Section 1. Les problèmes politiques : les conséquences du climat politique conflictuel

Au milieu du XXe siècle, la Turquie était encore une jeune république. Dès le passage au multipartisme en 1950 le gouvernement et les institutions étatiques ont connu pour la première fois la logique démocratique. Cependant, il n’était plus possible de parler de l’existence d’une culture démocratique bien comprise et appliquée jusqu’au milieu des années 1980, comme dans les démocraties occidentales.

Au début du multipartisme, le Parti Démocrate (Demokrat Parti - DP) qui a été fondé par quelques députés du gouvernement de l’époque en 1946, a pris le pouvoir entre les années 1950 et 1960. Pendant la première période du gouvernement (1950-1954), le Parti Démocrate a pu réaliser une série de changements en faveur de la démocratie. En soutenant le libéralisme politique et économique le gouvernement de l’époque a suivi une politique proche des occidentaux. Par exemple, la Turquie a fait partie de l’OTAN en 1952. Il y a eu un réel développement économique car le revenu annuel par habitant avait augmenté au minimum de cinquante pour cent.

Dans cette période, il y a également eu des changements relatifs à la vie sociale et religieuse ; par exemple l’autorisation de l’appel à la prière en langue arabe et des cours de religion dans les établissements scolaires. Selon Thierry Zarcone186, l’islam populaire acquiert ainsi une place nouvelle, sociale et politique, à travers plusieurs mouvements informels.

Au début le Parti Démocrate avait été fondé par la promesse de plus de liberté. Ce processus n’a pas duré longtemps. En effet, dès l’année 1954, il a pris le pouvoir pour la deuxième fois et a adopté des nouvelles lois sécuritaires et antidémocratiques en dépit des opposants comme des partis politiques, des universitaires ou des journalistes. Dès le troisième gouvernement du Parti Démocrate en 1957, les conflits politiques ont entraîné une vague de manifestations sévères des opposants, et des conflits dans les rues ont continué jusqu’au premier coup d’Etat militaire en 1960. Le Parti Démocrate a été interdit en 1961 et les libertés politiques ont été ajournées pendant plus d’une année.

On a compris par l’intervention militaire de mai 1960 que la Turquie n’a pas pu bien faire fonctionner son système démocratique, car depuis ces années-là, le système politique a été toujours utilisé par les groupes politiques opposants comme instrument principal de conflits idéologiques. En plus, les institutions étatiques ont été instrumentalisées par les groupes politiques et ce pour atteindre leurs objectifs. Chaque gouvernement a essayé de soutenir ses partisans favorables en mettant en place de nouvelles politiques favorisant ses politiques idéologiques.

Les partis de droite et de gauche ont été une deuxième fois les acteurs majeurs de la vie politique et des conflits idéologiques entre les deux coups d’Etat militaires de 1960 et 1971. Plusieurs partis politiques ont été fondés par ces deux groupes idéologiques dans une atmosphère de larges libertés offertes par la deuxième Constitution de la République de 1962. Les groupes de droite et de gauche ont considéré que plus de partis ou groupes signifiaient plus de liberté politique et sociale. Parmi eux, le Parti de la Justice (Adalet Partisi - AP) a été fondé en février 1961 comme l’héritier du Parti Démocrate. Ce dernier a d’abord fait partie de la coalition du gouvernement avec le Parti Républicain du Peuple (Cumhuriyet Halk Partisi - CHP) en 1962 et il a été au pouvoir en 1965.

Durant ces années-là, le pays est entré dans une phase d’urbanisation rapide et la population urbaine a augmenté de plus en plus. Le mouvement de gauche était en montée en puissance dans les rues tandis que la droite était au gouvernement. Du côté des partis de gauche, cette période demeurait profondément marquée par trois éléments : « le développement massif du mouvement ouvrier contre l’ensemble du patronat, contre l’extrême droite et même contre le contrôle étatique » 187 . Pour les partis de droite, le gouvernement devait prendre des mesures sévères contre les mouvements révolutionnaires centrés sur le mouvement ouvrier.

Dans cette perspective, les conflits idéologiques, les manifestations, les actions révolutionnaires ont augmenté de plus en plus et les militaires sont intervenus en 1971 afin de réguler le système politique. Les manifestations, les réunions et les publications idéologiques des mouvements de gauche et de droite furent interdites. Leurs responsables et leurs militants furent arrêtés. Une deuxième fois, le système démocratique n’a pas fonctionné selon le désir des groupes idéologiques.

