Section 2. La problématisation de la question du terrorisme religieux en Turquie par le milieu décisionnel central : une problématisation à partir des travaux policiers

En matière de terrorisme religieux en Turquie, l’aperçu du problème remonte au début des années 1990, à partir de la découverte des premières activités des organisations terroristes religieuses. Pendant cette période-là, les activités illégales des Combattants Islamiques du Grand-Orient-Front (IBDA/C) à Istanbul ont poussé les unités policières à considérer qu’une nouvelle organisation terroriste était née tandis qu’un conflit violent et mortel entre le Hizbullah et le PKK, qui se déroulait à l’est de la Turquie, a attiré pour la première fois l’attention des autorités politico administratives. Notamment, à partir de connaissance des activités du Hizbullah, les institutions antiterroristes se sont de plus en plus intéressées à ladite menace et le terrorisme religieux a été problématisé enfin par les autorités concernées – un milieu décisionnel central - en étant considéré comme « une menace importante contre l’Etat et la société ». A partir d’une telle problématisation, les autorités concernées ont recherché les causes du terrorisme religieux afin d’inscrire ce dernier dans leur agenda.

En Turquie, la place de l’administration est centrale pendant la problématisation d’un problème social, la mise en place et l’application des politiques publiques. Néanmoins quelques acteurs disposent d’une autonomie indépendante de l’administration pendant tout ces processus. En matière de lutte contre le terrorisme, les acteurs des politiques publiques n’étaient pas seulement des politiques ou des fonctionnaires, car les militaires aussi ont participé à la mise en place de ce type de politiques. En effet, un mécanisme de décision, le « milieu décisionnel central » 250 selon les termes de Catherine Grémion, a fonctionné, autour de quatre cercles, dans la problématisation du problème et la production des politiques antiterroristes.

En matière de lutte contre le terrorisme, le milieu central décisionnel s’est composé de quatre cercles :

Figure 2.1 : Le milieu décisionnel central dans la problématisation du terrorisme religieux en Turquie
Figure 2.1 : Le milieu décisionnel central dans la problématisation du terrorisme religieux en Turquie

Parmi les quatre cercles, la problématisation du terrorisme religieux a débuté pour la première fois au troisième cercle, par les premiers rapports officieux de la Police Nationale. Cette dernière a préparé son premier dossier sur le Hizbullah en 1992 et par lequel elle a informé les autorités concernées. Cette année-là, les institutions politiques ou opérationnelles n’avaient plus d’information en la matière.251 La Police Nationale a diffusé quelques documents officieux et a publié également un ouvrage252 sur les mouvements religieux en Turquie afin d’informer non seulement son propre personnel mais également les membres des institutions concernées. Dans les années qui suivirent, les unités policières ont publié plusieurs ouvrages et documents officieux sur le terrorisme religieux, les groupes radicaux et les mouvements religieux en Turquie. En effet, la Police Nationale a joué un rôle majeur pendant la problématisation du problème du terrorisme religieux et les autres institutions concernées, notamment opérationnelles, ont commencé leurs travaux en la matière à partir d’une base constituée par la police. Les unités policières ont informé les membres des institutions concernées non seulement par les publications officielles mais également par des conférences et des séminaires réguliers.

Les services de sécurité et les médias qui ont été premiers à prendre en considération les efforts de la Police Nationale. Depuis plusieurs années, la menace terroriste et la réaction constituaient deux problèmes majeurs pour les services concernés tandis que les médias étaient plus sensibles en la matière afin d’informer la société. La découverte des premières organisations terroristes religieuses par les unités policières et la diffusion des informations nécessaires leur ont permis de développer une approche et une stratégie propre vis-à-vis du terrorisme religieux. Grâce aux diffusions des médias253, la société et les institutions non étatiques – les organisations ou associations professionnelles, les centres de recherches etc. - ont eu des premières informations sur la menace du terrorisme religieux et une mise en conscience est constituée dans la société. A partir d’une telle conscience, la problématisation du terrorisme religieux et l’inscription de ce dernier à l’agenda politique ont été faciles.

