Une politique de sécurité se justifie par l’identification d’un problème de sécurité auquel les pouvoirs publics se sentent tenus de faire face.426 L’adaptation des objectifs et de la théorie d’action d’une politique à la nature de la menace montre la pertinence d’une telle politique.427 Ainsi, s’il n’existe pas une adaptation entre le terrorisme religieux et les objectifs de lutte antiterroriste, les politiques antiterroristes en Turquie ne seront pas pertinentes.
Depuis la proclamation de la République en 1923, les activités religieuses et séparatistes ont été considérées par les autorités étatiques turques comme les menaces les plus dangereuses. Au fil du temps, quelques revendications religieuses ont été empêchées et pénalisées gravement par les institutions concernées. Plusieurs politiques institutionnelles ont été mise en place pour mieux assurer la stabilité des institutions républicaines, et la sécurité de l’Etat et des citoyens. Comme le terrorisme religieux est l’un des problèmes majeurs et croissants de ces quinze dernières années en Turquie, une série de mesures politico administrative, juridique et opérationnelle, a été mise en place à partir de définition de la menace concernée.
Dans un Etat de droit, les règles juridiques sont généralement les sources principales permettant de définir un problème important concernant la société. En Turquie, la Constitution et quelques lois contenant des mesures relatives à la sécurité de l’Etat, sont des sources principales pour la définition d’un problème de sécurité. Cependant, l’impact des rapports et des documents officiels ne peut pas être négligé pour une telle définition, car, les institutions juridiques utilisent les travaux des services de sécurité qui réalisent des opérations, interpellent les suspects, les interrogent et les traduisent devant les autorités judiciaires.
En matière de terrorisme religieux en Turquie, la définition du problème est issue de trois sources d’information : tout d’abord, le dispositif juridique et les décisions des tribunaux, ensuite les rapports officiels des institutions politico administratives, et enfin les documents des institutions opérationnelles, notamment ceux des services de sécurité.
En Turquie, comme dans tous les Etats de droit, la qualification juridique est la source principale pour la définition d’un problème menaçant l’Etat et la société. Dans cette perspective, la Constitution et les lois concernées contiennent des mesures contre les activités religieuses, dans le cadre de la sécurité de l’Etat, et la loi antiterroriste apporte directement une définition de la menace terroriste sans faire une distinction idéologique. Sur ce point, les décisions prises par les tribunaux, notamment celles des Cours de Sécurité de l’Etat, sont les principaux arguments pour la définition d’un tel problème. La menace du terrorisme religieux y est définie comme « les activités pour détruire le régime constitutionnel de la Turquie et construire un Etat islamique ressemblant à celui en Iran ». Ainsi, ce type de décision est le point de départ pour la lutte contre le terrorisme religieux.
A partir d’une telle définition juridique, toutes les institutions concernées développent leurs stratégies et fixent leurs objectifs de lutte contre le terrorisme religieux. En plus, le Conseil de Sécurité Nationale assume un rôle de centralisation des stratégies et des objectifs pour la mise en place d’une telle politique antiterroriste. La stratégie de ce Conseil, précisée dans le Document Stratégique de Sécurité Nationale, joue un rôle important pour la conduite d’une politique commune et cohérente par tous les acteurs concernés. Dans cette perspective, l’Etat turc dispose d’un mécanisme assez suffisant pour la définition d’un tel problème.
Une politique publique de sécurité a pour but généralement de répondre aux dangers et aux risques menaçants la société. Selon Serge Arnaud et Nicolas Boudeville, « pour qu’elle soit légitime et efficace, une politique publique doit avoir des buts précis » 428 . Les politiques antiterroristes visent généralement à garder les intérêts de l’Etat et de la société contre une menace. Ainsi, les politiques antiterroristes doivent être mise en place en précisant des objectifs clairement définis. Les objectifs des politiques antiterroristes turques sont fondés, d’une part, sur un héritage institutionnel orienté à garder le système laïc contre la réaction (irtica), et d’autre part, sur une lutte sévère destinée à la protection de l’Etat et des citoyens de la menace terroriste.
