I.1. Le continuum de leçon en leçon.

François Victor Tochon303 fait remarquer que l’époque est révolue où l’activité planificatrice se résumait à une prescription et à une hiérarchisation organisée, comme un préalable à l’opérationnalisation des objectifs. Selon lui, les études sur la planification de séquences d’enseignement doivent s’interroger sur la façon dont ces préalables sont affectés par l’interaction. Une nouvelle approche s’impose donc.

La vision descendante de la planification à destination d’élèves en mettant de côté les activités pédagogiques de l’enseignant n’a plus cours. Plusieurs chercheurs dont Yinger (1977), Leinhardt et Greeno (1986), Hoc (1987) finirent par mettre en rupture les conceptions béhavioristes de la planification pour faire apparaître la dimension cognitive située, préconisant la nécessité d’une approche ethnométhodologie qui réinstalle la planification comme réflexion professionnelle.

Evelyne Charlier et Jean Donnay discernent trois phases dans le processus d’enseignement : « la phase de planification ou phase de préparation de l’action, celle d’interactions avec les apprenants (phase interactive) et la phase post-interactive durant laquelle l’enseignant tire les leçons pour ses actions futures. »304 Si cette modélisation permet de saisir le déroulement classique d’un enseignement, elle laisse supposer une césure entre chacune de ces phases. L’écriture de planification n’a-t-elle pas une fin essentiellement pragmatique qui met nécessairement en cohérence l’enseignement ? Il suffit d’en suivre le cheminement et la dimension culturelle pour la saisir.

L’étude des écrits montre que la phase de planification n’est pas à isoler complètement des autres phases. Plusieurs indices sont à prendre en considération, comme les énoncés de consignes sont des « prêts à dire » sur le terrain, comme les consignes d’enseignement planifiées ainsi que le discours tenu le plus souvent au présent dont beaucoup d’énoncés sont performatifs, comme les bilans inscrits en fin de planification de la leçon et discutés dans les énoncés de la leçon suivante, comme les surcharges de bilans faites sur la planification de la leçon du jour après l’intervention sur le terrain, comme les adaptations aux mêmes situations entre deux leçons planifiées.

L’étude théorique du paradigme de la transposition didactique réinstalle le rôle des élèves dans l’anticipation de l’action d’enseignement, prend en considération le savoir privé de l’enseignant avec son expérience professionnelle passée et pas simplement celle de la leçon qui vient de se dérouler.

L’activité de planification doit donc se penser en son unité, comme un tout que son mouvement exprime. Tel un continuum dans l’effort didactique à élaborer des situations d’apprentissage, l’enseignant transpose une totalité professionnelle ; dans cette continuité, il est le médiateur d’une culture et homogénéise par écrit les élèves, l’activité, le lieu, le matériel, l’organisation, les actions à faire, les règles, les interdits, les contraintes, les possibles, les alternatives, les limites, etc. Les traces écrites définissent et redéfinissent inlassablement l’histoire professionnelle de l’enseignant.

Lorsqu’il planifie, l’enseignant lie en permanence les conséquences des événements antérieurs de terrain à la cause d’une action qu’il anticipe ; il intègre les savoirs pratiques que nécessitent les variables en jeu dans son discours didactique, comme le font la plupart des praticiens. De bilan en bilan, de leçon en leçon, de planification en planification, l’enseignant produit le discours de sa professionnalité c'est-à-dire le sien. Il planifie ses intentions d’enseignement parce qu’elles « reposent sur un Arrière-plan de capacités »305 ; ce n’est pas rien que Searle assimile ces dernières à « certaines formes de savoir-faire »306, même s’il précise que ces savoir-faire requièrent un arrière-plan "pré-intentionnel" c'est-à-dire un contexte et des pratiques sociales communément admises.

Pour Ludwick Fleck307, le style de pensée est avant tout social et repose sur un collectif de pensée (professionnel pour notre cas). Nous pouvons alors comprendre que le contexte est avant tout celui de l’enseignement et que les pratiques sont plus professionnelles que communes au social.

Les intentions d’enseignement déposées dans les traces écrites permettent une activité réflexive médiatrice, un débat entre les conditions de satisfaction de ses propres intentions d’enseignement et entre les actions d’enseignement déjà réalisées. Les bilans écrits comme "d’écrits témoins" attestent de ce débat intérieur médiatisé par ces traces. L’écrit de planification renvoie l’enseignant à son travail et à sa solitude.

