Conclusion

Les traces écrites de planification sont de précieuses mais fragiles empreintes, les restes documentaires d’une obstination professionnelle. Elles gardent mémoire d’une pensée professionnelle qui se forme au quotidien dans la succession des décisions, observations et réflexions. Ces menus éclats textuels sont pour nous les révélateurs d’un objet d’étude à sortir de la sphère [privée,] "semi-privée", pour en faire état public, dans un cadre éducatif à agrandir. C’est un travail de restauration que nous avons entrepris pour préserver ces vestiges d’un savoir enseignant. Il s’agissait d’en restituer la place et d’en restaurer le sens, façon de reconsidérer le tissu des significations qui constituent ces écrits professionnels. Ces écrits volontaires, non soumis à l’Institution et ne courant aucun risque de répression, deviennent un registre libre de pensées professionnelles jusqu’alors oubliées dans l’évolution disciplinaire. Leur analyse se résume à faire le chemin inverse du travail de l’enseignant par une amplification des données pour reconstituer la chaîne des médiations qui relie de leçon en leçon les va-et-vient constants entre l’action de terrain et les intentions préalables d’enseignement. Nous avons voulu déplier les multiples significations contenues dans ces écrits bien particuliers en multipliant les regards et en diversifiant les formes d’approches.

L’étude des traces écrites est une contribution à une réflexion sur la didactique de l’éducation physique et sportive. Francia Leutenegger365 se posait la question de ce que peut être en éducation physique et sportive l’étude de terrain telle qu’elle repose habituellement sur des traces enregistrées, l’enseignement de cette discipline ne laissant pas de traces au tableau noir du fait d’enseignement. Au lieu de clore d’une manière formaliste l’interprétation de ces écrits, notre étude considère que les traces écrites de planification représentent directement un fait professionnel et que l’interprétation de ce fait s’impose comme un geste d’ouverture.

L’analyse de contenu est une approche qui singularise ce travail silencieux de l’enseignant pour mieux connaître les procédures de planification et pour penser des situations d’apprentissage destinées à des apprenants. Elle donne la possibilité de changer la représentation de notre travail de planification et de transposition didactique dans le domaine de la motricité. Ce travail de construction [d’enseignement] est aussi pour l’enseignant un travail quotidien de reconstruction d’une expérience professionnelle d’autodidactie. Ainsi l’écriture permet-elle ce retour théorique profitable à l’enseignement ; écrire sa pratique professionnelle, c’est réinventer à chaque instant ses connaissances et son expérience et c’est prendre plaisir à raisonner son action professionnelle c'est-à-dire à apprendre.

Le modèle de la transposition didactique proposé par Yves Chevallard introduit le questionnement sur l’élaboration des savoirs mais reste trop centré sur la problématique du savoir savant. Comme le suggère Jean-François Halté, la « transposition didactique s’effectue au sein d’une conjoncture générale qui dépasse largement la conjoncture scientifique, et embrasse les problématiques diverses qui traversent le système éducatif »366. C’est une des raisons de cette réflexion critique concernant des énoncés tenus allant parfois chercher sous la surface des termes le contenu des propositions des enseignants. Les traces écrites sont de véritables pratiques constituantes de la structure qui conduit au raisonnement didactique.

Cette recherche sur les écrits de planification des enseignants d’éducation physique et sportive s’explique par le fait que les programmes officiels de la discipline ne rendent pas compte d’une façon détaillée « des savoirs à enseigner » et, surtout, qu’ils ne disent mot sur la façon de concevoir un enseignement. Les traces écrites qui relèvent de cette professionnalité sont quasiment absentes des discours officiels et il n’existe pas de manuel scolaire propre à l’enseignement de l’éducation physique et sportive qui puisse rendre compte de ces circonstances quotidiennes. D’un autre côté, nous trouvons dans les documents concernant les formations fédérales en handball les savoirs techniques à enseigner et des propositions sur la façon de les faire acquérir à une catégorie d’âge. Cependant, les traces écrites de planification de nos trois groupes d’enseignants mettent à jour une base de connaissances sur les conditions concrètes de l’exercice du métier d’enseignant, métier qui arrive difficilement à se dire.

En s’orientant de plus en plus sur l’analyse de l’enseignement in situ, les recherches en didactique ne produisent plus d’écrits concernant ce travail particulier de l’enseignant. Nous avons voulu démontrer que les traces écrites de planification sont un véritable discours de sujets sur leur travail et qu’il y a là moyen d’en comprendre une partie professionnelle. Notre étude en tentant de redéfinir les processus didactiques relatifs à la planification et à la transposition didactique de l’activité handball expose ce travail discret des enseignants à une nouvelle perception de l’enseignement en éducation physique et sportive. Les traces écrites transforment le savoir-faire impensé de ces enseignants en savoir professionnel, et notre travail consiste à rendre public ce métier privé.

