A) Penser un milieu complexe.

En éducation physique et sportive, l’expertise en milieu enseignant tient résultat d’une pratique professionnelle qui mobilise des savoirs originaux. Parce qu’ils fixent une pensée professionnelle en cours d’élaboration, les écrits de planification constituent un "pré-texte" et forment les prémisses d’un changement dans la façon d’enseigner.

Soit un premier exemple avec l’enseignant débutant PLC n°19 (leçon 3, situation 1).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S1 : Obj. Manipulation x passe. Sur ½ terrain avec 4 zones, passe à 10 (conservat) 1pt à chaque fois que l’on passe d’1 zone à l’autre (si retour, tjs consevat mais pas de pts). 1 éq os 1 éq sur terrain réglem (sinon le ballon passe à l’éq adv). Si pas passes aux filles = obligation d’alterner. Critères marque un max ? → après une 1ère séquence de 6/7’ → déplacements importts (soutien) → écarter → faire tourner → puis 2ème séquence. Evol : 1-2 interdits, dribble interdits, seulement un certain style de passe. L’énoncé de la situation est long, il est complété par un dessin qui montre un demi-terrain de handball coupé en quatre zones égales. Un numéro est indiqué pour chaque zone de 1 à 4. L’échauffement est fait d’une manière jouée : passe à dix avec des contraintes spatiales et des consignes précises. Il s’agit de faire passer alternativement le ballon d’une zone à l’autre pour l’équipe en possession du ballon. Les défenseurs sont chargés de récupérer ou de faire perdre le ballon aux attaquants. L’enseignant prévoit des alternatives : s’il n’y a pas de passes aux filles, alors il rajoutera l’obligation de faire « une passe fille, une passe garçon » ; il prévoit des effets  tels que « déplacements importants, soutien » et propose une évolution à sa situation en "surréglant" la situation déjà en place. De cette façon, l’enseignant prévoit ce qu’il y a à faire mais aussi les réactions possibles de ses élèves. La planification n’est plus alors une succession logique de tâches à faire, mais une palette de tâches possibles en fonction des interactions simulées artificiellement avec le milieu. L’organisation temporelle des tâches dépend seulement de la contrainte d’une écriture linéaire. Cependant, cette cascade de décisions montre l’activité de réflexion sur l’enseignement et sur les simulations d’interactions. Nous pouvons dire qu’il y a de l’adaptation et de l’évolution prévues . Certaines consignes sont conditionnelles tandis que d’autres sont actives.

Les enseignants de nos trois groupes réglementent la situation d’apprentissage par un jeu de règles, les règles planifiées interagissant pour délivrer les intentions éducatives et pour anticiper les problèmes pédagogiques. L’élève découvre immédiatement les finalités des contenus dans l’action grâce aux alternatives prévues par les enseignants ; du sens de l’action dépend son autonomie.

Pierre Parlebas évoque les influences réglementaires dans le cas du jeu sportif : les règles instaurent « un système de contraintes et de possibilités qui modèle les comportements des participants »337. Dans le cas étudié ci-dessus, l’enseignant procède de la même façon par ses consignes d’actions.

Soit l’exemple de l’enseignant débutant n°15 (leçon 2, situation d’apprentissage 7).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S7 : « équipe, passe à 10 (même pr match), 2 passes si c’est une fille (obligatoire). Interdiction de la remettre. » Nous comprenons que l’enseignant fait faire une passe à dix par équipes de 5 ou 4. Les équipes sont mixtes, nous avons la liste des équipes sur la feuille de préparation.
Il adapte le règlement pour les filles, une passe faite par une fille vaut deux passes sur le contrat de 10 à faire. Pour éviter aussi le jeu entre les deux mêmes joueurs d’une équipe (souvent entre deux garçons), il donne l’interdiction de remettre le ballon à celui qui vient de le passer. L’activité des joueurs sur le terrain sera ainsi plus importante (façon de concerner tout le monde) et l’enseignant gère par là même le problème "fille", car il y a de fortes chances qu’une fille puisse alors recevoir un ballon. Les règles d’interdiction et de bonification transposent l’activité traditionnelle de référence passe à dix d’une manière clairvoyante.

La planification relève d’un savoir-faire professionnel, alors même que la trace écrite paraît pauvre et dénuée de sens jusqu’à entraîner sa négligence ; or, elle recèle une pertinence professionnelle encore plus complexe que dans les deux exemples précédents.

Selon Madelon Saada-Robert et Kristine Balslev, la situation d’apprentissage construite et planifiée devient un « espace de significations »338 potentiel. De fait, les enseignants se préoccupent de provoquer des occasions d’établir des relations entre signes et événements, entre mouvements et jeu, entre actions et intentions,même si ces dernières sont parfois fortement suggérées par les règles didactiques. Mais l’espace de signification n’est-il pas le plus grand dans l’espace écrit ?

On ne transpose pas les savoirs experts d’une activité culturelle, on conçoit sur papier un contexte d’apprentissage comme délégation du savoir à apprendre.L’enseignant sait que les circonstances de l’action sont plus importantes dans sa façon de faire apprendre qu’un simple discours du savoir. Dans l’exemple ci-dessus, il fait le pari que sa situation d’apprentissage sera en phase avec les intérêts des filles et des garçons : c’est par le déploiement de l’événement qu’il compte faire apprendre.Ce type de situation médiatise le savoir à apprendre, lequel n’est ni transposé ni approprié directement mais tient en cet espace de significations que peuvent partager chacun des joueurs attaquants ou défenseurs.