Les travaux de la Police Nationale ont constitué une base fondamentale également pour la stratégie des acteurs politico administratifs, notamment pour le ministère de l’Intérieur. Ce dernier a informé régulièrement les acteurs politico administratifs afin d’assurer une conscience commune au niveau politico administratif. Cependant il a fallu attendre le début des années 2000 pour que les responsables politiques et législatifs fassent attention à la menace du terrorisme religieux. Cette année-là, une commission de recherche a été constituée au sein du Parlement pour une recherche approfondie sur le Hizbullah. Cette commission a terminé ses travaux à la fin du janvier 2000 et a publié son rapport final, le Rapport du Parlement sur le Hizbullah (TBMM Hizbullah Raporu) 254 , le 2 février 2000. Dans ce rapport, la Commission a donné une information complète sur le Hizbullah en rassemblant toutes les informations recueillies par les institutions opérationnelles, notamment par la Police Nationale. Selon la Commission, le but de Hizbullah était « de fonder un Etat islamique kurde sur le territoire de la République de Turquie ». Le rapport de Commission contenait également des informations sur l’organisation du Hizbullah – le but, la stratégie, les activités, le modus opérandi, la situation socio-économique et éducatives de ses membres -. A partir de diffusion d’un tel rapport, l’attention des responsables, notamment politiques, a augmenté en matière de terrorisme religieux et la problématisation d’une telle menace a été facilitée, et cedit problème a été mis sur l’agenda des responsables politiques. D’abord le Parlement, après le Premier Ministre et le Président de la République se sont prononcés sur la nécessité de mise en place d’une politique contre le terrorisme religieux.

La notion de l’agenda est fondamentale pour comprendre les processus par lesquels les autorités publiques s’emparent d’une question pour construire un programme d’action.255 Selon Jean-G. Padioleau256, l’agenda politique comprend « l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l’intervention des autorités politiques légitimes ». Pour Pierre Muller, « l’accès à l’agenda politique n’a rien de naturel ou d’automatique. Au contraire, l’inscription est un objet de controverse sociale et politique… La mise sur agenda est le produit, à chaque fois contingent, du champ de forces qui va construire autour du problème. » 257 A cet égard, la transformation du problème du terrorisme religieux en objet d’intervention politique a été le produit, d’une part, d’une expérience antiterroriste déjà mise en place à partir des années 1980, et, d’autre part, d’un travail spécifique réalisé par des acteurs politiques au sein de l’Assemblée nationale. En effet, pour être inscrit sur l’agenda, la question du terrorisme religieux devait être intégrée aux formes et aux logiques de fonctionnement de l’appareil politico administratif.

Figure 2.2 : La problématisation du terrorisme religieux au milieu décisionnel central
Figure 2.2 : La problématisation du terrorisme religieux au milieu décisionnel central

En effet, un milieu décisionnel central a joué un rôle majeur pendant la problématisation du terrorisme religieux et la Police Nationale a joué un rôle important pendant cedit processus. A partir de la perception du terrorisme religieux comme problématique, les acteurs placés devant un tel problème et les institutions chargées de la lutte antiterroriste ont recherché les raisons qui les ont amenées à une telle situation. Selon Pierre Muller et Yves Surel, « la perception d’un problème est liée pour l’essentiel à la recherche des causes possibles de la situation vécue comme problématique. Qu’ils soient publics ou privés, les individus ou les groupes placés devant un phénomène qui met en jeu leur sécurité, leurs intérêts, leurs valeurs… vont en effet rechercher les raisons qui les ont amenés à une telle situation » 258 . Dans le cas du terrorisme religieux en Turquie, la perception du terrorisme religieux était centrée au début sur une approche sécuritaire et les causes du terrorisme religieux sont considérées plutôt comme les conséquences des désirs des terroristes religieux qui avaient pour but de fonder un Etat islamique sur le territoire turc. Au fil du temps, les institutions concernées se sont orientés à rechercher les causes dans les conditions politiques, socio-économiques, éducatives et dans les changements de la conjoncture internationale liées plutôt à la mondialisation.

Notes
250.

GREMION Catherine, Profession : décideurs. Pouvoirs des hauts fonctionnaires et réforme de l’Etat, Paris, Gauthier-Villars, 1979.

251.

Il est intéressant de noter que le Service National de Renseignements répondrait en 1997 à la demande de la Cour de Sécurité Nationale en matière d’organisation Hizbullah en Turquie que l’organisation du Hizbullah n’existait plus sur le territoire turc.

252.

Anonyme, Islamda mezhepler, tarikatlar ve dini akimlar (Les écoles, les tariqats et les mouvements religieux dans l’Islam », Ankara, EGM IDB Yayinlari, 1996.

253.

Il est intéressant de noter que les médias ont été considérés en Turquie comme le quatrième pouvoir après les pouvoirs exécutif, législatif et juridique. Cependant le manque d’information en matière de terrorisme et l’insuffisance intellectuelle des membres des médias en la matière leur ont nécessité de se limiter aux informations des services de sécurité.

254.

TBMM Arastirma Komisyonu, TBMM Hizbullah Raporu (Rapport du Parlement sur le Hizbullah), le 2 février 2000, 12p.

255.

COBB R.W. & ELDER C.D., Participation in American Politics: The Dynamics of Agenda-Building, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972, cité par Pierre MULLER, Les politiques publiques, op.cit., p.29.

256.

PADIOLEAU Jean-G., L’Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p.25.

257.

MULLER Pierre, Les politiques publiques, op.cit., p.30-31.

258.

MULLER Pierre et SUREL Yves, L’analyse des politiques publiques, op.cit., p.57.