Section 1. L’idéologie religieuse : un instrument efficace pour la légitimation des actes terroristes

Les rapports entre la religion et le terrorisme ne sont pas nouveaux. Il y a plus de deux mille ans, les fanatiques religieux ont réalisé des actes violents, censés sacrés par eux, en s’inspirant de l’idéologie religieuse. De nos jours, les activités des organisations terroristes, pour les mêmes idéaux et devoirs, censés divins, augmentent de plus en plus dans le monde entier.

Chaque idéologie est utilisée par ses bénéficiaires pour montrer le meilleur. Elle construit un contour autour de ses militants et les guide pendant leur objectif. Grâce à l’idéologie, les organisations légales ou illégales peuvent offrir de nouveaux principes sur la façon de vivre ou de rapports pour les membres. Sans l’idéologie, elles ne pourraient jamais faire croire à leurs membres de choisir la façon de vivre qu’elles promettent.

Il nous semble que l’idéologie religieuse est plus déterminante que d’autres idéologies. Selon Mark Juergensmeyer, « toutes les revendications politiques ne sont rien comparées à une idéologie religieuse dont l’origine est par nature surnaturelle »224. Alors que les idéologies naturelles offrent le meilleur du monde à ses militants, l’idéologie religieuse élargit les frontières de l’offre en promettant le paradis. Sinon, il est vraiment difficile de motiver les gens, notamment les plus jeunes, à se sacrifier, à croire à une vie difficile, dangereuse voire mortelle à la fin.

L’idéologie religieuse est un instrument de base pour les organisations terroristes, car ces dernières ne peuvent pas survivre de longue durée sans en disposer. Elles s’en servent pour tout le fonctionnement de l’organisation de haut en bas, comme en recrutant de nouveaux membres ou en les motivant dans l’intérieure de l’organisation. L’idéologie est également la source principale de pouvoir pour les organisations terroristes pour assurer un bon fonctionnement à l’intérieur de l’organisation et elle permet de justifier leurs actes illégaux et violents. En plus chaque acte en retour renforce l’idéologie et bien sûr la légitimité de l’organisation terroriste aux yeux des membres et des sympathisants.

Depuis le milieu des années 1980, la religion a constitué sans doute une motivation d’autant plus forte pour le terrorisme que les autres idéologies séparatistes ou révolutionnaires. Les changements de la conjoncture internationale, les conséquences de la guerre froide, la montée en puissance du mouvement nationaliste et anti-impérialiste dans le monde musulman arabe, les conséquences négatives de la globalisation sur les identités etc. ont forcé l’idéologie religieuse en faveur de groupes radicaux et d’organisations terroristes. La révolution iranienne a favorisé ce type de terrorisme en constituant un exemple à travers le monde. Selon Anthony Oberschall225, la menace récente du terrorisme religieux dans le monde provient de la conviction qu’une théocratie réponse aux problèmes multiples des pays orientaux et musulmans.

La religion a eu toujours une place importante dans la vie publique turque. Dans quelques périodes, notamment celle de l’Empire ottoman, la religion a dominé les sphères politico administrative, juridique, sociale et culturelle. C’est pour cela qu’elle a été utilisée comme l’idéologie principale pour l’Etat et les institutions étatiques. Après la proclamation de la nouvelle République en 1923, notamment après l’adoption de la laïcité en 1937, l’Etat a renoncé à cette idéologie en faveur du principe nationaliste. Même si l’Etat a choisi le principe nationaliste, la religion est restée en place comme la principale idéologie pour quelques opposants comme les partis politiques, les groupes radicaux et, bien sûr, les organisations terroristes des dernières années.

L’abolition du califat, la suppression du ministère de la Charia et des fondations religieuses, la révision de la Constitution supprimant la mention d’Islam comme religion officielle d’Etat et au lieu de laquelle en plaçant la laïcité, ont été les plus éclatants arguments idéologiques pour le milieu opposant. En effet, même si l’institution califale était purement honorifique, elle donnait un rôle central et important auprès de la communauté musulmane sunnite. Le choix politique de la nouvelle République a suscité de nombreuses réactions négatives et hostiles contre l’Etat et ses institutions.

