I.2. La pauvreté de l’activité planificatrice.

Le discours de l’enseignant est parfois succinct. Écrire revient alors à cataloguer une suite d’actions à faire. À partir d’énoncés et de croquis, il est toujours possible de comprendre ce que l’enseignant souhaite faire sur le terrain. Mais ce genre d’écrit de planification perd en partie sa capacité à développer une activité de réflexion ; même organisé, il se réduit à une liste chronologique qui remémore quelques étapes à respecter sur le terrain.

Nous profitons des écrits de l’enseignant débutant n° 18 (leçon 4, situation d’apprentissage, 4, 5, 6 et leçon 5 situation d’apprentissage 1) pour montrer la rationalité de l’écrit mais aussi les limites didactiques qu’il suppose.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L4 S4 : « Objectif 7’. Marquer le but. Les joueurs doivent prendre impulsion au cône et retomber sur les cotés du tapis » Un croquis représente un gardien dans le but, deux tapis proche des 6 m dans la zone. Deux colonnes de tireurs à gauche et à droite. L’intervention de l’enseignant se fait ici par un traitement spatial de la situation ; les contraintes vont venir des tapis posés au sol. Peu d’énoncés planifient la situation d’apprentissage, c’est le dessin de la situation qui explique son aménagement.
Cette planification donne les indications suivantes :
Temps de travail et objectif : « 7’ marquer le but ».
Contrainte : « Les joueurs doivent prendre, etc. ».
Organisation  : le dessin.
Le minimum est apparemment d’exposer une situation : l’objectif et la contrainte complétée par un dessin de l’organisation . L’objectif fixe le sens, il représente ici la fin des actions attendues : c’est l’effet d’attirance. La contrainte d’action à réaliser correspond à un effet d’entreprise ; le dessin correspond à l’effet de gestion.

Plusieurs enseignants planifient seulement : « montée offensive », « attaque d’une défense étagée ». Dans ce cas, les actions à réaliser deviennent aussi les objectifs de la situation d’apprentissage. Cette réduction extrême des écrits de planification ne permet plus d’autres interprétations et ce type d’énoncés confond les actions à faire avec les procédures requises pour réaliser les actions ; l’enseignant transpose seulement un concept descriptif – « la montée offensive » – sans écrire comment il va procéder. L’activité planificatrice est pauvre en contenus, elle est aussi pauvre que l’écrit dont elle se détache.

Dans le cas ci-dessus, la finalité de l’action – « marquer le but » – et la contrainte d’exécution suffisent pour produire du savoir : « désaxer son tir, orienter sa prise d’élan, manœuvrer le gardien, retarder le tir, etc.» La connaissance dépend du sens donné par l’objectif et par la contrainte d’exécution. L’enseignant ne transpose plus un système didactique, il planifie un objectif de réalisation (marquer) et une contrainte d’exécution (prendre impulsion vers un cône).

Pour ce même enseignant, nous avons :

L4 S5 : « tir en suspension à 9 m. 7’. Tirer au but au dessus d’un tapis Sarneige tenu par des élèves » Est planifié un seul objectif de réalisation et une contrainte d’exécution. L’enseignant pourrait planifier cela en un seul énoncé, c’est à dire sans mettre de ponctuation, et écrire : « tir en suspension à 9m par-dessus un tapis tenu par des élèves ». Dans ce cas la contrainte est incluse dans l’objectif. L’écrit de planification se résume à une simple description et non à l’explication des effets attendus ou des raisons des propositions d’actions à faire. Notons que l’énoncé « tenu par les élèves » peut être pris comme énoncé d’organisation.
L4 S6 : « Match où un but à 9m compte double » Cas-type d’une leçon que l’on termine par la mise en situation réelle de ce qui a été appris d’une façon décontextualisée juste avant. L’enseignant insiste en valorisant le tir en suspension à 9m. L’écrit indique un contexte général et une action particulière à valoriser en relation avec un des objectifs de la leçon.
L5 S1 : « 1 Échauffement général. 10’ » L’énoncé est vague et laisse dans l’indétermination. On ne peut pas le rattacher à un autre énoncé d’échauffement du cycle.

De fait, il y a appauvrissement des données écrites de sorte que l’écrit ne remplit plus sa fonction réfléchissante et ne saisit plus un savoir professionnel.