Pour ramasser en quelques traits grossiers nos résultats en ce qui concerne les enseignants d’éducation physique et sportive, il apparaît que :

D’une façon plus générale, nous avons essayé de décrire, de comprendre et d’interpréter les phénomènes d’élaboration et de transmission de contenus d’enseignement en éducation physique et sportive par l’intermédiaire des traces écrites spontanées d’enseignants du secondaire et d’experts handball. Si, à la suite de notre analyse, de nouvelles perspectives sur l’enseignement d’une activité sportive apparaissent, nous en serons heureux.

Au terme de ce travail367, la question de la vérité368 de l’écrit et de son analyse se pose encore ; elle se pose davantage du point de vue des sciences humaines, tel que nous l’avons adopté loin des rigidités d’une exactitude pure et dure. En elle-même, la trace est une preuve tangible dans le sens où elle se suffit à elle-même – trace c'est-à-dire existence, indice – et qu’elle appelle compréhension et interprétation. Il n’y a pas de tiers reformulant la réalité perçue par ces enseignants ; ils écrivent leur rencontre avec le réel de l’enseignement comme vérité du sujet écrivant. Tenir un discours sur ce travail des enseignants n’est pas affaiblir la vérité c'est-à-dire la rendre relative. Les enseignants d’éducation physique et sportive débutants et d’expérience, les experts handball – les profs de sport – ne pouvaient rester dans un univers de signification sans que cela pâtisse à leur travail de planification et à la recherche sur la didactique de leur discipline, laquelle s’efforce de tenir le discours de la vérité. Cependant, la trace écrite demeure le tissu vivant d’une profession et apporte par elle-même l’argument du procès d’étude.

Les écrits de planification sont un diagnostic a priori dans la mesure où ils anticipent, forts d’une expérience passée. L’écriture procure une mise à distance nécessaire : l’enseignant fait le bilan écrit de sa leçon qui le place dans un système "d’auto-confrontation" entre planification et évaluation de la leçon. La préparation écrite est libératoire : elle permet de penser son enseignement et de penser en enseignant. La trace permet un questionnement inachevé et toujours possible des logiques d’enseignement à l’œuvre.

Dans une étude sur les traces écrites des paysans et en empruntant les chemins de l’ethnologie et de la sociologie, Nathalie Joly fait l’hypothèse « que l’écriture du travail prend place dans une forme historique de rapport au savoir »369 de sa profession. En éducation physique et sportive, l’écriture expose aussi le savoir à transmettre autant qu’elle implique l’historicité d’un savoir professionnel : l’enseignant existe en tant que sujet de l’écriture, il n’écrit pas de façon neutre, technique, automatique ; il s’autorise de lui-même à formaliser sa pensée professionnelle. L’écrit fait travailler, stimule la fonction didactique ; il évite l’ennui et la répétition. Les traces écrites sont un immense "garde-mémoire".

En éducation physique et sportive, les traces écrites de planification constituent un espace de médiation entre les savoirs experts (ceux des scientifiques, des chercheurs en sciences de l’éducation, des entraîneurs de haut niveau pour le handball) et l’action d’enseignement au quotidien. Notre analyse de contenu s’attache à définir la trace comme un passeur de sens dans cet espace de médiation, pas comme la permanence d’une mémoire vraie puisqu’elle est à chaque lecture et par reconstruction de sens un espace de médiation entre le présent et le passé.

Notes
365.

Leutenegger, F. (2004). Indices et signes cliniques: le point de vue du chercheur. In C. Moro, & R. Rickenmann, Situation éducative et significations (pp. 271-300). Bruxelles: Éditions De Boeck Université.

366.

Halté, J.F. (1992). Déjà cité. (p.57).

367.

Foucault, M., Veyne, P. & Whal, F. (1989). « Des travaux » in M. Foucault. Philosophie. Paris : Édition du Seuil. (p.7). « Travail : ce qui est susceptible d’introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d’une certaine peine pour l’auteur et le lecteur, et avec l’éventuelle récompense d’un certain plaisir, c'est-à-dire d’un accès à une autre figure de la vérité ».

368.

Tzvetan, T. (1981). Michaïl Bakthtine. Le principe dialogique suivi de : Écrits du cercle de Bakhtïne. Paris : Éditions du Seuil. (p.41). « Dans les sciences humaines, l’exactitude consiste à surmonter l’étrangeté d’autrui sans l’assimiler totalement à soi.. ».

369.

Joly, N. (1996). Ecriture du travail et savoirs paysans. In J. Beillerot, C. Blanchard-Laville, & N. Mosconi. Pour une clinique du rapport au savoir. Paris : L’Harmattan. (p.281).