L’héritage intellectuel de la lutte contre la réaction était, en effet, une politique institutionnelle qui existait depuis la création de la nouvelle République. La Turquie républicaine a été fondée sur le principe de nationalisme en quittant le principe d’oumma, et a interdit les activités religieuses menaçant le système de l’Etat et les institutions. Ce type de politique par le haut, qui a également apporté des modifications majeures dans des conditions vie des citoyens, n’a pas été suivi continuellement par toutes les institutions concernées, notamment à partir du passage au multipartisme en 1950. Les acteurs politiques, c’est-à-dire les gouvernements, ont interprété la réaction selon leurs cultures politiques, et les objectifs d’une politique contre la réaction n’ont pas été strictement définis.
De l’autre côté, en matière de sécurité intérieure, la lutte destinée à la protection de l’Etat et des institutions contre les menaces était constituée par une culture sécuritaire marquée plutôt par les interventions des militaires via le coup d’Etat. Ainsi, les objectifs antiterroristes ont été définis dans une approche sécuritaire. En plus, la menace du terrorisme religieux a été parfois évaluée en amalgame avec la réaction, et les objectifs de lutte contre le terrorisme religieux ont nécessité la consécration d’un grand effort en invitant plusieurs acteurs à intervenir dans le domaine concerné.
Malgré une telle complexité, les objectifs des politiques antiterroristes turques contre le terrorisme religieux peuvent se résumer dans le Document Stratégique de Sécurité Nationale 429 du Conseil de Sécurité Nationale (MGK). Ces objectifs sont précisés largement dans la troisième partie de ce document, intitulé la stratégie de sécurité intérieure, à partir d’une définition des activités réactionnaires comme « les activités destinées à détruire le système démocratique, laïc, social, juridique, politique et économique de l’Etat, précisé dans la Constitution, et à fonder un Etat issu des fondements et des principes religieux ». En effet, quinze articles sont consacrés aux mesures relatives à l’ensemble de la lutte contre la réaction et le terrorisme religieux.
Le document stratégique du MGK est important à l’égard de la centralisation des objectifs d’une telle lutte antiterroriste. Cependant, il y a des critiques sur le caractère secret de ce document. Selon Zuhtu Arslan, professeur turc de droit constitutionnel, le document stratégique du MGK était l’un des documents les plus controversés mais les moins connus, car, il n’existait pas assez d’information sur la méthode de préparation et le contenu de ce document, qui est connu dans l’opinion public comme « la constitution secrète », « la constitution profonde », « la constitution rouge » ou « le livre rouge ».430 En effet, ce type de clandestinité entraîne la non-pertinence d’une telle politique, car, toutes les institutions concernées, notamment politiques, n’ont pas de même qualité d’information relative à la lutte contre le terrorisme religieux.
Quant à la théorie d’action de lutte antiterroriste, elle s’est fondée plutôt sur l’intervention des institutions opérationnelles, c’est-à-dire les politiques antiterroristes sont mises en œuvre par une approche sécuritaire sous l’influence des institutions opérationnelles, notamment celle des militaires. Comme ces politiques sont en effet l’ensemble des mesures relatives à la lutte contre l’ensemble de la menace, et contiennent des mesures politiques et socio-économiques, la mise en place d’une théorie d’action par une approche sécuritaire n’a pas été suffisante pour la production des mesures nécessaires et efficaces. Ainsi, la théorie d’action de la lutte contre le terrorisme religieux n’a pas présenté un schéma pertinent.
De l’autre côté, si la stratégie antiterroriste de la lutte contre le terrorisme est centralisée par le Conseil de Sécurité Nationale, et si cette stratégie est secrète, alors la théorie d’action de lutte se confronte avec une autre difficulté. La suite d’une stratégie secrète de lutte antiterroriste et la clandestinité des objectifs rendent la difficulté pour la définition d’une théorie d’action et de mener une lutte efficace, car il est difficile de gagner le soutien de la société afin de gagner notamment la bataille des idées contre les organisations terroristes et les groupes radicaux. En plus, chaque institution de la lutte antiterroriste peut disposer également des objectifs différents selon la nature du service qu’elle exerce, et interpréter différemment les objectifs précisés dans un document secret. Par exemple, les institutions politiques ont pour but des objectifs plutôt politiques et socio-économiques, tandis que les institutions opérationnelles développent leurs stratégies en se fondant sur des objectifs opérationnels. Dans cette perspective, il n’est pas possible de réaliser et de suivre une telle politique de même façon secrète par toutes les institutions concernées.
