlent les capacités d’apprendre des joueurs. L’opération de transposition devient alors une transcription de la description d’actions de jeu.

Soit l’analyse de la contrainte avec l’enseignante débutante n°17 (leçon 6, situation 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L6 S1 : « Maillots, plots, lattes, cerceaux (18). Appel, rappel séance précédente : qd j’ai la balle, je dois → regarder devt → passer à 1 P démarqué → tirer si je suis seul ; qd 1 P à la balle, je dois → aller devt → me démarquer : endroit où il n’y a per. Appeler le ballon sans la voix. Chgt rythme et direct. → rester à distance de passe. Passes : bras cassé, à 1 main, coude levé, mais derr la tête, jbe opposé, viser poitrine, passer devt. Remise en jeu du G après 1 but. Objt. Démarquage + tirs extension prépa éval. Echauffement : 5 tours, genoux, fesses, pas chassés. Etirements. » Les énoncés qu’elle planifie, c'est-à-dire les savoirs qu’elle enseigne aux élèves, sont des obligations d’action. L’élève n’a pas la possibilité de choisir la bonne solution, il est enfermé dans des « prêts à faire » en fonction d’un statut sur le terrain. Il ne faut pas oublier aussi qu’elle enferme ses élèves dans des zones (la symbolique de l’enfermement) et qu’ils ne peuvent évoluer sur tout le terrain. Ils se font des passes de zone à zone sous la forme d’un relais pour atteindre le but. Selon un biais psychanalytique, on réagit à cette représentation de l’enfermement et aux obligations de l’apprentissage qu’elle sous-entend.

L’enseignante débutante n°17 (leçon 2, situation 2) cumule des contraintes.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S2 : « 10’ 1 ballon pr 2 = montée de balle à 2. C= distances passes 2-3m. passes à une main bras cassé. Dissociation PI/MS = jbes ds direction de la course, tirs avec rebond, coordination course-passe ». Un schéma accompagne les énoncés. Il représente un terrain de handball coupé en deux dans le sens de la longueur. Deux croix indiquent à chaque extrémité l’emplacement de départ des élèves ». L’enseignante reprend la situation 3 de la première leçon.
Nous faisons le constat suivant :
L’enseignante impose la forme de l’action (montée de balle à 2).
L’enseignante impose la distance de passes (passes 2 - 3 m).
L’enseignante impose la forme du geste (passes à bras cassé).
L’enseignante impose la forme du geste (jambes dans la direction de la course).
L’enseignante impose la forme du tir (tirs avec rebond).

L’enseignement peut-il se résumer à un catalogue de prescriptions ? Où est le « sens »de l’activité ? Où est l’incertitude et la liberté dans la prise de décision en action ? Si la transposition didactique est la sélection de savoirs, ceux-ci ne peuvent prendre sens qu’en restant liés à un sens venant du jeu de handball donc à un savoir plus complexe. La didactique et la professionnalité en éducation physique et sportive peut-elle se résumer à des contraintes grossières jouant à partir du mètre (et maître) et du geste soumis et démis ?

Dans sa première leçon l’enseignante débutante n°12 (situation 1) complète les contraintes d’exécution par des coups de sifflet. Elle écrit : « 1er coup de sifflet : montée de genou, 2ème coup de sifflet : talons fesse ». Ainsi, elle associe la contrainte d’exécution à la prise de contrôle des élèves en mouvement. Pour le comprendre d’une façon plus concrète, il suffit de partir des énoncés de sa situation d’apprentissage 3 (de sa deuxième leçon).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S3 : Objectifs « Wco, jeu orienté, utilisation espace, passes » Situations (rien d’inscrit ». Consignes Variables : « C= 3c3 passe à S orientée. Une X qu’1 équipe a réussi 5 passes, elle peut aller marquer en étt à califourchon S/ligne = pts. Réengager derrière ligne (1 pied S/ligne, 1 en dehors) dribble interdit, 3 coups de sifflet = revenir s’asseoir, V= interdit lobbes (tête) interdit d’être touché » « Durée 8’ 8’ 8’ ». Imaginons qu’un élève n’ait pas écouté et qu’il demande à son camarade : « qu’est qu’il faut faire » ? Ce dernier lui annoncera :
Il faut jouer obligatoirement sur le secteur balisé.
Il faut obligatoirement jouer à 3 contre 3.
Il faut s’orienter pour passer le ballon.
Il faut faire cinq passes pour aller marquer.
Il faut être à califourchon sur la ligne pour marquer un point.
Il faut réengager derrière la ligne de fond du terrain balisé.
Il est interdit de dribbler.
Il faut obligatoirement revenir s’asseoir après les trois coups de sifflet.
Il est interdit de jouer en lobe ou de jouer la balle plus haute que la tête.
Il est interdit d’être touché balle en main en tant que porteur de balle.
Les élèves ne reçoivent comme informations que des interdictions ou des obligations. L’enseignante justifiera peut-être auprès d’eux l’intérêt de ses consignes et les procédures utiles pour réaliser ce qu’il y a à faire, mais elle ne planifie pas les procédures pratiques du savoir à apprendre ; l’identité de l’éducation physique et sportive dépend en quelques sortes de ces justifications bien absentes dans les traces écrites.