La construction des situations d’apprentissage bénéficie de l’impact des expériences interactives, puisque nous repérons des indices liant les leçons entre elles. La planification doit alors se penser comme un processus d’interaction avec un contexte signifiant d’enseignement, même si ce dernier n’est pas réellement présent. Théoriquement, l’enseignant entreprend dans ce système complexe qu’est la situation d’enseignement.

La planification intériorise non seulement les problématiques liées au contexte d’enseignement et à la transmission de connaissances, mais aussi toute la dimension cognitive et affective de l’enseignement. Ce travail professionnel associe l’être toujours en devenir et chaque contexte particulier d’enseignement ; la continuité du mouvement de composition et recomposition de l’écrit permet de donner une cohérence aux différentes expériences d’enseignement ; cette cohésion forme ainsi une histoire professionnelle à partir de laquelle l’enseignant interroge sans cesse le passé pour affecter le futur.

La continuité des écrits peut se lire encore comme une recomposition permanente des habitudes formant l’histoire de l’écrit et de la profession. Par leur pertinence, les bilans actualisés dans les traces écrites montrent le réajustement de leçon en leçon. Ce discours intérieur peut se comparer à un journal régulièrement tenu par l’enseignant, et à un carnet de bord tenu par l’anthropologue qui relie entre eux les différents écrits en vue de connaître l’ensemble d’une profession.

Les énoncés des enseignants sont testés de leçon en leçon et disent ce qu’est l’enseignement en éducation physique et sportive. Parfois, les évaluations sont de véritables comptes rendus d’observations ou d’expériences de terrain, documents par conséquent utile au chercheur. La situation d’apprentissage planifiée paraît alors comme un système accepté en regard de l’expérience passée.

Soit l’exemple de l’enseignant d’expérience N°27 (leçon 7, situation 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L7 S1 : « Jeudi 13-02 (échange du mardi → jeudi). Tps effectif, danger, créneau 2h avec1 heure d’endurance avant : déjà échauffé. Objectifs : Jeu collectif en attaque : circulation et avancer vers cible (retrait si bloqué). Tp de jeu danger : dernière séance avt évaluation »
« Jeu 5/5 sur ½ terrain largeur. 1 arbitre 1 gardien changement si déf récupère le B. Consignes : (cf objectifs : circula-défense) ne passer qu’à 1 partenaire démarqué. Ne pas chercher à « forcer » si bloqué → passer en retrait » « Bilan : bon tp de jeu. Filles + mobiles. Déf + dynamiques. Moins de jeu individuels pour garçons »
En approchant de la fin du cycle, l’enseignant confirme son objectif général de départ. Il adapte la forme de jeu en se basant sur ses bilans précédents (faire jouer en largeur). Cela confirme notre idée de continuité lorsque l’enseignant se base sur ses expériences justes passées pour prendre des décisions concernant le futur. Il construit ainsi des savoirs professionnels pour amorcer d’autres propositions de situations d’apprentissage. Les situations précédentes sont comprises comme un champ d’expérience dont les résultats influencent la préparation, l’expérience suivante.
Son bilan écrit est positif : il se rassure sur les effets de son enseignement. Sans remettre en cause son appréciation, nous constatons qu’il termine sur une note positive comme si cela était l’achèvement et la justification de ce qui précède. Ce raisonnement nous amène à considérer le problème suivant : l’enseignant n’a pas la possibilité de vérifier exactement l’efficacité de son enseignement. Ses élèves ont certainement progressé, mais dans quel sens ? Qu’est-ce qui permet de dire que la méthode et les propositions de situations d’apprentissage sont bonnes ? Il faudrait pour cela comparer plusieurs procédés, plusieurs enseignements différents avec la même population, etc. Il y a donc une autojustification de l’enseignant concernant ce qu’il a fait. Ce dernier semble bien seul face aux problèmes d’apprentissage et se rassure en terminant sur une note positive c'est-à-dire en s’approuvant sur le résultat de sa nouvelle organisation ainsi que sur le comportement de ses élèves en jeu.

Pour cet enseignant, l’écrit devient le moyen d’expliciter ses décisions et de réexaminer les solutions improvisées sur le terrain. Chaque mot planifié est un « mot de passe » pour ouvrir le sens entre passé et futur et pour consolider son expérience ; cela l’aide à élargir le registre de ses prochaines propositions et à augmenter ses ressources pour construire de nouvelles situations. L’acte d’enseignement ne porte pas en soi sa rationalité ni sa pertinence ; il y a nécessité à recourir à l’activité d’intelligibilité par l’écrit de planification pour s’inscrire dans la compétence professionnelle et légitimer son action.

