L’éducation est définie dans dictionnaire le Petit Robert comme « la mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain ». Ce développement consiste, d’une part, dans les capacités intellectuelles, morales, sociales et physiques d’un homme et, d’autre part, en la transmission des savoirs fondamentaux ou l’apprentissage de la vie sociale et de la citoyenneté. Quant à l’éducation nationale, c’est une tâche dont l’organisation et la gestion est confiée à une autorité institutionnelle étatique, notamment le ministère de l’Education nationale.
Selon la Constitution turque, tous les citoyens ont les mêmes droits d’accès à l’enseignement et l’organisation de l’enseignement public gratuit est un devoir de l’Etat. Le ministère de l’Education nationale est chargé de l’éducation, depuis l’enseignement primaire jusqu’au supérieur, et même de la recherche. Celui-ci a la responsabilité de l’organisation et de l’administration de l’ensemble du système éducatif.
Lorsqu’on fait une bonne et réelle évaluation du système éducatif national, il est possible de dire que le système n’a pas été bien organisé selon la conjoncture contemporaine et les nécessités de l’époque. Dans cette perspective, les problèmes issus du système de l’éducation nationale et les regards idéologiques ont été utilisés comme des arguments principaux par les organisations terroristes.
Selon quelques travaux écrits sur le terrorisme en Turquie, l’analphabétisme est considéré comme une cause importante du terrorisme. Il est, en effet, plus facile de faire la propagande et de recruter de nouveaux sympathisants dans le milieu des gens analphabètes.206 En fait, cette approche ne représente pas la réalité, car les profils des membres d’organisations terroristes de toutes motivations idéologiques n’ont jamais vérifié ce type d’hypothèse. Il faut alors plutôt chercher la cause dans les problèmes issus du système éducatif.
Il y a quelques années, le niveau de la scolarité en Turquie était en bas. Selon les statistiques officielles de l’OCDE, au début des années 1990, une personne sur quatre de 15 ans était analphabète. Parmi ces gens, les hommes constituaient 10,8% tandis que les femmes représentaient 33,5 %. Pendant des années le pourcentage des analphabètes a diminué jusqu’à 13,9 au total.
Année | Hommes | Femmes | Total |
1990 | 10,8 | 33,5 | 22,1 |
2000 | 6,5 | 22 | 14,9 |
2002 | 6,0 | 22 | 13,9 |
Source : OCDE, Regards sur l’éducation, 2003.
Lorsqu’on analyse les membres analphabètes des organisations terroristes dans les années 1990, le pourcentage des analphabètes ne représentait que 1,9% pour les révolutionnaires et 9% pour les séparatistes. Quant aux religieux, seulement 1,5% des membres étaient analphabètes. Dans ce contexte, alors que le pourcentage des analphabètes était 22,1% de la population au début des années 1990, celui des membres des organisations terroristes ne représentait que 4,1%. Ainsi, les analphabètes n’ont pas eu un poids important dans les organisations terroristes et peut-être l’analphabétisme n’était pas une des causes principales du terrorisme.
Les révolutionnaires | Les séparatistes | Les religieux | Total |
1,9 | 9 | 1,5 | 4,1 |
Source : Site officiel de la Direction Centrale des Opérations et de la Lutte Contre le Terrorisme de la DGPN, http://www.egm.gov.tr/temuh/index.html
Ce schéma n’est plus différent aujourd’hui, car le niveau de la scolarité et la formation des membres des organisations terroristes ne sont pas inférieurs à ceux de la société en général. Il faut alors chercher les causes qui poussent l’individu à être membre d’une organisation terroriste et ce auprès du système éducatif. Un système qui entraîne à l’ignorance des jeunes et l’utilisation des établissements scolaires par les groupes idéologico politiques sont en fait les causes de ce type de problèmes.
Dans cette perspective, le système national de l’éducation a connu plusieurs problèmes. Par exemple, le ministère de l’Education nationale a été un lieu d’embauche pour les partis politiques et ainsi les établissements administratifs ont été politisés ; les dépenses publiques consacrées à l’éducation étaient insuffisantes ; les établissements scolaires, surtout les universités, ont été utilisés par les groupes idéologiques ; le Conseil Supérieur de l’Education (Yuksek Ogrenim Kurumu – YOK) a été un lieu de conflits idéologiques pour les politiques et les universitaires, voire même les militaires. Tout cela a entraîné de graves problèmes non seulement pour les jeunes et leurs parents mais également pour la société.