En Turquie, la religion en tant qu’idéologie de motivation a été primordiale pour les organisations terroristes des dernières décennies. En effet, elle est le meilleur instrument pour légitimer la force de l’organisation et justifier l’acte violent au sein des membres. Grâce à l’idéologie, les dirigeants des organisations ont pu transformer leur but à un devoir divin. Ces dirigeants ont toujours disposé d’équipes qui se sont présentées comme formées d’hommes religieux, afin de montrer leurs principes comme des textes sacrés et autorisés par les autorités religieuses.

Les idéologies des organisations terroristes se basent en fait sur une philosophie politique. L’idée centrale a été ici qu’une idéologie, une philosophie ne pouvait se développer dans une société que si le corps social les acceptait. C’est pour cela que le terrorisme religieux a fonctionné en Turquie, comme au Moyen-Orient ou dans les Etats arabes. En effet, la majorité de la population y était musulmane et les organisations terroristes ont pu manipuler facilement assez de personnes, en utilisant la religion pour leurs combats.

Le terrorisme religieux en Turquie n’a pas été un combat purement religieux, ni au départ, ni par la suite. C’était également un combat idéologique. En effet, il est parfois difficile de séparer et distinguer les sphères religieuses et politiques dans ces organisations. Les cadres dirigeants ont motivé leurs membres par un songe de paradis tandis que leurs buts politiques étaient évidents. Dans ce contexte, leurs membres sont largement motivés par la religion, mais ils sont également guidés par des considérations politiques.

Selon Hakan Yavuz, professeur turc de science politique, l’utilisation de l’Islam comme l’instrument idéologique par les organisations terroristes signifie en fait « Islam without Islam » 226 , l’instrumentalisation de l’Islam comme une identité politique. C’est-à-dire, l’Islam ne se considère plus comme une religion mais plutôt comme un instrument idéologique ou politique sous les différentes conditions socio-économiques. Ce type de perspective entraîne à la naissance de radicaux islamistes, « les islamistes sans l’Islam » et cette qualification détermine plus leurs identités politiques que leur croyance. Ce type de personne utilise bien sûr quelques sources principales de l’Islam mais ceux qui sont référents pour eux ne sont pas les sources elles-mêmes, le Coran ou les hadiths, mais plutôt leurs interprétations politiques ou idéologiques. Sur ce point, l’Islam se transforme à une idéologie politique dans les mains des organisations terroristes. Selon Emrullah Uslu227, cette notion assume un « rôle de glue » très important en assurant la dépendance des membres au sein de l’organisation terroristes.

En utilisant l’idéologie religieuse, les organisations terroristes en Turquie ont réinterprété l’Islam et ses sources principales selon leurs sentiments et leurs objectifs. Elles ont instrumentalisé le Coran comme texte sacré de la guerre, la sunna comme vie d’un grand guerrier et les hadiths comme ordres d’un commandant dans une guerre sans fin. En fait, l’Islam favorise la paix et n’autorise pas le terrorisme. En effet, « il y a des règles à observer dans l’Islam, même en temps de guerre, comme par exemple l’interdiction de tuer des innocents non combattants » 228 . Mais en ce moment, ces organisations se sont efforcées de transformer la religion comme principale source de leur cause du terrible.

Le discours des organisations terroristes religieuses est en fait très simpliste : c’est le bien d’un côté et le mal de l’autre côté. Mais ce type discours a bien fonctionné dans le milieu ignorant qui n’était pas formé pour la critique. Grâce à la réinterprétation de la religion, les organisations terroristes ont suivi une stratégie de propagande et elles ont été une réussite envers une partie de la population qu’elle a visée.