L’enseignant d’expérience n°28 (leçon 2, situation d’apprentissage 1) avait proposé un "criss-cross" « à vide » sur le terrain. Il se rend compte que la situation n’avait pas de finalité en dehors d’elle-même, puisque les élèves progressent sur le terrain en se faisant des passes sans qu’il y ait de défenseur. Les élèves n’ayant certainement pas très bien compris ce travail, il inclut une sorte de "bilan/proposition" : « 2 renforcer sens APS » et ajoute « I criss/cross, → accélérer ». Il termine sa leçon en proposant un "criss-cross" « progression/3 + tir au but » qui se veut cette fois-ci une action sensée c'est-à-dire en correspondance avec un logique forte du jeu de handball (marquer ; des buts) ; il y a lien entre ses deux leçons. Nous avons un bilan intégré et une amélioration didactique dans la leçon suivante qui témoigne de l’idée d’une continuité de réflexion. Le bilan dans la leçon 4 (situation d’apprentissage 3) est encore plus éloquent.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S3 : « Jeu 6 C 6. Obj. Le jeu, sans le ballon → dribbles interdits, arbitrage élèves »
BILAN : « Persévérer sur le jeu du NPDB. Nombreux tirs sur le gardien » « Prévoir document sur arbitrage à distribuer ou affichage » « encore beaucoup de dynamisme et d’engagement (beaucoup d’agressivité) mais, pb du jeu sans ballon (peu d’avaries avec la balle) → réduire, nb passes pour atteindre les 9m ? »
Le bilan fait état de :
Bilan général sur le choix de l’objectif : « Persévérer sur le jeu du NPDB ». L’enseignant confirme et affirme son objectif. Il crée bien un lien entre les situations d’apprentissage précédentes et celles à venirà partir d’une évaluation de son propre enseignement.
Bilan sur la première situation  : « Nombreux tirs sur le gardien ». Il fait un constat des prestations de ses élèves. Cela va l’engager à proposer de nouvelles situations d’apprentissage. C’est ce que nous constatons par la suite (leçon 5, situation d’apprentissage 2).
Bilan prévision d’organisation pédagogique pour la leçon à venir : « Prévoir document, etc. »
Bilan sur le comportement et les réactions des élèves :« encore beaucoup de dynamisme et d’engagement (beaucoup d’agressivité ».
Bilan prospectif, expérimentation : « Réduire, NB de passes pour atteindre les 9m ? »
Ce dernier énoncé résume notre thèse d’un continuum de leçon en leçon. L’enseignant fait une nouvelle proposition didactique pour la leçon suivante mais il met un point d’interrogation, c'est-à-dire qu’il n’est pas sûr de l’effet que va produire sa proposition. Il s’engage donc à vérifier sur le terrain si cela va être pertinent ou non. Par leurs écritures, la transposition didactique et la planification sont le lieu d’une réflexion technique et didactique ainsi que pédagogique. Nous avons là l’exemple d’un discours où l’écriture autorise un véritable travail de fondation professionnelle.

Dans ce bilan, l’enseignant affirme son objectif et fait un constat du niveau de jeu ; il prévoit la leçon à venir, tient compte des réactions des élèves et se propose des expérimentations pédagogiques. Il est remarquable que nous ne retrouvons pas souvent ce type de synthèse chez les enseignants débutants. Cet enseignant reprend plusieurs fois la même situation sur plusieurs leçons (progression en "criss-cross") en la complexifiant à la suite de ses différents bilans. Il est important que ses élèves aient accès à certaines modélisations et répétitions en tant qu’aide à la réflexion ; c’est ce que nous retrouvons dans la leçon 7 et les situations d’apprentissage 1,2 et 3. Après le constat des faiblesses de ses propositions, il rajoute ou modifie des contraintes de façon à obtenir les effets recherchés. Il travaille à partir de sa situation d’origine, il expérimente, il ne fait évoluer sa situation qu’en fonction des réactions des élèves. Dans sa huitième leçon, il reprend aussi une situation d’apprentissage déjà vécue par les élèves dans la leçon 6 (« le travail en couloir ») avec les amendements qu’il planifie dans le détail. Ce n’est pas un travail de complexification régulier et progressif comme l’entendent parfois les formations, c’est un travail de régulation et d’innovation, de déconstruction et de reconstruction.