Le système éducatif national a été fondé sur la méthode d’enregistrement. Il ne permet pas de mieux comprendre la vie et le monde. Les élèves, les lycéens et les étudiants n’ont pas pu suivre des programmes bien organisés selon la conjoncture de l’époque. La plupart des jeunes n’ont pas pu trouver ce qu’ils cherchaient pendant leurs études et ils se sont orientés aux autres sources d’information. Parmi eux, quelques jeunes ont dû choisir les mouvements extrêmes ou radicaux, voire les organisations terroristes. Par exemple, Semsi Ozkan, qui était un révolutionnaire, a bien expliqué ce type de situation. Selon lui, « le système éducatif en Turquie était totalement en faillite et ne répondait pas aux besoins de la société. Ce système était plus loin d’éduquer des gens chercheurs et créateurs. Dans ce système d’éducation, on apprenait les dates de naissance et de décès d’Atatürk mais pas le vrai sens d’ataturquisme. » 207 .
L’utilisation du ministère de l’Education et du système d’éducation pour les objectifs idéologico politique était un autre problème. En effet, ce ministère a toujours eu une capacité de recruter du nouveau personnel208 et chaque gouvernement n’a pas hésité à placer ses hommes pour les postes importants au sein de ce Ministère. Le contenu du système éducatif, le rôle et la formation des établissements scolaires, les fonctions des enseignants ont été changés selon les critères idéologiques des partis et des groupes politiques.
Hidir Akbalik, un séparatiste, a expliqué de son côté les conséquences des problèmes du système de l’éducation sur lui et ses amis comme un argument d’adhésion à l’idéologie violente : « …On ne pouvait pas trouver dans les écoles ce qu’on cherchait. Les communistes qui ont bien utilisé cette période de jeunesse… Ils ont travaillé pour construire l’internationalisme au lieu du nationalisme et l’éthique prolétaire au lieu de l’éthique nationale… ils ont pu faire accepter le communisme comme seule solution à tous les problèmes » 209 .
Le Conseil Supérieur de l’Education, qui est un acteur très important, a été fondé en 1982 pour l’organisation du système de l’éducation supérieure. Mais ce Conseil a été utilisé depuis sa naissance comme le carrefour des conflits idéologico politique en matière d’enseignement supérieur. Les politiques ont toujours voulu le contrôler selon leurs idéologies et leurs objectifs politiques. Mais les cadres dirigeants de ce Conseil et ses universitaires se sont opposés par souci de ne pas être institutionnalisé par les politiques. Les milieux laïcs et notamment les militaires n’ont pas hésité à le soutenir contre l’intervention des politiques.
L’interdiction du port du voile dans les établissements scolaires, l’inégalité des diplômés des lycées techniques et des lycées prédicateurs dans les concours d’entrée à l’université, etc. ont été les enjeux principaux autour de ce Conseil. L’approche du Conseil a entraîné l’hostilité des étudiants, non seulement provenant du milieu religieux mais aussi des lycéens formés dans les lycées de prédicateurs. Les organisations terroristes religieuses et les groupes radicaux n’ont jamais eu des difficultés pendant le recrutement de ce type des lycéens et des étudiants en utilisant les problèmes idéologiques qu’ils ont rencontrés.
Selon Jean-François Pérouse, « l’éducation a été un chantier sensible … et aussi un terrain de tensions idéologiques, autour de questions comme le foulard » 210 en Turquie. Selon Nilufer Gole 211 , le port du voile a été considéré là-bas comme le symbole de l’islamisation, car la modernité occidentale et l’islam traditionnel ont été considérés comme une opposition dans les discours politiques en Turquie et le voile islamique qui couvrait la femme musulmane est apparu comme le symbole le plus frappant de cette opposition. En effet, un nouveau profil de femme musulmane - éduquée, urbanisée et revendicatrice - apparaît derrière le voile en quittant la sphère privée et le port du voile a été instrumentalisé non seulement par des acteurs politiques et éducatifs mais également par des organisations terroristes comme un argument majeur. En fait, le voile et la barbe sont interdits non seulement dans le milieu scolaire mais également dans certains espaces publics, car, selon Gilles Kepel, « ils sont considérés par les autorités soit comme des symboles d’appartenance aux milieux islamistes et donc d’opposition politique, soit comme des éléments perturbateurs du caractère laïque de l’Etat » 212 .
