III - Objectifs et transposition.

Si l’on considère l’écrit de planification comme une action à part entière, alors il faut considérer cette action dans son tout dynamique c'est-à-dire telle qu’elle intègre à la fois émotions, savoirs privés de l’enseignant, perceptions et interprétations de son travail, ainsi que toutes les composantes qu’il mobilise pour produire des contenus d’enseignement. En nous attardant sur le cas de l’objectif planifié « échauffement », il devient plus facile de comprendre comment l’écrit de planification force le phénomène de transposition didactique.

Le plus souvent, les enseignants écrivent « échauffement » dans la colonne des objectifs lorsqu’ils proposent un cadre de planification. L’écrit « échauffement » est un titre didactique pour la planification et un "pont cognitif"pour agir sur le terrain. Cet énoncé indique que l’enseignant va procéder à l’échauffement du corps de l’élève pour le préparer à l’effort, il n’indique pas ce qu’il y a à faire ou à apprendre en termes d’objectifs d’acquisition. Comme c’est le cas pour l’enseignant expert handball n°4, les enseignants complètent parfois l’énoncé d’échauffement par l’annonce d’un jeu traditionnel. Passons alors à l’analyse des énoncés de la leçon 6 de sa situation d’apprentissage 1.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L6 S1 : « Echauffement jeu 20’» « Jeu : la queue du diable –sans ballon –avec ballon. 5 contre 5 sur ½ terrain » « 5 contre 5 sans ballon → rouges doivent attraper la queue (dossard) des bleus et vice versa le jeu est terminé qd tous les joueurs d’1 éq se sont fait attraper. (qd on a plus de queue on sort du jeu) » « -vitesse de réaction –prise de risque –prise d’information » « avec ballons (déplacements en dribble) – 1 ballon par équipe → assurer une circulation de la balle sans rupture dribble non autorisé » Mise en place d’un jeu enfantin pour faire apparaître des principes d’action recherchés par l’enseignant. Si l’objectif est d’échauffer le corps des joueurs, ce que laisse entendre le terme « échauffement », on remarque que les énoncés s’orientent vers des indicateurs qui sous-tendent perception et décision. L’enseignant écrit : « vitesse de réaction - prise de risque – prise d’information». Ces consignes d’objectifs visent le développement de capacités cognitives et informationnelles.
Les observables que pourrait planifier cet enseignant ne sont pas : « sudation des joueurs, plateau de travail cardiaque, mise en route progressive des articulations et de la musculature, mise en activitéprogressive, etc. »  On constate un glissement rapide de l’objectif moteur contenu implicitement dans « échauffement » à des objectifs psychologiques et informationnels. On quitte rapidement les préoccupations corporelles pour des préoccupations décisionnelles. Notre propos n’est pas de favoriser l’un ou l’autre, il est de comprendre que les problématiques motrices et corporelles sont rapidement oubliées au profit d’actes qui soustendent la pensée. On comprend les intentions de cet enseignant et l’idée de développer l’aspect réactif et perceptif des joueurs. On comprend moins que le terme échauffement soit vidé des effets préparatoires et préventifs visant le respect de l’intégrité physique des joueurs, même s’ils sont peu impliqués dans ce jeu.

Traditionnellement, l’objectif de l’échauffement est compris professionnellement comme la préparation physiologique du corps humain à l’effort. Ce changement de la signification de l’énoncé « échauffement » vaut pratiquement pour nos trois groupes d’enseignants. Toutefois, ce sont les experts handball qui proposent surtout des situations « ludomotrices »322 dans la période d’échauffement. Ces situations d’échauffement jouées respectent alors plus le sens ludique que l’application de règles sévères et donnent cours à la spontanéité de la découverte de fondamentaux que les règles didactiques ont inhibé par ailleurs. Ceci contredit l’idée acceptée par la profession que l’objectif de l’échauffement est essentiellement une préparation mesurée du corps à l’effort.