L’enseignant débutant n°13 mobilise essentiellement deux "macro-unités" didactiques et deux unités didactiques pour construire ses situations d’apprentissage. Ses écrits définissent : son espace de travail, les types de relations, les contraintes d’action en autorisant quelques choix et alternatives. Nous retenons l’absence d’un objectif pour la leçon et celle d’indicateurs sur le but des situations, le manque de critères sur les exigences de la tâche, des tâches non adaptées au niveau des enfants. Il nous donne d’ailleurs un indice important dans le bilan de sa troisième leçon ; il écrit en rouge sur sa feuille de planification : « en effet, j’ai été surpris par le niveau de cette classe dans une activité qu’ils n’avaient jamais pratiquée (sauf certains) ». L’écart entre ce qu’il propose et ce qui aurait du être proposé à des élèves débutants est flagrant puisqu’il s’attendait à un niveau faible alors que l’essentiel de ses propositions conviendrait à des élèves de lycée. Lorsque l’on comprend ses intentions d’enseignement, nous remarquons qu’il s’attache à proposer des formes d’organisation qui obligent les élèves à stationner sur un lieu. De plus, l’emploi de situations disparates à tendance techniciste pure confirme le dépouillement de ses propositions. On peut en déduire que cette forme de planification là exclut toute légitimité de l’écrit.

Soit l’exemple de l’enseignant débutant n°19 (leçon 3, situation d’apprentissage 2).

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3.S2. « Obj : Déplacement avec ballon et tir. Départ du milieu du terrain par 2. passe et va en passant dans le dos. Tir intelligent. → faire voir l’intérêt du tir en appui pr précision. » Il complète sa situation par un petit dessin qui symbolise un une deux, un décalage à faire et une passe au tireur. Trajets joueurs et ballons sont indiqués. L’objectif est purement et clairement technique. On ne voit pas de traces d’objectifs sociologique, philosophique, humaniste, physiologique, ou en rapport avec la santé des élèves. L’aspect culturel de l’activité surpasse les aspects de santé ou de citoyenneté. L’enseignant tente ici d’accorder la dimension technique aux capacités des élèves. Le savoir à acquérir est lié à la connaissance et à la logique de l’activité : « faire voir l’intérêt du tir en appui.. ». Le sens culturel l’emporte sur la connaissance éducative, le moyen sur l’objectif éducatif.

Ce sont effectivement les situations d’apprentissage techniques (les plus épurées) qui proposent le plus de savoir-faire décontextualisés.

L’enseignante débutante licence n°12 (leçon 2, situation d’apprentissage 1) passe rapidement d’objectifs didactiques et pédagogique à des objectifs techniques.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L2 S1 : « Appel (présents) Présenter brièvemt séance. Echauffemt co + ind. » « Objectifs : Continuité échauffemt. Prise contact av engin. Maîtrise passes”. « Situations : Un petit croquis représente un terrain de HB avec des croix qui représente des joueurs éparpillés. » « consignes variables : c= trottiner en échangeant le ballon/2 s,tt le terrain rappel s :technique de passes » « Au coup de sifflet : 1 arrêt 2=flexion extension (1x) 3= revenir s’asseoir. V= 1= échanger le ballon ? 2= lancer le ballon haut puis le rattraper (1xchacun) » « Durée 5’ 5’ » « Matériel : 13 ballons 1 sifflet ». Pour l’analyse de cette situation d’apprentissage, nous utilisons les différentes rubriques proposées par l’enseignante.
Les objectifs :
Situation N°1 :
1 objectif didactique : « continuité échauffement ».
1 objectif pédagogique : « prise de contact avec engin ».
1 objectif technique : « maîtrise passes ».
Situation N°2 :
1 objectif technique : « conservation du ballon ».
1 objectif technique : « progression vers la cible ».
Situation N°3 :
1 Objectif technique : « travail collectif, jeu orienté ».
1 Objectif technique : « utilisation espace, passes ».
Ce qu’il y à faire, donc à apprendre, est largement technique. Le travail de passes et de flexion extension ainsi que le fait de revenir s’asseoir pourrait être l’occasion de soulever le problème d’une musculation des membres inférieurs, d’une coordination visuelle et motrice, etc. Nous constatons une fois encore que la compétence technique prime sur les effets moteurs sur le corps des élèves. De même, des objectifs plus axiologiques relevant de valeurs ou de savoir-faire sociaux n’apparaissent pas.