L’insuffisance des dépenses publiques consacrées à l’éducation nationale a toujours été un problème majeur de l’éducation nationale. Car, selon les statistiques publiées par l’OCDE, ce type de dépense publique turque en pourcentage du PIB, ne représentait que 2,4% en 1995 et 3,5 en 2000. Ces dépenses n’ont pas été suffisantes pour assurer une bonne éducation dans un pays où la moitié de la population totale était composée de jeunes et qui suivaient des études.
Année | Turquie1995 | OECD |
1995 | 2,4 | 3,5 |
2000 | 3,5 | 5,4 |
Source : OCDE, Regards sur l’éducation, 2003.
Age | Turquie | OECD |
5-14 | 20 | 13 |
15-19 | 10 | 7 |
20-29 | 19 | 15 |
Source : OCDE, Regards sur l’éducation, 2003.
Un autre problème, l’utilisation des établissements scolaires par les groupes idéologiques, a été un problème classique du système éducatif. Ce type de problème, qui a commencé dès le début des années 1970, a continué pendant plus de trois décennies et continue d’exister. Il n’y a eu aucune année que ces groupes n’ont réalisé des activités en dépit des autres, surtout dans les universités. Selon Yildirim Merkit, un séparatiste, « … le lycée n’était pas comme un établissement scolaire, mais était un institut servant à la philosophie marxiste et qui produisait des militants aux organisations communistes et séparatistes… Dans les écoles primaires, la plupart des professeurs apprenaient aux enfants les slogans de leurs organisations avant l’Alphabet… » 213 .
Lorsqu’on analyse les discours des organisations terroristes religieuses, on voit facilement une approche critique et un désir de bénéficier de problèmes du système de l’éducation national. Selon elles, l’ignorance est l’une des causes de tous les problèmes de la société turco musulmane et le système national n’a permis ni d’éduquer les gens ni de les élever en tant que bons musulmans. De plus, l’éducation serait fondée sur un système totalement idéologique et impie afin d’élever des gens athées. A la lumière de ce type de discours critique, quelques organisations parmi elles ont proposé des écoles coraniques sous leurs contrôles, comme des alternatives de l’éducation nationale.
Dans cette perspective, les établissements scolaires, notamment les universités, ont été utilisées par des groupes et des organisations terroristes, comme des établissements de recrutement. A cause du mauvais système éducatif et de ses applications, selon Necati Alkan214, les jeunes de plus de quinze ans ont été la source principale des organisations terroristes, dans les écoles.
Ces dernières années, il y a eu quelques améliorations et modifications dans le système de l’éducation nationale. Le gouvernement a mis en place une réforme majeure en 1997, dans le cadre des conseils du Conseil de Sécurité Nationale, en faisant passer de 5 à 8 ans la durée de la scolarité obligatoire. Les groupes radicaux et les organisations terroristes n’ont pas hésité à faire de la propagande en dépit de cette réforme. Ces dernières ont considéré que la réforme a été mise en place par une logique « sécuritaire » afin de fermer les lycées de prédicateurs et de former des gens sans conviction.
Pour les détails d’une telle thèse voir : OZSOY Osman, Propaganda ve kamuoyu olusturma (La propaganda et la fabrique de l’opinion publique), Istanbul, Alfa, 1998, 417p.
TURKDOGAN Orhan, Sosyal siddet ve Turkiye gercegi (La Violence sociale et la réalité de Turquie), Ankara, Mayas Yayinlari, 1985, p.307.
Actuellement plus de 800.000 personnes travaillent dans le domaine de l’éducation et chaque année le ministère de l’Education continue à recruter. Pour les détails, voir le site d’Internet officiel du ministère de l’Education, www.meb.gov.tr
TURKDOGAN Orhan, Sosyal siddet ve Turkiye gercegi (La Violence sociale et la réalité de Turquie), op.cit., p.308.
PEROUSE Jean-François, La Turquie en marche : les grandes mutations depuis 1980, op.cit., p.87 et suite.
Selon Nilufer Gole, sociologue turque, le voile a été considéré en Turquie comme le symbole de l’islamisation. Pour les détails, voir : GOLE Nilufer, Musulmans et modernes : voile et civilisation en Turquie, Paris, La Découverte, 1993, p.87-151.
KEPEL Gilles, Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2005, p.160.
TURKDOGAN Orhan, Sosyal siddet ve Turkiye gercegi (La Violence sociale et la réalité de Turquie), op.cit., p.308.
ALKAN Necati, Gençlik ve terorizm (La jeunesse et le terrorisme), Ankara, EGM TEMUH, 2002.