Chacune des traces écrites relevées ci-dessous comporte au moins une fois l’énoncé « échauffement ». Le plus souvent et surtout chez les enseignants du secondaire, les contenus planifiés de l’échauffement sont des gestes simples à réaliser ou du travail de passes, dribbles et courses diverses. Rares sont les enseignants qui précisent un objectif garantissant la préparation et le respect de l’intégrité physique des élèves. Par exemple, les enseignants(es) débutants(es) n°17, n°18, n°15, n°16 proposent un contenu à base de mouvements « montée de genoux, pas chassés, etc. » L’enseignant débutant n°19 et l’enseignante débutante n°17 proposent des actions techniques « travail du dribble » et « maîtrise des passes ». L’enseignant débutant n°11 écrit comme échauffement : « passe et suit », « passe et va ». L’enseignant débutant n°13, lui, écrit « échauffement traditionnel, course, miroir, poignet, cheville ». Seuls, les enseignants débutants n°20 et n°14 énoncent dans leur période d’échauffement : « phase cardio-pulmonaire » pour l’un et « mobilisation articulaire » pour l’autre. Il y a donc peu de prise en considération des bienfaits de l’échauffement sur le corps humain lors de cette phase planificatrice. Pour les enseignants débutants, la tendance se marque par une orientation vers les aspects techniques des "énoncés objectifs" d’échauffement.

Pour les enseignants d’expérience, la démarche est sensiblement identique. Ainsi, l’enseignant d’expérience n°26 note : « echauff’ spécifique. 1 ballon par personne et échaff’ avec ballon sur plusieurs parcours ». L’enseignant d’expérience n°27 lui écrit : « 1 ballon pour 2, face à face, etc. » et rajoute des consignes sur les formes de passes. L’enseignant d’expérience n°30 écrit : « échauffement sans ballon », « échauffement avec ballon ». L’enseignant d’expérience n°28 note : « criss-cross ». L’enseignant d’expérience n°29 propose une progression de la course simple à un travail de passes et de tirs. L’enseignante n°24 planifie directement des situations d’apprentissage. L’enseignante d’expérience n°25 annonce des échauffements à base de passes et de déplacements avec différentes contraintes d’actions. L’enseignante d’expérience n°21 planifie en majorité des exercices techniques comme échauffement. L’enseignant d’expérience n°22 propose directement des formes jouées. L’enseignante d’expérience n°23 présente des exercices techniques de passes à 3.

La trace écrite laisse inéluctablement trace de l’acte ; la pratique d’écriture est une mobilisation de l’identité des enseignants. Maurice Tardif et Claude Lessard rappellent justement qu’une planification à moyen terme, comme le sont les traces écrites que nous étudions (ils considèrent que la planification à court terme est essentiellement mentale), identifie les décisions de ce que les enseignants « vont enseigner et comment ils vont l’enseigner »323. Pour développer une réflexion sur la thématique de la planification, ils envisagent la façon dont on planifie ainsi que les effets de ce travail préparatoire sur le terrain. Dans notre analyse des traces écrites, nous envisageons de même les conséquences des intentions d’enseignement et concevons que le travail transpositif implique autant des routines professionnelles comme planifier l’objectif « échauffement » que des savoirs issus d’un parcours personnel. Dès lors, la planification de contenus techniques dans la période d’échauffement semble faire partie d’une communauté de pratiques pour les enseignants du secondaire. Selon des propositions variées de tous les enseignants, on a l’impression que l’on passe de la dominante d’objectifs d’échauffement concernant la musculature et les articulations à des objectifs d’échauffement de la matière grise où la perception et l’activité décisionnelle prennent plus d’importance.

Notes
322.

Parlebas, P. (1999). Déjà cité. (p.225).

323.

Tardif, M., & Lessard, C. (1999). Le travail des enseignants au quotidien. Québec : Les presses de l’Université de Laval. (p.256).