Dans les années 1970 il n’y avait pas de cohérence dans la sphère politique. Chaque groupe et parti politique a tenté sa propre voie afin de résoudre les problèmes de la société. L’incohérence des institutions politiques a entraîné des difficultés et des conflits sévères causant l’échec et voire même la faillite des institutions étatiques. L’instabilité politique est devenue chronique jusqu’au début des années 1980. Plus de dix coalitions ont pris le rôle dans la direction des gouvernements successifs mais aucune d’entre elles n’a pris les mesures nécessaires.

Même si, en apparence, les acteurs politiques proposaient des programmes et des solutions politiques, en fait, selon l’analyse de Nilufer Gole188, les années 1970 signifiaient une période de violente lutte entre les organisations politiques de droite et de gauche. Selon Didier Billion, loin d’être un phénomène marginal, la violence politique des années 1970 s’est située au cœur même de la vie politique et de la transformation sociale turque.189

Les partis politiques ont facilement promis à leurs électeurs de prendre des mesures en dépit des autres groupes idéologiques. Alors que les partis de gauche parlaient de fonder un Etat socialiste en accusant les partis de droite d’être les serviteurs des intérêts américains, les partis de droite promettaient plus de démocratie en dénonçant les relations des gauchistes et des Russes. Quand aux extrémistes, les islamistes avertissaient la population contre le danger communiste en promettant de construire plus de mosquées et des établissements scolaires. Quant aux communistes, ils appelaient le peuple et l’armée pour la mission nationale de garder le système laïc de l’Etat contre le danger de la charia et radicalisme religieux. En fait, aucun parti n’avait raison et n’a jamais pu réaliser ses promesses auprès de leurs électeurs. Au final, ce qui était le reste de ces oppositions, c’était une culture de conflit sévère au cœur de la vie politique, qui a duré plusieurs années.

Le Parti de la Justice a joué un rôle important dans cette période, en faisant partie des coalitions des partis de droite, tels que le Parti du Salut National (Milli Selamet Partisi - MSP) et le Parti du Mouvement Nationaliste (Milliyetci Hareket Partisi – MHP). Mais l’acteur politique le plus important était le Parti du Salut National. Ce parti a été fondé en 1975, en plaçant l’instrument religieux au centre de son discours idéologique et en s’efforçant d’adapter l’Islam aux exigences nouvelles des évolutions sociales et politiques. Selon Didier Billion « le pluralisme politique a limité considérablement le champ d’influence et de rayonnement de l’idéologie religieuse » 190. Le champ politique turc a alors connu pour la première fois la participation d’un parti fondé sur le discours religieux, à la direction du gouvernement.

Dans cette période, il ne faut pas oublier la réalité de l’influence de la guerre froide sur les groupes politiques, car, alors que les Américains ont soutenu d’abord les partis de droite et après les islamistes contre le danger communiste, les Russes ont été les principaux appuis des partis de gauche et des communistes. La Turquie a été un carrefour des services de renseignement américains et russes.

Dans ce climat conflictuel, les problèmes politiques, économiques et sociaux de plus en plus lourds sur la société ont causé de graves problèmes. La sphère politique a toujours été la principale cible des organisations terroristes. Les révolutionnaires avaient pour but de réaliser la révolution pour un Etat socialiste tandis que les séparatistes visaient à fonder un Etat kurde indépendant. Quant aux religieux ont planifié de fonder un Etat islamique, « de haut en bas » 191 selon les termes de Gilles Kepel. Il a été préférable pour les religieux de tenter de changer le système de l’Etat par la coercition ou par une révolution islamique comme en Iran, au lieu de participer à la vie politique selon les règles de la démocratie.

Les politiques des années 1970 ont politisé les milieux idéologiques non seulement séparatistes et révolutionnaires mais également religieux. Notamment le succès du Parti du Salut National a accéléré la politisation des intellectuels islamistes 192 et des jeunes. Même si le coup d’Etat militaire de 1980 a empêché cette politisation pour une durée de trois ans, les discours idéologiques sont retournés à la scène politique par le retour des civils en 1983.

La référence idéologique à l’Islam dans le champ politique a connu un renouveau au lendemain du coup d’Etat militaire de 1980. En effet, les militaires ont repris une stratégie proche des Américains contre l’influence socialiste ou communiste. Selon Jean-François Pérouse, « les trois coups d’Etat, qui chaque fois ont mis fin à un gouvernement de la droite libérale, proche des milieux religieux » 193 mais en fait, le coup d’Etat militaire n’a pas été un rempart contre la montée en puissance de l’islam politique et des mouvements religieux. En plus la rupture politique et la répression a incité les milieux religieux à soutenir le mouvement radical.