Soit l’exemple de l’enseignant débutant n°15 (leçon 4, situation d’apprentissage 5).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S5 : Nous avons quatre croquis qui résument l’évolution de la situation.
« Celui qui tire va au but, pas de dribble, règle du marcher, évolution défenseur ». Sur les légendes des croquis nous avons les joueurs placés, plus gardien de but, indication de la ligne central et ligne de zone.
La situation est simple :
On a une progressivité du rapport de forces entre attaque et défense :
3 contre 0 ; 3 contre 1 ; 3 contre 2 ; 3 contre 3.
L’handicap au niveau des joueurs défenseurs est progressif. La forme de placement des joueurs sur le terrain implique une progressivité du rapport de forces. De plus, le dernier défenseur est placé pour jouer en poursuite; il contraint l’attaque en faisant office de pression temporelle dans le dos de l’attaque (ce défenseur crée aussi un rapport de force). Cela permet la réussite de la situation d’attaque en mouvement. Ainsi, pour que le savoir à apprendre prenne sens, l’enseignant handicape les actions des joueurs en affaiblissant une partie des variables qui risquent d’annuler l’effet recherché. Pour doser ensuitele rapport de forces et faire en sorte que la réciprocité attaque et défense soit entretenue, il va légèrement handicaper l’attaque en imposant « pas de dribble » et en posant la règle du « marcher ». Ces règles vont influencer les types de passes, ce qui va favoriser un jeu en mouvement ; c’est l’objectif de sa leçon.

L’enseignant intervient ainsi sur lesévénements en régulant le jeu, en favorisant certaines actions de façon à ce que l’attaque réussisse en utilisant les procédures qu’il veut voir acquises et comprises par les élèves. Il n’impose pas les actions ; il les favorise et les induit, mais ce sont toujours les élèves qui décident de l’action par des procédures de traitement correctif. Les actions entreprises préparent l’appropriation du sens de façon objective, elles dépendent d’interprétations rivales entre l’attaque et la défense.

Par un jeu subtil entre contraintes et interdictions/autorisations et par l’emploi de handicaps, l’enseignant instaure des règles explicites agissant comme intentions latentes sur les actions en direction du savoir. La règle est explicite ; le savoir à apprendre est implicite, il résulte d’un conflit heureux entre les règles planifiées par l’enseignant et l’activité décisionnelle des élèves. De la part des élèves, l’intention en action est beaucoup plus déterminée par ce réseau de significations que par une décision préalable mûrement réfléchie. La passe aux filles va alors prendre sens en vertu de la nécessité d’agir et de l’expérience d’action. Le tâtonnement moteur lors de la suspension de la pensée pour réaliser la passe va être la source d’un investissement conscient ; ce dernier va instituer une fonction intellectuelle en se dégageant du jeu des actions motrices. La passe réalisée dans ces conditions favorise l’aptitude au jugement de ce qu’il y a à savoir (tout le monde doit pouvoir jouer le ballon).

Ces observations n’expliquent pas les raisons profondes de l’enseignant ni ses stratégies didactiques. Ces quelques consignes et règles vont produire une foule d’événements impliquant le sens de leurs actions par les élèves ; elles peuvent leur permettre d’objectiver leurs intentions tactiques par rapport à la problématique posée par l’enseignant. Source du savoir, la signification dépend d’une synthèse de règles didactiques indépendantes entre elles. Cet arrière-plan didactique nous renvoie une fois de plus à la trace.

Notre enseignant ne planifie pratiquement pas de règles d’action prescriptives, il propose des règles qui délimitent l’action ; tout n’est pas entièrement réglementé, il reste un espace de liberté utile à la construction du savoir et à son expression. Les règles ne dictent pas les choix des élèves, elles ne font qu’énoncer les conditions à respecter pour choisir en direction du savoir ; elles maintiennent les élèves dans un niveau de vigilance élevé ; l’intrigue de la situation favorise la persévérance et hausse le niveau d’activité des élèves.

Selon François Rastier, l’appropriation de connaissances en pédagogie vient d’une « acceptation qui se réalise dans un cours d’action » ; « les exercices qui permettent cette appropriation n’appliquent pas la théorie, mais la contiennent pour ainsi dire "à l’état pratique" », « bref, savoir n’est alors rien d’autre qu’apprendre, au sein d’une pratique sociale »339. La situation d’apprentissage prépare le "terrain" à l’acquisition d’une culture.

Les savoirs à acquérir ne sont pas transposés, planifiés, écrits, énoncés ; ils sont contenus par le jeu de " règles didactiques" planifiées. L’enseignant transmet du sens par ses intentions qui sont impliquées par le système de la situation d’apprentissage. Les contraintes et les règles ne favorisent pas l’accumulation de connaissances, elles dynamisent la pensée engagée dans l’action ; elles agissent comme donation de sens dans un contexte d’apprentissage c'est-à-dire de transmission (et par là de témoignage). Les élèves devront autant avoir l’intention de comprendre pour agir qu’agir pour comprendre, et l’enseignant pourra alors d’autant mieux investir le sens que peuvent donner les élèves à leurs actions que sa situation d’apprentissage sera pensée et orientée. Les énoncés décrivent des moments d’action prévus méthodologiquement c'est-à-dire liés les uns aux autres. Penser un milieu complexe, c’est également penser la situation d’apprentissage comme un complexe, et notamment de règles, dont l’écrit est une représentation. L’écrit de planification expose les connaissances de jonction entre théories et pratiques.

Notes
337.

Parlebas, P. (1986). Eléments de sociologie du sport. Paris, PUF. (p.97).

338.

Saada-Robert, M., & Balslev, K. (2004). Une microgenèse située des significations et des savoirs. In C. Moro, & R. Rickenmann, Situation éducative et significations (pp.135-163). Bruxelles : Éditions De Boeck Université. (p.135).

339.

Rastier, F. (2000). Déjà cité. (p.23).