Section 4. Les problèmes externes : les changements de la conjoncture internationale comme catalyseur du terrorisme religieux

La Turquie se trouve au carrefour des Balkans et du Moyen-Orient, de la Méditerranée du Sud et de l’Asie Centrale, et joue par sa situation géopolitique un rôle primordial sur l’échiquier régional et international. Elle possède « une position aussi dominante et aussi influente » 215 dans une zone où les intérêts stratégiques, économique et énergétiques sont concentrés. Selon Zbigniew Brezezinski216, l’Eurasie est le grand échiquier du XXIe siècle et la Turquie constitue un pivot géopolitique de premier ordre dans cette région. Cette dernière, facteur de la stabilité dans la région de la mer Noire, verrouille l’accès à la Méditerranée, sert de contrepoids à la Russie dans la Caucase, d’antidote au fondamentalisme islamique et de point d’ancrage au sud pour l’OTAN.

Les facteurs externes du terrorisme religieux en Turquie peuvent s’expliquer par les dynamiques et les changements de la scène stratégique mondiale. L’un de ces facteurs était la conséquence de la conjoncture du système international pendant la guerre froide. Durant cette période, le terrorisme a été l’un des instruments les plus importants pour les deux blocs et l’islam politique a été soutenu dans les pays musulmans par les Américains. Les interventions des grandes puissances et les conflits armés d’abord en Afghanistan, ensuite au Moyen-Orient et en Asie, enfin dans les Balkans, ont eu des impacts incontournables sur les religieux radicaux en Turquie.

A la fin des années 1970, les dirigeants de l’Union Soviétique ont déclenché l’invasion de l’Afghanistan qui était également la tentative de réalisation de vieux rêve stratégique des tsars russes. Pour les enjeux géopolitiques et stratégiques, les Etats-Unis ont soutenu les Afghans contre les Russes. A partir de 1982, plusieurs milliers de jeunes arabes sunnites de chaque coté du monde217, les moudjahiddins, et quelques Turcs, sont venus par différents itinéraires en Afghanistan et au Pakistan pour s’associer à la guerre contre les forces soviétiques. Les forces et les services secrets pakistanais et américains leur ont assuré une double formation, religieuse et militaire. Même si peu d’entre eux ont participé réellement à la guerre contre les Russes, tous ces combattants avaient gagné une formation de guérilla.

Lorsque les Russes ont dû quitter l’Afghanistan, les Américains ont laissé une culture de revendication sur le terrain et plusieurs moudjahiddins ont été les acteurs des mouvements survenus les années suivantes. Ces combattants ont quitté la région au début des années 1990, pour retourner dans leurs pays d’origine ou dans les zones de conflits. Dans les années suivantes, les moudjahiddins ont participé aux combats et aux guerres sur les territoires de leurs pays d’origine ou dans d’autres territoires comme en Bosnie et en Tchétchénie, en Iraq voire pour, très peu d’entre eux, en Turquie. Les organisations terroristes religieuses en Turquie ont toujours eu la grande ambition de recruter ce genre de personnes d’origine iranienne et égyptienne.

La révolution iranienne en 1979 a été l’un des plus importants vecteurs indirects de la naissance et de la montée du terrorisme religieux en Turquie. Même s’il y a une grande différence entre le système de croyance turque sunnite et iranienne chiite, cette révolution a beaucoup influencé les groupes radicaux et les organisations terroristes, non pas sur la façon de vivre et de croyance, mais plutôt sur l’idée de fonder un Etat islamique sur le territoire turc. Selon Sabri Dilmac, commissaire divisionnaire de police turc, « les groupes radicaux en Turquie ont commencé à croire après la révolution iranien qu’une administration religieuse, en tant que modèle de gouvernement, serait possible par une révolution » 218 . Plusieurs ouvrages d’origine iranienne et égyptienne ont été traduits en langue turque, comme ceux de Hassan al Banna Erreur ! Signet non défini., Seyyid Qutb, Mutahhari, Ali Shariati, Ali Korani , Khomeiny etc. Ces auteurs ont été davantage connus et lus dans ces années-là par les milieux religieux et radicaux turcs.

Dans cette période, l’islam politique a été l’un des sujets les plus importants et les plus sensibles dans les débats politiques et sociaux. Aujourd’hui, même si la plus grande partie de la population turque a des idées négatives sur l’Iran et son mode de gouvernement, la révolution islamique est encore le meilleur exemple et idéal pour quelques groupes radicaux et organisations terroristes religieuses.

Les conflits israélo-palestiniens et les événements meurtriers en Palestine ont toujours eu une grande influence sur les tensions en Turquie. La coopération étatique entre la Turquie et Israël a été l’une des raisons les plus importantes de la propagande des groupes radicaux et des organisations terroristes religieuses. Le gouvernement et les institutions étatiques sont considérés comme impies dans les propagandes des organisations terroristes. Les acteurs politiques et leurs politiques étrangères ont été accusés d’avoir une coopération étroite avec les Etats étrangers, notamment américain et israélien.

La guerre de Bosnie a offert un nouvel idéal pour les anciens moudjahiddins d’Afghanistan. De plus, une nouvelle et jeune génération a été recrutée dans le monde musulman sunnite par ces anciens combattants. Les Turcs ont toujours eu de fortes et bonnes relations avec les Bosniaques. Les événements tragiques en Bosnie ont augmenté la tension parmi les Turcs. Les massacres des musulmans Bosniens par les militaires serbes ont toujours été considérés comme la plus grande tragédie dans l’opinion publique. Pendant les années de guerre en Bosnie, quelques membres de groupes radicaux et d’organisations terroristes, voire quelques gens ordinaires sont allés en Bosnie afin de combattre avec les Bosniaques contre les Serbes.