Quant aux politiques, cette fois-ci un parti de centre droit, le Parti de la Mère Patrie (Anavatan Partisi - ANAP) a suivi une politique économique libérale, ouverte à l’occident mais soutenant actuellement les milieux religieux non violents. Un des quatre pôles sur lesquels le Parti de la Mère Patrie se situait, présentait un caractère plutôt religieux. Quelques membres de cabinet, incluant le Premier ministre de l’époque, Turgut Ozal, avaient de relations étroites avec quelques communautés religieuses ou confréries. Le partie ANAP est resté au pouvoir jusqu’au début des années 1990 et a soutenu longtemps les milieux religieux.

Dès le début des années 1990, le parti ANAP a perdu son pouvoir sur la scène politique et le Parti de la Juste Voie (Dogru Yol Partisi – DYP), qui a été fondé en 1983 comme l’héritier du Parti de la Justice, a pris le pouvoir et a suivi une politique parallèle à celle du parti ANAP, à l’égard des milieux religieux. Le DYP était conservateur et traditionaliste. Il attirait généralement un électorat plutôt rural et était proche des milieux religieux. Suleyman Demirel, le chef historique de la droite turque, et plusieurs députés avaient des rapports étroits avec des tarîqat et des communautés religieuses. Après l’élection de Suleyman Demirel comme président de la République en 1993, Tansu Ciller a dirigé le pays de 1993 à 1996 en tant que Premier Ministre. Sous la direction de Ciller, le DYP n’a pas changé sa stratégie à l’égard des milieux religieux et en plus, il a fait partie de la coalition du gouvernement Refah-Yol, avec le Parti de la Prospérité (Refah Partisi - RP), le parti islamiste de Necmettin Erbakan, le leader historique du courant islamiste.

Le Parti de la Prospérité a été créé en juillet 1983 en tant que parti soutenant une voie politique islamiste. Le RP a eu un grand succès dès les élections municipales en 1994, en prenant le contrôle des mairies des plus grandes villes, notamment Ankara et Istanbul. Les élections législatives de 1995 ont renforcé le succès du RP et il a formé une coalition gouvernementale avec le Parti de la Juste Voie. En fait, le RP s’opposait à l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne et promettait d’encourager des liens étroits avec les pays musulmans voisins et annuler tous les accords conclus avec Israël.

Cette coalition est tombée sous la pression des militaires en avril 1997. Le RP a été interdit en février 1998, car devenu un « foyer d’activités anti-laïques ». Son leader Erbakan et quelques fondateurs du Parti ont été déchus de leur statut parlementaire, interdits de participer à une activité politique pour une durée de cinq ans. Le Parti de la Vertu (Fazilet Partisi – FP) qui a été fondé en décembre 1997 afin de remplacer le RP, a aussi eu la même fin en 2001. Enfin, le Parti de la Félicité (Saadet Partisi - SP) a été fondé en 2001 par les traditionalistes du RP pour suivre le chemin d’Erbakan mais le SP n’a pas pu attirer l’électorat du RP dans les suffrages en 2002.

Selon Ferhat Kentel, le RP n’était pas seulement un parti islamique mais également était une synthèse d’une nouvelle identité sociale et communautaire à la jonction entre l’islamisme, le nationalisme et le populisme.194 Le mouvement politique du RP et de ses héritiers a mis en place le discours religieux dans la vie politique turque. Mais, les dirigeants de ce mouvement n’ont pas pu réaliser leurs promesses auprès de leurs électeurs. En plus, comme l’a dit Gilles Kepel, ils ont a entraîné « la laïcisation contrainte des islamistes » 195 .

Le dernier acteur de la scène politique était le Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkinma Partisi - AKP) qui a été créé en 2000 par les modernistes du RP et les conservateurs de centre droit. L’AKP s’est considéré comme le parti islamiste modéré mais ses responsables ont choisi d’être définis comme « conservateurs et musulmans démocrates ». Dès sa création, la popularité d’AKP a été croissante et cette formation a pris le pouvoir pendant ses premières élections législatives en 2002 en remportant deux tiers des sièges de l’Assemblée Nationale. Les élections municipales de 2004, les élections législatives de 2007 et l’élection du ministre des Affaires étrangères Abdullah Gul comme XIe Président de la République ont conforté la position de l’AKP.