Ces traces écrites de planification sont presque essentiellement ordonnées à l’acquisition des compétences techniques, et l’éducation physique d’apparaître purement technicienne. Mais aussi, la plupart des bilans des enseignants du secondaire sont des appréciations d’ordre technique sur le niveau acquis ou pas, sur les améliorations àapporter pour atteindre un objectif technique.

L’enseignante débutante n° 16 (leçon 5, situation d’apprentissage 2) propose un jeu relevant de la conception « recherche d’universaux ». En voulant à tout prix conserver une symétrie dans la composition des effectifs équipes, elle condamne sa situation d’apprentissage à une fin très rapide. La règle du « touché » pour l’équipe attaquante est trop évidente : l’autre équipe sera éliminée très rapidement. En voulant ainsi respecter un schéma institutionnalisé pour la composition des équipes et en ne voulant pas déranger son organisation d’équipes de classe, elle voue sa situation d’apprentissage à l’échec. De manière générale, sa planification se résume à une addition de situations sans réelle cohérence entre elles ; il y a de fortes ruptures dans la logique des propositions pour chacune des leçons. Ces situations sont le plus souvent empruntées à une littérature didactique sur le handball concernant des niveaux de classes supérieurs plutôt qu’à des savoirs originaux valant pour une classe de sixième.

L’enseignant débutant n°18 met des situations d’observation en milieu de leçon ; il alterne des situations d’apprentissage hétéroclites mais classiques avec des situations d’apprentissage composées de techniques isolées sans lien entre elles. S’en dégage une  absence de projet de cycle ou d’objectif de leçon ; il n’y a pas de choix fait suite à ses observations : les situations proposées ne correspondent pas au niveau de la classe. Cet enseignant comble son cycle d’enseignement comme il le peut ; il planifie sa leçon 1 (situation d’apprentissage 3) comme suit :

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétative
L1 S3 : « Situation 2 – 1 aller passe longue – 1 aller passe courte + tir dans cible but. » Le croquis précédent comporte des traits verts et rouges qui correspondent aux énoncés 1 aller etc. Cette situation impose au dribbleur/passeur une distance de passe, longue ou courte. L’enseignant intervient sur une seule variable, elle est spatiale. Le savoir-faire (faire une passe en mouvement) repose sur une obligation d’action et sur une variable. La variable spatiale aura également une conséquence temporelle : il faudra accélérer ou retarder la passe selon la distance entre les deux joueurs, car l’un d’eux doit contourner des plots et l’autre courir sur une ligne droite. La situation se termine par un tir au but sur cible. Pour nous, la volonté d’identifier un savoir clair aboutit à une radicalisation de la transposition didactique et à un appauvrissement du savoir enseigné.
L’enseignant impose une action très décontextualisée comme il impose un variable spatiale. Nous faisons l’hypothèse que, faute de disposer d’un savoir suffisant sur l’activité enseigné,  l’enseignant isole un savoir commun (la passe) et manipule une variable (spatiale) dans ces seules extrêmes (passes courtes ou longues).
La mise en forme du savoir-faire une passe dans un espace géométrique stable permet peut-être de montrer incontestablement un savoir dans son plus grand contraste, tout en gérant l’organisation du groupe classe.

L’analyse de sa situation d’apprentissage 1 (leçon 3) cherche à comprendre cette surenchère didactique.