Ici, le paradigme de la transposition didactique dans sa version descendante ainsi que la vision machinale et académique de la planification sont mis à mal. Si le travail de transposition didactique engage à puiser ses sources dans l’activité culturelle handball pour enseigner par exemple la notion de progression en "criss-cross", cette opération crée alors une véritable coupure avec la réalité du jeu. Dans ce cas, il n’est plus question de transposer une logique ou une technique de l’activité à apprendre mais il s’agit de choisir un contenu d’enseignement pour faire apprendre. Devant cette difficulté, l’enseignant en arrive à imposer aux élèves des placements et déplacements sur l’espace de jeu en début d’apprentissage. Cependant, cette tâche de sélection d’un objet d’enseignement prend simultanément en considération les réajustements (dépendants des réactions des élèves) faits d’une leçon à l’autre. De cette façon et peut-être grâce à ses écrits, l’enseignant arrive de leçon en leçon à proposer un contenu plus riche que ne l’était celui de départ. La permanence d’une "situation-mère" avec ses évolutions à partir d’un bilan "constat-prospectif" est ainsi la clef de voûte du phénomène transpositif chez cet enseignant ; elle en montre l’homogénéité malgré une entrée en matière très techniciste.

La planification regarde l’interactivité, valorisant le mouvement de la réflexion et le travail de la pensée. Les allers et retours entre le terrain et l’efficacité didactique valent pour une planification à court terme ; c’est le cas pour toutes les traces écrites de nos enseignants.

Les différents repères que nous prenons dans les traces écrites – (dates, bilans, préparations pour les autres classes, alternances des cycles) – nous permettent d’affirmer que les enseignants du secondaire préparent généralement leurs leçons de semaine en semaine ou de leçon en leçon. Par exemple, l’enseignant d’expérience n°28 écrit suite à son bilan : « essayer G contre G et F c F ». Cette proposition, qu’il se fait à lui-même, est appliquée dès la leçon suivante ; il cherche ensuite à justifier les dérives de ses situations ; on a l’impression qu’il parle à un autre enseignant quand il écrit ceci : « Mais cela est normal puisque nous avons W surtout sur le partenariat ». Il semble y avoir deux enseignants en présence dans l’écrit composé comme un dialogue : il y a celui qui a proposé la situation en cause et celui qui a fait le constat en tant que nouveau planificateur.

La planification et la transposition didactique sont intimement liées selon les phases  "pré-post-inter-actives" dans les traces écrites, lesquelles scellent cette homogénéité. Le travail d’écriture permet à l’enseignant de formaliser sa pensée professionnelle selon un dialogue entre sa réflexion et ses expériences professionnelles successives.

L’enseignant d’expérience n°22 planifie sur papier libre ses leçons. À chaque leçon, l’organisation et les contenus sont pensés à partir des énoncés et du travail de présentation des traces écrites. La lecture des bilans à la fin de chaque leçon nous fait découvrir que cet l’enseignant se propose d’apporter des régulations à sa planification ; ses propositions sont effectivement prises en compte dans la leçon qui suit. Chaque bilan engage donc la leçon suivante, ce qui suppose que les leçons sont planifiées une par une. De même, les bilans prennent en considération les progrès des élèves de leçon en leçon, ce qui donne une orientation plus fine à la leçon qui suit. Nous sommes loin de la vision d’une planification anticipatrice pour un cycle complet avec sa version descendante qui puise ses sources dans une vieille expérience antérieure.

L’idée d’une transaction entre l’enseignant planificateur et le praticien revenant du terrain devrait en finir avec une vision caricaturale du travail de planification.

Notes
303.

Tochon, F.V., (1993.a.). La planification stratégique de deuxième génération : De la séquence à la métaséquence. In R. Viau, La planification de l’enseignement. Deux approches, deux visions ? (pp. 147-157). Québec : Éditions du C.R.P. Université de Sherbrooke.

304.

Charlier, E. & Donnay, J. (1993). Planifier un cours. In R. Viau (Dir.). La planification de l’enseignement. Deux approches, deux visions ? (pp. 111-145) Québec : Université de Sherbrooke, éditions du CRP. (p.112).

305.

Searle, J.R. (1985.b.). Déjà cité. (p.174).

306.

Searle, J.R. (1985.b.). Déjà cité. (p.174).

307.

Fleck, L. (1934). Déjà cité.