I.2. L’activité réflexive de l’enseignant.

L’écriture relève d’un travail sur soi à la faveur duquel on se réalise à travers ses intentions de dire et d’écrire. C’est un « processus d’autorisation grâce auquel, de façon malgré toute distincte, je deviens auteur de moi autant que de ce que je produis »308. La réflexivité dans l’acte d’écriture est une sorte de miroir que nous tend le langage ; la trace écrite pointe alors l’essentiel de l’action d’enseignement à venir.

En tant que moyen de planifier et de transposer, le travail d’écriture est une activité didactique à part entière par quoi l’enseignant ne se contente pas d’appliquer ni de se remémorer ce qu’il doit faire ; il écrit aussi pour mettre à distance son enseignement. L’écrit a alors une fonction dialogique : il fait écho à un langage intérieur et devient un discours professionnel avec soi-même. Pour Jean-Jacques Latouille l’écriture « est aussi la trace d’une pensée existante et celle d’une pensée en construction »309. Les traces écrites de planification forment une pensée professionnelle qui se forme au quotidien dans la succession des planifications, interventions et bilans. L’enseignant est à la fois acteur et spectateur de sa pratique.

Cette tâche professionnelle force l’enseignant à conceptualiser310 son contexte d’enseignement, ses élèves, l’activité qu’il souhaite enseigner. Incontestablement « le langage écrit est plus volontaire que le langage oral »311 ; il est aussi plus conscient en favorisant la reprise de ses écrits. L’écrit est ainsi le moment, y compris le plus court, du retour sur l’intervention telle qu’elle est signifiée par des énoncés bilans. C’est le moment de faire la synthèse d’hypothèses d’enseignement et le plus souvent à partir de ses traces écrites et de ses bilans précédents, ainsi que de formuler de nouvelles hypothèses d’intervention. Pour François Victor Tochon, le processus de planification développerait la capacité d’abstraction réfléchissante en prenant les écrits pour des  modèles comme sources d’une réflexion de la pensée didactique sur elle-même c'est-à-dire comme « pensée-en-action »312. C’est ce que les enseignants nomment parfois comme se "voyant en train d’enseigner".

Dans le cadre de pratiques réflexives sur son enseignement, Marc Durand propose que l’enseignant puisse tirer parti de son expérience par « volonté de dépassement et auto-analyse libre »313. L’écrit de planification en est certainement un moyen essentiel car il prend à partie la réflexion et pose la question de la liberté même de l’enseignement. C’est une démarche où l’enseignent se dit et écrit son enseignement à venir ; l’écrit permet une remise en cause au présent de cet engagement à faire, il favorise ainsi la maîtrise d’un savoir-faire et savoir professionnel.

Philippe Perrenoud pense qu’on a tort de limiter l’analyse de ses pratiques d’enseignement à des expériences de terrain. Pour lui, l’écrit de planification fait partie du travail solitaire « en coulisses »314 ; il n’hésite pas à considérer que ce travail relève d’une « ergonomie didactique »315. La trace écrite devrait là encore faciliter ce travail.

Dans son activité planificatrice, l’enseignant prend en compte tous les aspects du contexte d’enseignement qui font sens pour lui. Il s’engage dans l’action didactique à partir de signifiants qui font signe à son intention et l’écriture devient l’instrument de sa pensée.

L’écrit est vite perçu dans la quotidienneté professionnelle comme plus objectif que des interactions verbales au coin d’un gymnase. Il prend immédiatement plus de responsabilité ; la parole semble libre, l’écrit plus contraint. L’écrit de planification fait fonction de mémoire, conservant la pensée en faisant foi d’une vérité parce qu’il s’autorise de lui-même par sa constance. L’écrit de planification devient la pièce à conviction d’un débat didactique tout en sédimentant une culture professionnelle.