En effet, le problème du terrorisme religieux a été bien défini par les institutions concernées en se basant sur les décisions des tribunaux. Par contre, il a été amalgamé plutôt avec la notion de « réaction » qui signifie les activités religieuses considérées menaçantes pour le système laïc de l’Etat. C’est pour cette raison que les politiques de sécurité sont considérées comme l’ensemble des mesures relatives à la lutte contre le terrorisme religieux et les activités réactionnaires. Quant à la théorie de l’action, elle n’est pas destinée exclusivement à une telle menace. Ainsi, l’Etat turc ne dispose pas de politiques publiques pertinentes exclusivement consacrées à la menace du terrorisme religieux.
Période | Problème | Objectif | Théorie d’action | Résultat |
1923 – 1945 | Réaction Revendication religieuse |
Sécurité de l’Etat Empêcher les revendications |
Politiques institutionnelles Intervention des forces de sécurité |
Pertinence (Réaction) Pertinence (Revendication religieuse) |
1945-1980 | Réaction Islamisme politique |
Sécurité de l’Etat | Politiques institutionnelles Intervention des forces de sécurité Intervention des militaires par le coup d’Etat |
Non-pertinence (réaction) Non-pertinence (islamisme politique) |
1980 – 1990 | Réaction Islamisme politique et radical |
Sécurité de l’Etat |
Intervention des forces de sécurité | Non-pertinence (Réaction) Non-pertinence (islamisme radical) |
1990 – 2001 | Réaction Islamisme politique et radical Terrorisme religieux |
Sécurité de l’Etat Mettre la fin aux activités terroristes |
Politiques institutionnelles et juridiques Intervention des forces de sécurité Intervention des militaires par le coup d’Etat virtuel |
Non-pertinence (Réaction) Non-pertinence (Terrorisme religieux) |
2001 - … | Réaction Terrorisme religieux Terrorisme international |
Sécurité de l’Etat Mettre la fin aux activités terroristes |
Politiques institutionnelles et juridiques Intervention des forces de sécurité |
Non-pertinence (Réaction) Non-pertinence (Terrorisme religieux) |
La recherche de pertinence des politiques antiterroristes nous a amené à comprendre la distinction entre religieux et terrorisme. L’Islam est une religion monothéiste et est intéressé, comme toutes les autres religions, aux problèmes spirituels et éthiques. Il n’y a pas de clergé dans l’Islam sunnite et le titre « califat » n’existe plus depuis l’abolition du califat en 1924. Comme le clergé n’y existe pas, il n’y pas d’une autorité ou d’une classe chargée officiellement de produire des politiques religieuses. Le Président de la Présidence des affaires religieuses n’est pas le Pape et les imams ne sont pas prêtres.
L’islamisme radical qui est un effort relatif à la production d’une idéologie, est la conséquence des problèmes du monde musulman mais pas de l’Islam. L’islamisme radical est arrivé au pouvoir par différentes pratiques en trois Etats (Iran, Soudan, et Afghanistan) et aucun de ces Etats n’a pas réussi. On a considéré et informé plusieurs fois en Turquie que quelques partis politiques, notamment ceux de Necmettin Erbakan, ont eu des projets islamistes pour convertir la société. Ou bien les partis politiques où se trouvaient des élus croyants ou pratiquants, ont été considérés comme islamistes. En fait, la Turquie a eu des dynamiques propres sur les plans politique, socio-économique et culturel, et l’islamisme radical n’est jamais y arrivé au pouvoir.