Traces écrites Analyse compréhensive et interprétation
L3 S1 : « Objectif de séance : assurer la continuité du jeu offensif » « 1 : Echauffement général : cours, étirements…10’ » « 2 Echauffement spécifique : en courant : 10’ 1 : passes sans dribbles 2 : passes à rebonds 3 passes mains gauche 4 passes en suspension 5 tir sur cibles » Un croquis montre un terrain de handball coupé en quatre parties. Chaque partie correspond aux intentions ; la 5, les cibles sont dans le but. Cette situation est l’exemple type de l’atomisation du geste. La transposition didactique pour faire apprendre un savoir, ici savoir jouer au handball, impose la fragmentation d’une action pratique (la passe) qui est une composante du savoir jouer au handball. Ce savoir pratique – « savoir faire une passe » – est dissocié en actions élémentaires et suffisamment différentes pour constituer un "proto-savoir" c'est-à-dire un savoir rudimentaire. La possibilité de discrimination et d’établissement de différences constitue là le travail transpositif. Il n’y a pas d’analyse de l’intérêt, du sens de l’action ; le découpage descriptif l’emporte.
Grâce au dessin, on remarque que les 5 choix d’actions (ou d’intentions d’enseignement) reposent sur un découpage spatial du terrain. On peut émettre l’hypothèse que le découpage spatial du terrain et l’organisation possible de la classe en quatre parties impose les choix transpositifs (4 thématiques + 1). Si l’enseignant coupait encore un seul quart de son terrain en deux parties, il y aurait un déséquilibre organisationnel de la classe : risque d’une densité plus fort d’élèves sur un espace, etc. La gestion symétrique de l’espace de travail et l’équilibration des effectifs fixent le nombre de thématiques techniques à enseigner. L’enseignant est influencé dans ses choix techniques par l’effectif et l’espace de travail dont il dispose ; il dépend plus de ces conditions que d’une volonté de mettre en cohérence un nombre de contenus avec l’objectif qu’il a choisi. On remarque que son objectif propose la continuité du jeu, alors qu’il fragmente sa situation d’apprentissage en différentes techniques indépendantes et qu’il n’y a pas d’enchaînement d’actions.

Ainsi s’aperçoit-on qu’une forte rationalisation didactique peut aboutir à des dérives sur le choix et sur la construction des contenus d’apprentissage ainsi que sur les façons de faire apprendre dans le domaine de la motricité. Pour d’autres, l’isolement des énoncés est tel que la situation d’apprentissage ne fait plus sens.

Chez les experts handball, la plus grande connaissance de l’activité conduit à planifier des actions précises dont l’acquisition se fait sous forme de répétition. Nous remarquons que ce qu’il y a à apprendre est présenté comme une certitude.

L’étude de la situation d’apprentissage 3 (leçon 4) de l’enseignant expert n°4 montre ce que les savoirs proposés doivent à des stéréotypes d’actions. Si cela correspond à des logiques basiques de jeu, ces dernières peuvent facilement être infirmées par les événements de terrain. En effet, le jeu de la défense est justement de proposer des contradictions d’intentions invalidant une application stéréotypée. Il est peut-être plus intéressant de montrer l’instabilité d’un savoir plutôt que de faire croire à l’immuabilité de ce qui est enseigné. Si cet enseignant ne fait que des propositions programmées de fondamentaux, les joueurs ne vont plus chercher à ouvrir des espaces de liberté (qui sont aussi des espaces de réflexion) en fonction des possibilités offertes par le jeu ; ils vont obéir et reproduire. Dans cet enfermement didactique, on arrive à un « pas de danse synchronisé » entre attaquants et défenseurs ; chacun sait ce que l’autre va faire : un tempo presque ritualisé va se mettre en place. Lors d’un vrai match, la désobéissance est pourtant source de réussite. Ici, les joueurs vont perdre la possibilité de jouer sur des variables inconnues et n’oseront pas prendre des décisions adaptées face à des événements imprévus.

La plupart des situations d’apprentissage des enseignants experts handball imposent plus d’actions préétablies par les logiques du jeu que le font les enseignants du secondaire. Ils semblent oublier que la logique dépend toujours du jeu de l’opposant et de l’ensemble des placements des joueurs sur le terrain à un moment précis du jeu. Lire le jeu des opposants et décoder leurs actions n’est pas faire une lecture syllabique, c’est saisir avant tout la signification de l’acte de lecture. La perception du jeu est aussi une interprétation faite de propositions que l’apprenant peut faire en action. Pour le joueur, il s’agit de composer son jeu en repérant ce qui peut correspondre à des fondamentaux pris comme modèle souple indépendant, mais pas de répéter la synchronie d’actions apprises à l’entraînement comme modèle dépendant du jeu. Ces types d’actions programmées provoquent une paresse informationnelle chez l’apprenant qui diminue sa plasticité décisionnelle ; elles enferment le joueur ou l’élève dans une « didactique pré-tracée »358 qui, selon Pierre Parlebas, va brimer la créativité motrice des élèves.

Notes
358.

Parlebas, P. (1993). Didactique et pédagogie en EPS; enjeux et perspectives. In Actes du Colloque de Strasbourg 10-11 avril 1992. Technologie et didactique des Activités Physiques et Sportives (pp. 313-320). Clermont-Ferrand : Editions A.F.R.A.P.S. (p.316).