La guerre des Tchétchènes contre les Russes a invité au renouvellement des combattants turcs à la scène conflictuelle. Les Tchétchènes avaient proclamé leur souveraineté en 1991 juste après la chute de l’Union Soviétique. Après trois ans de négociation, ils ont refusé de signer l’adoption de la Constitution de la Fédération. Le conflit armé entre les Tchétchènes et les Russes dans le Nord Caucase est déclenché en 1994 et a duré jusqu’à un accord de paix signé en 1997. Cependant, un deuxième conflit plus violent a commencé deux ans plus tard en 1999 et plusieurs milliers de personnes sont morts dans ces conflits. Le commandant tchétchène Doudaev et ses combattants ont été considérés comme grands combattants non seulement pour les radicaux mais aussi pour une grande partie de la population turque. Peu de combattants turcs, comme dans le cas de la Bosnie, sont partis en Tchétchénie pour les aider dans leurs revendications. Dans cette période, les organisations terroristes religieuses ont eu la chance de coopérer avec ces gens et de les recruter pour les prochaines années.

Dans les dernières années, l’intervention américaine, d’abord, en Afghanistan et ensuite en Irak, ainsi que ses conséquences comme le massacre des civils et des femmes, l’utilisation de la torture et les traitements dégradants inhumains, l’effondrement des établissements religieux etc. ont augmenté la haine des organisations terroristes religieuses envers le gouvernement américain et tous ses alliés dans le monde entier. Ces événements ont forcé aussi la main des organisations terroristes pendant leur propagande et, ont permis le recrutement de nouveaux membres, non seulement en Irak, mais également en Turquie. De plus, la participation des forces armées turques avec l’OTAN à l’opération de paix en Afghanistan a beaucoup été critiquée par ces organisations. Notamment le noyau central d’Al-Qaida n’a pas hésité à qualifier l’Etat turc comme « agent de première classe des Etats-Unis  » 219 .

Ces dernières années, les autorités américaines ont lancé un projet en 2003 afin de restructurer l’ordre mondial à partir de l’idéologie des néo-conservateurs. Ce projet se a été nommé comme le Projet du Grand Moyen-Orient , et a été présenté comme une politique importante, une stratégie offensive orientée à la démocratisation du Moyen-Orient. Dans ce projet, le Moyen-Orient serait central dans l’application de la politique américaine. Selon Mahir Kaynak220, ancien haut responsable des services secrets turcs, si les Américains réussissent dans ce projet, ils seraient les plus forts dans le monde, sinon ils perdraient non seulement leur suprématie militaire et politique mais également économique.

On a considéré dans ce projet un rôle majeur pour la Turquie, lancé comme le « modèle turc ». Les autorités américaines ont souhaité augmenter au sein de l’administration d’Etat la dose et l’influence de la religion pour créer un modèle de l’ « Islam modéré ». Selon Sukru Elekdag, le modèle présenté comme « modèle turc » était en fait qu’« une parodie…une monstruosité... ». Parce qu’une telle approche ne pourrait diminuer la dose de la laïcité et en plus elle aboutirait à la création d’un Etat basé sur la charia sous la couverture d’une démocratie caricaturale. 221 En effet, ce projet pourrait avoir des conséquences sur la reconfiguration de la religion dans le milieu politique, socio-économique, culturelle de la région et de la Turquie.

Depuis des années, le monde vit un processus de mondialisation et le terrorisme « lui-même vient de se mondialiser » 222 . La nouvelle nature du terrorisme s’inscrit dans le changement global du monde. Dans cette configuration, les changements politiques, socio-économiques et culturels du monde touchent facilement les différents groupes radicaux et les organisations terroristes. Les organisations religieuses parmi elles jouent un rôle de plus en plus prééminent, car, leurs idéologies sont à la fois politiques et transcendantes, leurs organisations sont plus complexes et leurs combattants sont plus transnationaux.

Notes
215.

FULLER Graham E., Yukselen bolgesel aktor : yeni Turkiye Cumhuriyeti (L’acteur régionnal montant : la nouvelle République de Turquie), Istanbul. Timas, 2008, 336 p.

216.

BREZEZINSKI Zbigniew, Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde, Paris, Hachette, 1997, 273p.

217.

Ce n’est pas facile de donner un chiffre exact de ces combattants, mais selon les différentes estimations par les services secrets, on peut parler d’un chiffre de 10000 à 30000.

218.

DILMAC Sabri, Terorizm sorunu ve Turkiye (La question du terrorisme et la Turquie), Ankara, EGM IDB Yayinlari, 1997, p.189.

219.

La déclaration d’un chef d’Al-Qaida sur la Turquie, Reuters, cité de FARAC Mehmet, Ikiz Kulelerden Galataya El-Kaide Turka (Al-Qaida, des tours jumelles à Galata), op.cit., p.269.

220.

KAYNAK Mahir et GURSES Emin, Buyuk Ortadogu Projesi (Le projet du Grand Moyen-Orient), Istanbul, Ilk Yayinlari, 2004, 123p.

221.

ELEKDAG Sukru, « Quelles initiatives franco-turques pour assurer le succès du Conseil Européen de décembre 2004 ? », p.178, in BILLION Didier, La Turquie : vers un rendez-vous décisif, Paris, PUF/IRIS, 2004, 190p.

222.

PASSET René et LIBERMAN Jean, Mondialisation financière et terrorisme : la donne a-t-elle changé depuis le 11 septembre ?, Paris, Enjeux Planète, 2002, p.18.