Selon Graham E. Fuller, la Turquie a produit deux mouvements dynamiques pour le monde musulman : le mouvement politique AKP et le mouvement apolythique de Fethullah Gulen. L’AKP a été le parti politique le plus ouvert, modéré, professionnel et réussi que les autres partis politiques. Quant au mouvement de Gulen 431 , ce dernier est issu du mouvement Nurcu et est caractérisé par l’unification du sentiment de nation et d’Islam. Ce mouvement a été toujours en paix avec l’Etat et a soutenu les politiques de l’Etat non seulement en Turquie mais à l’étranger. Ces deux mouvements ont été soutenus par trois groupes de la société : les hommes d’affaire de l’Anatolie de plus en plus riches ; les couches sociales traditionnelles et pauvres dans les villes ; les nouveaux professionnels et les intellectuels croyants. En effet, l’AKP a été le meilleur exemple montrant que l’Islam était compatible avec la démocratie et le mouvement de Gulen a pu construit une communauté croyante et moderne.432
Il est difficile de faire une distinction entre religieux et politique dans l’aire culturelle de Turquie. Les mots relatifs au religieux tels que croyant, pratiquant, réactionnaire, fondamentaliste, radical, islamiste etc. n’ont pas été bien définis par les institutions concernées. Chaque institution politique, administrative ou opérationnelle a développé un mécanisme de perception à partir d’une idéologie fondatrice et culture institutionnelle. Dans ce contexte, un croyant simple ou un pratiquant a été considéré par diverses institutions parfois comme un réactionnaire ou un islamiste. Ce croyant ou pratiquant a été considéré généralement par les groupes radicaux ou terroristes religieux comme un non-croyant voire un infidèle.
En luttant contre le terrorisme religieux, ce sont les juges qui décident et qualifient si une organisation est terroriste. Les juges qualifient également un membre d’une organisation terroriste mais pas directement un « terroriste religieux ». La qualification « religieux » est utilisée dans le mécanisme juridique pour définir si une organisation terroriste instrumentalise l’idéologie religieuse. C’est-à-dire la qualification « religieux » est intéressé à l’instrumentalisation de l’idéologie religieuse par l’organisation terroriste mais pas à la croyance ou à la pratique du membre de l’organisation terroriste.
Dans la lutte contre le terrorisme religieux, la police a développé un mécanisme de regroupement afin de mieux faire une distinction des groupes religieux : les organisations terroristes de motifs religieux, les groupes radicaux religieux, les groupes d’intérêt de motif religieux, les groupes religieux traditionnels et les croyants sincères. La police a mise en place d’un tel regroupement à partir du droit relatif à la lutte contre le terrorisme et afin de préciser ses frontières opérationnelles.
L’un des débats principaux de notre siècle est de savoir si l’Islam est compatible avec la démocratie. Selon Graham E. Fuller433, l’AKP a été le meilleur et unique exemple réussi et la Turquie est un exemple qui donne l’espoir au monde musulman. Cependant la distinction entre religieux et politique n’est pas encore évidente dans les perceptions des gens, des institutions, des politiques, voire des Etats.
ARNAUD Serge et BOUDEVILLE Nicolas, Evaluer des politiques et programmes publics, Paris, Editions de la Performance, 2004, p.33.
Le dossier sur l’évaluation des politiques publiques, Questions à Stéphane Le Bouler, ancien responsable de l'évaluation des politiques publiques au Commissariat général du Plan. Pour les détails voir le site officiel de la Documentation Française : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/evaluation-politiques-publiques/stephane-le-bouler.shtml
ARNAUD Serge et BOUDEVILLE Nicolas, Evaluer des politiques et programmes publics, op.cit., p.9.
Nous avons encore des doutes si le contenu de ce document publié dans les médias représente la réalité, car cedit document est secret et les institutions concernées n’ont rien déclaré en la matière.
ARSLAN Zuhtu, « Hukumet » (Le Gouvernement), p.24, in CIZRE Umit (ed.) Almanak Turkiye 2005 : guvenlik sektoru ve demokratik gozetim (Almanach Turquie 2005 : le secteur de sécurité et le contrôle démocratique), op.cit., 280p.
Pour voir les details sur ce mouvement, voir YAVUZ Hakan et ESPOSITO John, Turkish Islam and the secular state : the Gulen movement, Washington D.C., Georgetown University Press, 2002.
FULLER Graham E., The new Turkish Republic: Turkey as a pivotal state in the muslim world, Washington, United States Institute of Peace Press, 2007, p.100 et suite.
FULLER Graham E., The future of political Islam, New York, Palgrave MacMillan, 2003, 352p.