L’enseignante d’expérience n°23 tient un vrai discours didactique dans sa leçon 1, situation d’apprentissage 3.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L1 S3 : « Jouer à 2 c 1 ». Un croquis représente un terrain de HB coupé en quatre secteurs ABCD. « Pas de gardien, garder la zone » « Jouer 2 c 1 si interception l’équipe devient attaquante. Les élèves sont placés en binôme 6/ ¼ de terrain » « → marquer en = touchant quoi ? – occuper l’espace pour gêner le défenseur – lancer /attaque » Le bilan fait apparaître la solution du marquer en touchant quoi, il s’agit d’un croquis qui montre qu’il faut mettre un ballon dans un chariot et toucher des plots dans le but, le bilan dit « OK les différents référents cibles sont bien utilisés » Bilan générale de la leçon « Ils comprennent l’activité HB sur Gd terrain et veulent la cible + le gardien → à négocier » Dans la case « indicateurs/C. Réussite. C. Réalisation » l’enseignante se pose la question : « marquer en = touchant quoi ? » La planification pose le problème, l’enseignante ne connaît peut-être pas tout à fait les conditions matérielles de son lieu de travail. Elle laisse la question en suspens et pense pouvoir trouver la solution sur le terrain. Cette incertitude est remarquable car, dans la case bilan, elle expose la solution qu’elle a employée sur le terrain et se réconforte en écrivant : « OK les différents référents cibles sont bien utilisés ». Cela peut paraître quelconque, mais nous comprenons que l’activité d’écriture est une activité réflexive et professionnelle et pas simplement une transposition didactique et une planification bien académique . Nous constatons là un fait d’expérience professionnel où l’enseignante évalue la solution qu’elle a trouvée dans l’interaction, après s’être posé le problème dans sa phase de planification.
Le bilan général pose un autre problème : il semble que cette transposition didactique de l’activité entre en contradiction avec les représentations ou les connaissances que les élèves ont de l’activité. Le système de marque est certainement intéressant, mais les conditions de marques proposées par l’enseignante n’intéressent pas les élèves qui réclament un gardien (elle l’écrit). Les situations d’apprentissage ont des visés précises ; nous avons ici « coopérer pour marquer », ce qui pose le problème de la connaissance déjà possédée par les élèves. La marque en handball se fait sur une cible protégée par un gardien. Pour faire acquérir un savoir particulier, le travail de transposition didactique doit s’inscrire dans la connaissance d’un savoir général qu’ont déjà les élèves. Si l’effet transposition didactique doit conserver un degré de cohérence avec la logique culturelle de l’activité de référence en éducation physique, il doit prendre en compte la logique culturellequ’ont les élèves de cette activité. L’activité réflexive consiste à prendre en considération un ensemble de conditions de possibilité, dont les réactions des élèves.

Dans la leçon 2 (situation d’apprentissage 2) cette même enseignante écrit sur le côté du cadre de planification : « J’ai placé des cerceaux pour identifier les cibles, etc. » Ainsi revient-elle sur sa planification et corrige-t-elle ses propositions de départ ; elle veut accorder la logique du jeu avec les logiques motrices de ses élèves. Le bilan prend une autre dimension : il ne porte pas simplement sur les comportements des élèves ou sur le niveau d’acquisition du savoir atteint ni sur les scores et l’enregistrement des tests (ce qu’elle fait) ; il porte aussi sur les stratégies didactiques que l’enseignante met en place et sur les micros transpositions didactiques faites dans l’action. Dans sa case bilan, elle complète ce travail en constatant la difficulté de sa situation d’apprentissage : certains élèves n’atteignent pas la zone de tir. Dans la situation suivante, elle écrit beaucoup en dehors du cadre préétabli de sa planification. Ces rajouts hors cadre montrent qu’elle a d’autres tâches, comme de prévoir le retour au calme, les étirements et de distribuer les feuillets ; elle s’attend à avoir des questions de la part des élèves. L’écrit de planification devient le lieu d’une controverse qui interroge l’identité professionnelle de son auteur.

Le sens de son action d’enseignement est tout entier dans le projet que l’enseignante est en train d’écrire. Ce projet va lui permettre d’évaluer ses actions d’enseignement. Elle va relier les actions de sa planification (de sa prédiction, donc futures) à la mémoire des conséquences de ses actions professionnelles passées ; autrement dit, elle procède par ces schèmes qu’Alain Berthoz (2003) définit comme de simples relations mémorisées. Les traces écrites peuvent en effet être analysées comme le résultat de schèmes professionnels.

L’écrit de planification est un témoignage de première main, et professionnalisant. Il prend la forme d’un libre propos sur l’enseignement de l’éducation physique et sportive. Nous découvrons par la suite la limite de cette activité réflexive.