Au début, le gouvernement de l’AKP a suscité beaucoup d’inquiétudes dans les milieux opposants qui le considéraient comme l’héritier du RP. Mais le parti AKP a choisi une politique conservatrice mais également plus démocratique. Par exemple, il a été le parti le plus favorable à l’adhésion de Turquie à l’Union Européenne et a fait plusieurs modifications relatives aux droits de l’homme et aux libertés individuelles afin d’assurer une conformité avec les normes européennes. Selon Stephen Kinzer, le gouvernement d’AKP « s’est engagé à démontrer que l’Islam et la démocratie pouvaient être compatibles » 196 .

Les politiques suivies par le gouvernement de l’AKP n’ont pas pu échapper aux critiques des milieux laïcs. Quelques problèmes politiques, notamment relatifs au port du foulard et au propos d’une nouvelle Constitution civile 197 ont entraîné de graves crises au sommet de l’Etat et dans les établissements scolaires, notamment aux universités. En plus, les milieux religieux politiques l’ont également critiqué d’avoir des bonnes relations avec Israël et les Etats européens.

En mars 2008, le procureur général de la Cour de cassation a introduit auprès de la Cour constitutionnelle une requête en interdiction du parti AKP. Ce dernier a été accusé d’activités anti-laïques, notamment de la récente libéralisation du foulard dans les universités. Le procureur général a demandé également une interdiction de toute activité politique durant cinq ans, pour les des dirigeants et plus de soixante membres du parti. Malgré les débats intensifs dans la vie politique et l’opinion publique, le procès a continué pendant siz mois et les votes de sept juges du Cour constitutionnel sur onze seraient suffisants pour fermer l’AKP. La Cour Constitutionnelle a refusé, le 30 juillet 2008, la demande d’interdiction de l’AKP.

Les organisations terroristes religieuses ont bien utilisé tous les problèmes que le champ politique turc a vus comme des arguments de propagande en formant leurs membres et en recrutant de nouveaux militants. Dans ces propagandes-là, elles ont accusé les gouvernements et les instituions étatiques sur trois dimensions. Selon eux : le système de droit turc ne fonctionnait pas selon la charia ; les gouvernements n’ont pas mis en place des politiques en faveur de la population turque musulmane ; les responsables politiques et leurs partis n’ont pas été capables de résoudre les problèmes de la société musulmane. Dans cette perspective, elles ont considéré le territoire turc comme dar-el harb, l’Etat turc comme impie, les hommes et les partis politiques comme des voleurs, le système de droit comme des textes de Satan préparés contre les musulmans.

A la lumière de leurs arguments, ces organisations terroristes ont présenté leurs chemins comme les seules et vraies solutions alternatives au système d’Etat et de gouvernement, dans la résolution des problèmes de la société turco musulmane. Elles ont fait la propagande de la charia auprès de leurs cibles visées, comme le meilleur système de droit pour améliorer tout système politico juridique.

Notes
186.

ZARCONE Thierry, La Turquie moderne et l’islam, Paris, Flammarion, 2004, p.65.

187.

YUCE Cihan, « Les mouvements de gauche dans les années 70 », p.108, in RIGONI Isabelle (coordination), Turquie : les mille visages, op.cit.

188.

GOLE Nilufer, « Towards en autonomisation of politics and civil society in Turkey », art.pp.213-222, in HEPER Metin et EVIN Ahmet (ed.), Politics in the third Turkish Republic, Boulder, Westview Press, 1994.

189.

BILLION Didier, La politique extérieure de la Turquie : une longue quête d’identité, op.cit., p.174.

190.

BILLION Didier, La politique extérieure de la Turqui : une longue quête d’identité, op.cit., p.186.

191.

KEPEL Gilles, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2004, 708p.

192.

CAKIR Rusen, Derin Hizbullah . Islamci siddetin gelecegi (Le Hezbollah profond. L’avenir de la violence islamiste), Istanbul, Metis yayinlari, 2001, p.30.

193.

PEROUSE Jean-François, La Turquie en marche. Les grandes mutations depuis 1980, Paris, Editions de la Martinière, 2004, p.187.

194.

KENTEL Ferhat, « L’Islam, carrefour des identités sociales et culturelles en Turquie : le cas du Parti de la Prospérité  », in CEMOTI, no : 19, Laïcité(s) en France et en Turquie, en ligne, mars 2004, www.cemoti.revues.org/document216html.

195.

KEPEL Gilles, Jihad : expansion et déclin de l’Islamisme, op.cit., p.334-350.

196.

KINZER Stephen, La Turquie : une étoile montante ?, Paris, Alvik Editions, 2003, p.13.

197.

Le Parti AKP a proposé à changer la Constitution juste après les élections législatives de 2007 où 47% des voix ont été votées pour l’AKP, permettant à obtenir plus de 340 chaises dans le Parlement.