IV - Planification et pensée de l’enseignant.

Pour Bruno Latour et Steve Woolgar326, « l’absence de tout support écrit » est « l’obstacle majeur à l’étude des processus de pensée » ; à plus forte raison est-ce valable pour l’écrit de planification, ce moyen "semi-confidentiel" qui contient une pensée professionnelle sous une forme émiettée. Il s’agit pour lors de comprendre quelles peuvent être les intentions de l’enseignant et comment il a pu penser son enseignement pendant la phase de planification. Car si l’écrit de planification lui donne à voir sa pratique, elle se donne à voir aussi au lecteur. Le sens de l’action planificatrice doit être contenu tout entier dans son projet d’enseignement.

Pour Jean-Marie Barbier & Olga Galatanu327, le discours peut être traité comme un « faire » et analysé comme une action. De même, nous pouvons dire que la forme du discours qui tient des écrits de planification inscrit l’enseignant en action d’enseignement.

Selon John R. Searle328, il y aurait une théorie implicite dans l’action et donc dans le faire puisqu’il fait partie du même phénomène. L’enseignant planifie dans l’intention d’agir et son action d’écriture est ordonnée à cette intention. Cependant, la trace écrite engage son auteur dans l’action d’enseignement en disant son intention professionnelle. Mais cette intention est prise dans un réseau foisonnant d’autres intentions qui ne sont pas forcément conscientes329. Il y a une dimension privée de l’écrit professionnel.

Soit l’étude des intentions professionnelles des enseignants à partir d’une analyse des traces écrites de l’enseignant expert handball n°4 (leçon 7, situation d’apprentissage 2).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L7 S2 : « Jeu sur espace réduit. Jeu du pivot –tir 6m –bloc sur ailier, sur arrière. Jeu des ailiers – appuis tournés vers le but – prendre sa balle en mvt. Jeu des arrières prise d’intervalle (sur placement du pivot) jeu en mvt » « jeu sur 1/3 de zone. 3 att. → 2 déf » « 3 att (1 ailier, 1 arrière, 1 pv) contre 2 déf. Pour les arrières d’atta –prendre la balle en avançant –aller fixer dans l’intervalle (à côté du pivot) pour les ailiers, écarter le jeu à l’aile. Fixer ext – int. Pour le pivot » « -prise d’infos sur la position du pivot pour aller fixer dans l’intervalle libre. – avoir l’intention d’aller au tir à chq fois qu’on à la balle. Garder une distance de combat où on peut ressortir une balle correctement » « 2, 3 contre 3 (+1 DC d’att passeur) élargir l’espace ». Nous présentons d’abord le sens premier que nous retenons de l’énoncé, ensuite la traduction en clair de l’énoncé.
Voici la modélisation et l’interprétation des intentions professionnelles de cet enseignant à partir de ses énoncés ci-contre, nous soulignons celles-ci :
Intervenir sur un paramètre didactique : réduire l’espace de jeu.
Annoncer le thème du savoir : jeu du pivot
Décliner les composants du savoir : tir 6 m, bloc sur ailier, etc.
Annoncer un autre thème du savoir : jeu des ailiers.
Décliner les composants du savoir : appuis tournés vers le but, etc
Annoncer un autre thème du savoir : jeu des arrières
Décliner les composants du savoir : prise d’intervalle, jeu en mouvement.
Précision sur le paramètre didactique : 1/3 de zone.
Organisation de la mise en scène : 2 défenseurs, 3 attaquants, etc.
Annoncer les actions à réaliser : pour les arrières, etc.
Donner un objectif concret à la réalisation des actions : aller au tir chaque fois, garder une distance de combat, etc.
Annoncer un autre thème du savoir : pour le pivot.
Décliner les composants du savoir : prise d’infos etc.
Prévoir un changement du rapport de force et organisation : de 2 contre 3 à 3 contre 3 (+ 1DC d’att passeur).
Intervenir sur un paramètre didactique : élargir l’espace.

Cet enseignant a intégré certains processus, et il écrit en se concentrant sur la cohérence de ses propositions. Cependant, il peut très bien aussi faire des choix didactiques précis, conscients et réfléchis, pas innocents. Cet exemple montre que l’activité de planification et de conception d’un enseignement mobilise des items cognitifs importants et nombreux, lesquels fondent la signification du savoir à apprendre. Son analyse est donc interminable.

Synthèse.

Les enseignants de nos trois groupes planifient en priorité les contenus d’enseignement, leurs méthodes et leurs techniques d’enseignement sont implicites à l’élaboration des contenus. La planification du contenu d’enseignement est aussi celle d’une technique d’enseignement, le fond et la forme ne sont pas dissociables.

La pensée des enseignants n’étant pas un discours explicatif ; il nous faut repérer les petits indices qui l’expriment d’une façon plus dissimulée. Nous avons souvent retenu l’exemple des enseignants du secondaire, chez lesquels la prise en considération des élèves est diffuse mais permanente. Nos critères d’analyse sont les suivants : la prise en compte du niveau des élèves par des contenus appropriés, la planification d’un langage adapté à la classe, les interrogations sur la difficulté des actions proposées, la gestion particulière des exercices en fonction de l’effectif de la classe, les procédures d’organisation et de rotation des élèves dans les tâches, les compositions des équipes, les attributions de tâches ou responsabilités, etc. Tous ces indicateurs deviennent pour nous des intentions d’arrière-plan qui déterminent la pensée didactique créatrice des situations d’apprentissage. La pensée de l’enseignant n’est pas extérieure à la phase de planification, elle est la planification de l’action d’enseignement. Les bilans des traces écrites montrent combien cette pensée est attachée à un groupe d’élèves ou à sa classe.

Le ralentissement et donc la réflexion qu’entraîne l’écrit donne à l’enseignant la possibilité de se relire c'est-à-dire de comparer sa pensée à elle-même. L’écrit provoque l’enseignant planificateur à penser et le force à révéler – à se dire – ses intentions d’enseignement. Une nouvelle approche de la leçon d’éducation physique et sportive passe par cette approche-là de l’écrit de planification.

Notre dernier chapitre tente de démontrer que les traces écrites de planification (en nombre suffisantes) permettent de lire la professionnalité de ces enseignants. La trace laisse l’empreinte du cheminement vers la façon d’enseigner et de faire apprendre. On saisit les micros indices comme autant d’informations à interpréter concernant une profession.

Notes
326.

Latour, B. et Woolgar, S. (1986). Déjà cité. (p.169).

327.

Barbier, J.M. & Galatanu, O. (2000). Déjà cité. (p.25).

328.

Searle, J.R. (1985.a.). Du cerveau au savoir. Paris : Hermann.

329.

Searle, J.R. (1985.b.). Déjà cité. (p.172-173) : « On pourrait dire que son intention "fait référence" à ces autres états Intentionnels, dans la mesure où elle ne peut avoir les conditions de satisfaction qu’elle a, et ne peut, par conséquent, être l’intention qu’elle est, que parce qu’elle est située dans un Réseau incluant d’autres croyances et d’autres désirs ». On lit de plus : « La plus grande partie du Réseau, est immergée dans l’inconscient ».