Cette enseignante critique les situations qui réduisent selon elle la richesse globale du jeu et qui négligent le plaisir ; elle écrit : « OK le jeu est possible sur ½ terrain mais il faudra jouer sur gd terrain, aussi notion de plaisir ». Malgré cela, elle se résout à proposer des situations d’apprentissage classiques. Pour apprendre, il semble qu’il soit nécessaire de passer par des situations moins attrayantes et scolaires. L’activité réflexive de l’enseignante se doit à une mise en forme didactique ascétique.

Soit l’étude du bilan de la leçon 3 de l’enseignant d’expérience n°22.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
« Synthèse –Retour au calme- Bilan : Motricité et adaptations : Les contraintes nécessitent de faire des changts d’orientation tactique pour aller là où n’est pas l’adversaire → La notion de densité de défenseurs est comprise mais pas appliquée ‘sur le terrain’ Certains élèves touchent encore très peu la balle et en final ‘accompagnent’ leur équipe sans intervenir » Comportement : Moins d’exclus – (Contacts, contestations). La pénalisation de l’équipe est efficace. » L’enseignant constate que ses contraintes ne sont pas suffisantes pour obtenir des choix tactiques pertinents (densité des défenseurs, attaquer la cible la moins protégée, etc.). L’attrait de la cible (et la possibilité de marquer) prend le pas sur la prise en considération des rapports de forces chez les élèves.
L’enseignant s’interroge sur les effets de ses contraintes, il en pèse le pour et le contre. Il constate que certains élèves ne sont pas ou peu impliqués dans les réalisations d’actions. La planification et la transposition didactique ne sont jamais définitives, et les propositions que se fait l’enseignant sont interrogées dans son bilan. On a ici la démonstration que l’écrit de planification est le moment d’une activité réflexive sur son enseignement. L’activité planificatrice est une aide à la décision didactique . L’écrit est un moyen de fixer sa réflexion et depouvoir yrevenir à tout instant. L’écrit montre qu’il n’y a pas de solutions définitives, puisque certains élèves de cet enseignant ne participent pas ou peu au jeu.

Cet écrit de planification montre l’adaptabilité de nos habitudes intelligentes qui ne prescrivent jamais un acte totalement déterminé. S’il fixe des intentions d’enseignement, il ne les rigidifie pas ; sa synthèse engage l’enseignant à relativiser ses propositions premières et à accepter une plus grande souplesse dans ses attentes, lequel ne s’enferme pas dans des habitudes et redéfinit sa manière d’agir en fonction de ses observations de terrain pour une nouvelle programmation.

Marguerite Altet affirme que la participation des élèves à l’enseignement repose sur la capacité de l’enseignant « au moment de sa préparation, d’avoir présent à l’esprit la réalité de la classe »316. Elle reconnaît ainsi très clairement que l’enseignant convoque par la pensée ses élèves pendant sa phase de planification.

Soit l’étude du bilan de l’enseignant d’expérience n°22, leçon 4.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
« Retour au calme – Bilan : Motricité et adaptation : La situation propose de résoudre 1 double contrainte. Aller vite vers les cibles et changer l’orientation du jeu pour se retrouver, seul, en dribbles, face aux plots- C’est la condition qui a été comprise par quelques bons élèves (2-3 / équipe).»
« Le bilan est cependant un peu décevant et je vais reprendre cette situation en 5 c 5 (au lieu de 6 c 6) pour dégager plus d’espaces et donc d’opportunités »
« Comportement = Tension ds les équipes entre les élèves qui réussissent et participent et d’autres qui restent « spectateur »- Plus de contestations et d’agressions physiques. Cours 5 → faire des équipes par niveaux. 2 fortes 2 faibles en vue d’une meilleure participation de tous et toutes ».
La double contrainte que remarque l’enseignant dans ses propositions est pour nous le prélude de la notion de fixation et de décalage dans le jeu de handball. Ce qui est important au niveau des écrits de planification, c’est que l’enseignant profite du bilan pour faire une analyse didactique de ses propositions en fonction des effets observés sur le terrain. Dans ce cas, la planification n’est pas simplement la prévision de ce qu’il y a à faire faire mais qu’elle est aussi l’instant où l’enseignant interroge son enseignement ; c’est une « autodidactie », c'est-à-dire qu’il agit comme un autodidacte pour résoudre les problèmes liés à son enseignement. L’écrit de planification est le moyen d’une "auto-formation". La souplesse d’une planification repose sur l’idée d’une évaluation formative permanente de l’enseignement.
Pour cet enseignant, l’évaluation de son enseignement prend en compte les choix didactiques et les effets pédagogiques (tension dans les équipes, contestations et agressions physiques). Le bilan est sans complaisance, il est honnête et soulève les limites des propositions de contenus d’enseignement venant simplement d’une transposition didactique de l’activité de référence. La construction didactique des situations s’oriente vers la participation de « tous et toutes ».