L’enseignante d’expérience n°24 (leçon 2, situation d’apprentissage 1) cumule les obligations : « Par 3 se numéroter 123, balle n°1 se déplace en dribble. Se déplacer en dispersion », « au signal 2. 2 lève le bras, 1 envoi sur 2. Au signal 3.3 lève le bras, 2 envoi sur 3 », « Revenir à l’ordre 123 123 etc. puis siffler sans indiquer le numéro ». Les contraintes d’action viennent à s’opposer à une réalité événementielle du jeu. L’enseignante veut tellement transposer la notion d’appel de balle et travailler sur l’activité perceptive qu’elle en arrive à déformer l’activité de référence. Dans la situation 4 de sa leçon, elle transforme ce que l’on appelle une « contrainte d’action » en un « objectif d’obéissance ». Elle écrit : « Pas le droit de tirer si toute l’équipe attaquante n’a pas franchi le ligne médiane ». La contrainte dépend de l’analyse du jeu que va pouvoir faire l’élève selon son obéissance ou non à cette contrainte.

Hormis la difficulté à l’exécutant de mémoriser ce qu’il doit faire ou ne pas faire, un autre effet du trop grand nombre de contraintes est la suppression progressive des possibilités d’intentions des élèves. Jérôme Bruner précise que l’acquisition d’un savoir-faire dépend de la mise en œuvre initiale d’une intention, de la définition claire d’un objectif final et de quelques indications minimales des moyens à utiliser. Dans les cas ci-dessus, « l’effet contrainte » repose sur l’idée d’une accumulation de configurations figées (les moyens) qui, une fois en stock, permettront (selon l’enseignante) de répondre aux nécessités posées par le jeu. La planification et la transposition didactique fixées par l’écriture exposent clairement les façons dont on pense faire apprendre les élèves. L’écrit de planification dit le « sujet » de l’écriture.

Synthèse.

La plupart des enseignants étudiés ne planifient pas beaucoup de situations d’apprentissage qui mettraient les élèves en état de décider. Ils rejettent dans leur travail les circonstances du jeu pour passer à celles d’une didactique scolaire plus sérieuse. En éducation physique et sportive, l’enseignement est d’autant plus directif qu’il l’est surtout dans une activité où le jeu suppose une autonomie. Georges Vigarello rappelle que la contrainte /règle mal utilisée dit aussi « combien le corps subit de contraintes directement physiques pour accéder aux normes et obéir aux exigences d’un pouvoir omniprésent » 294.

En transposant et en spécifiant fortement l’activité à son usage scolaire, les enseignants en modifient la configuration d’ensemble. Pour obtenir des élèves les comportements attendus le plus rapidement possible, l’enseignant en arrive à priver ceux-ci des conditions nécessaires à la compréhension. En éducation physique, cette dernière se développe par la priorité que l’on peut donner à l’action intentionnelle de l’élève. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il y a une forme de violence symbolique dans les contraintes imposées, que la contrainte tient principalement des pratiques en éducation physique et sportive. La contrainte d’action impose à l’élève de prendre conscience de l’obéissance de son corps à la consigne didactique, transformant le geste naturel en geste scolaire et le geste sportif en contrainte. Les cheminements didactiques, pour reprendre l’expression de Pierre Parlebas, piègent insidieusement le savoir qu’ils imposent clandestinement par des règles et obligations. Cependant, « les connaissances n’existent et n’ont de sens chez un sujet que parce qu’elles représentent une solution optimale dans un système de contraintes »295 ; et Guy Brousseau d’ajouter que « l’activité didactique consiste à organiser ces contraintes et à maintenir les conditions des interactions optimales. »296. Il n’y a pas d’apprentissage sans contrainte.

Notes
294.

Vigarello. G. (1995). La vie du corps dans Surveiller et punir. Une transposition aux thèmes sportifs ? Revue STAPS, 38, 75-88.

295.

Brousseau, G. (1978). Déjà cité. (p.131).

296.

Brousseau, G. (1978). Déjà cité. (p.131).