Dans cette perspective, ces organisations ont qualifié la Turquie comme terre de conflit (dar-el harb) et ont présenté leurs stratégies comme la lutte armée jusqu’à la transformation de l’Etat turc en terre d’islam (dar-el islam). Par exemple, l’organisation terroriste la plus menaçante, le Hizbullah, a qualifié le reste des citoyens en Turquie, sauf ses membres, comme les membres ou les serviteurs du parti de Satan (hizb-ul seytan). Selon cette organisation, la lutte contre le parti de Satan était la plus grande ìuvre pie (sevap) pour prouver sa fidélité envers Dieu. L’homme qui est mort dans cette lutte serait martyr tandis que le blessé serait vétéran, et le meilleur musulman serait celui qui aura lutté plus que les autres. Pour la branche turque d’Al-Qaida, « les précurseurs turcs de l’Islam comme Yunus Emre , Mevlana et Abdulkadir Geylani sont des ennemis de l’Islam… le soufisme et les confréries sont des mensonges, des instruments impérialistes ». 229

L’instrument idéologique est important, non seulement pour les organisations terroristes, mais également pour les institutions juridiques et opérationnelles de lutte antiterroriste. En effet, l’idéologie est l’une des trois composantes pour l’existence d’un acte terroriste. Selon la loi antiterroriste, un acte peut se définir comme terroriste à condition qu’il existe cumulativement « l’idéologie, l’organisation et l’acte violent » 230 . Si la composante idéologique n’existe plus dans un tel acte, même si violent, il n’est pas possible de le qualifier juridiquement comme terroriste. Ce type d’acte se qualifie comme « organisé » mais pas « terroriste ». Dans cette perspective, la lutte antiterroriste commence dès l’existence d’une idéologie dans un groupe ou une organisation criminelle.

Du côté de la Police Nationale231, l’instrument idéologique constitue le point de départ de l’action organisationnelle. L’organisation terroriste prend la route et précise sa stratégie selon l’idéologie qu’elle a choisie. L’objectif des formations dites « politiques » par les organisations, est d’apprendre l’idéologie fondamentale et d’informer les membres sur les objectifs de l’organisation. Par cette formation qu’on peut nommer comme « la formation idéologique », on assure la dépendance des membres à l’organisation.

Tableau 1.14 : L’idéologie et le discours transformé dans les organisations terroristes religieuses
Idéologie Discours Discours transformé Idéal type
Religieuse
Egalement politique (Toutes)
Séparatiste (Hizbullah)
Revolutionnaire (IBDA/C)
Salafiste (Branche turque d’Al-Qaida)
La Turquie La terre de conflit (Dar-el harb) La terre de l’Islam (Dar-el Islam)
  L’Etat turc L’Etat impie
(Taguth-Kafir)
L’Etat islamique
  La laïcité L’impiété La charia
  La Constitution La Constitution d’un Etat impie Le Coran
  La société Les infidèles Les musulmans
  La population musulmane Les ignorants Les musulmans
Les salafistes

Notes
224.

JUERGENSMEYER Mark, Au nom de Dieu, ils tuent!, op.cit., p.211.

225.

OBERSCHALL Anthony, « Explaining terrorism: the contribution of collective action theory », art.cit., pp.26-37.

226.

YAVUZ Hakan, Islamic political identity, London, Oxford University Press, 2003, 274p.

227.

USLU Emrullah, « From local Hezbollah to global terror: Militant Islam in Turkey”, art.pp.124-141, Middle East Policy, spring 2007, vol.14, no.1

228.

CAPAN Gurbuz, Islama gore teror ve intihar saldirilari (Une Perspective islamique terrorisme et attentats suicides), Istanbul, The Light Publishing, 2003, 168p.

229.

Cette phrase a été citée de l’ouvrage de Mehmet FARAC, Ikiz Kulelerden Galataya El-Kaide Turka (Al-Qaida , des tours jumelles à Galata), op.cit., p.102.

230.

Article 1 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme, no : 3713, le 12 avril 1991.

231.

Anonyme, « Les instruments de la terreur », Site officiel de la Direction Centrale des Opérations et de Lutte Contre le Terrorisme, http://www.egm.gov.tr/temuh/index.html

232.

Il est possible de trouver les examples du discours transformé des organisations terroristes religieuses dans les ouvrages publiés. Par exemple pour le discours transformé de l’AFID, il est suffisant de voir les lettres signées par Cemalettin KAPLAN et envoyées par l’organisation terroriste AFID. Pour quelques exemples, voir CALISLAR Oral, Islamiyet uzerine soylesiler (Les discours sur l’Islam), Istanbul, Sifir Noktasi, 2001, p.65-110.