L’écrit de planification est bien aussi un discours réflexif que l’enseignant se tient à lui-même.

L’enseignant d’expérience n°22 se félicite de ses choix stratégiques et organisationnels. N’ayant pas la possibilité d’échanger sur ses succès et échecs, il fait son propre bilan. L’écrit de planification devient un espace de médiation où l’enseignant est à la fois en dedans et en dehors de son activité planificatrice ; ici, il fait une auto-évaluation de sacapacité à enseigner. L’écrit a un effet cathartique et en ce sens libérateur, posant les problèmes à résoudre et fixant la réflexion de l’enseignant tout en entretenant sa motivation à enseigner. Les traces écrites de planification deviennent le confident didactique et pédagogique de l’enseignant ; libératoire et nécessaire, l’écrit est vital pour lui.

L’enseignante débutante n° 16 (leçon 4, situation d’apprentissage 2) reprend les objectifs de ses leçons précédentes, mais il y a contradiction entre la planification de cette leçon et la façon dont elle avait procédé auparavant. La consigne « appeler le ballon » est contraire à ses "sous-objectifs" des situations d’apprentissage précédentes où il s’agissait pour le porteur du ballon de repérer le joueur démarqué. Ses propositions n’ont pas dû obtenir grand effet, et nous constatons qu’elle réduit progressivement ses objectifs et ses modes d’intervention qui étaient selon nous plus à destination d’élèves de lycée. Elle étoffe ses écrits de solutions et de moyens, oriente plus cette fois-ci les actions des élèves vers l’atteinte de l’objectif et utilise des énoncés moins techniques pour des élèves de collège.

Dans les écrits de planification, le bilan engage toute l’activité réflexive et les enseignants utilisent différentes stratégies pour inscrire leurs bilans. Nous en trouvons en fin de planification ou en fin de chaque situation d’apprentissage, quelquefois dans le corps même du texte planifié.

Considérons les écrits de l’enseignante débutante licence n°12 (leçon 3) : son bilan n’est pas condensé à la fin de sa planification, il est fait en surchargeant ses écrits de planification par des écrits de couleurs différentes. Le contenu des énoncés ainsi que leurs places dans les écrits permettent de comprendre qu’il s’agit d’un bilan a posteriori ; mais l’enseignant en procédant de cette façon rapproche sa réflexion du vécu.

Nous lisons encore : « Flottement, trop dur, respect plafond, sans contacts, sans lobes, contacts interdits, respect matériel, shoot dans ballon ». Ces simples mots lui donnent des indications pour améliorer son enseignement et lui donnent l’occasion de repenser ce qu’elle fait. L’écrit de planification devient un outil de perfectionnement.

On ne peut plus considérer l’écrit de planification comme une liste de choses à faire. C’est un journal pratique, au sens où il ouvre un champ d’analyse sur l’expression des savoirs pratiques. Par le passage à l’écriture, la réflexion professionnelle s’éprouve elle-même.

Notes
308.

Ardoino, J. (2002). Déjà cité. (p.8).

309.

Latouille, J.J. (2002). Entre l’individu et la société: la place de l’écriture. Revue Éduquer, 2, 9 -20. (p. 9).

310.

Ginzburg, C. (1980.a.). Déjà cité. (p.100). « La victoire de la culture écrite sur la culture orale a été, avant tout, une victoire de l’abstraction sur l’empirisme. ».

311.

Vygotski, L. (1997). Déjà cité. (p.341).

312.

Tochon, F.V. (1993.b.). . (p.167).

313.

Durand, M. (1999). À propos de l’enseignement en milieu scolaire. Revue EP.S.1, 94, 3-7. (p.6).

314.

Perrenoud, P. (2001). Déjà cité. (p.150).

315.

Perrenoud, P. (2001). Déjà cité. (p.150).

316.

Altet, M. (1998). Déjà cité. (p.123).