L’évaluation de l’efficacité d’une politique publique signifie la comparaison des effets propres de cette dernière à ses objectifs. Une politique de sécurité antiterroriste est ainsi efficace si les institutions concernées atteignent leurs objectifs propres, précisés initialement dans le cadre de leurs stratégies. Ainsi, la lutte contre le terrorisme religieux en Turquie peut être considérée efficace si elle permet aux institutions concernées d’atteindre leurs buts en la matière.
Depuis la proclamation de la nouvelle République, les activités réactionnaires et séparatistes étaient les deux enjeux chroniques et sensibles des débats politiques et juridiques en Turquie. A partir de 1984, la menace terroriste séparatiste a commencé à occuper de plus en plus les débats politiques. Ces dernières quinze années, la menace du terrorisme religieux y a été l’un des enjeux majeurs non seulement pour les institutions concernées mais également pour l’opinion publique. C’est pour cette raison que l’efficacité des politiques antiterroristes a occupé une place importante aussi bien dans les discours des responsables politico administratifs que dans les rapports des institutions opérationnelles. Ainsi, l’efficacité d’une telle politique a été un objectif très visé non seulement par les services de sécurité mais également pour les acteurs politico administratifs, car ces derniers n’ont jamais hésité à informer l’opinion publique en matière de leurs efforts.
Lorsqu’on analyse les discours des acteurs politico administratifs ou les rapports et les bilans des services de sécurité, on voit que les chiffres relatifs aux opérations réalisées, aux terroristes arrêtés (vivants ou morts) et aux biens saisis par les services de sécurité sont considérés généralement comme les principaux critères à mesurer l’efficacité d’une lutte antiterroriste. Ce type d’approche est plutôt le résultat, d’une part, d’une compréhension sécuritaire dans la production des politiques antiterroristes et, d’autre part, de voir la lutte menée comme une lutte contre les terroristes.
Selon Umit Cizre, professeur turc de science politique, « la Turquie est un Etat qui a passé les années 1990 par une logique de plus en plus militaire contre les menaces intérieures, n’a pas accepté la participation des élus, des acteurs concernés, des sociétés civiles et médiatiques aux politiques de sécurité »434. Dans cette perspective, les politiques antiterroristes de ces dernières deux décennies ont été mises en œuvre par une approche sécuritaire, et les services de sécurité, notamment les militaires, ont joué un rôle majeur dans la production de ces dites politiques. Ce type de logique a limité l’intervention des institutions politico administratives et juridiques en la matière, et les objectifs des politiques antiterroristes ont été définis dans une logique sécuritaire. Dans cette perspective, l’efficacité de ces dites politiques a été évaluée par les critères des services de sécurité.
La considération de la lutte antiterroriste comme un domaine d’intervention réservé aux services de sécurité, était une deuxième raison qui a entrainé l’évaluation de l’efficacité par les critères des services de sécurité. A cause du désintérêt ou de l’incompétence des acteurs politico administratifs, les services de sécurité ont gagné une autonomie dans l’application des politiques antiterroristes. Ce type d’autonomie leur a permis de suivre une stratégie fondée sur une lutte contre les terroristes, et d’évaluer leurs luttes comme efficace dans une perspective de chiffres relatifs aux opérations réalisées.
De l’autre côté, la lutte antiterroriste est également marquée par l’intervention de multiples acteurs opérationnels. L’institution opérationnelle qui a réalisé de grandes opérations contre les organisations terroristes, qui a interpellé plus de terroristes, et qui a saisi plus de biens, a été considérée comme plus réussie que les autres, et la stratégie de lutte de cette dernière a été considérée plus efficace que celles des autres. Ainsi, le critère fondé sur des chiffres a été une indication majeure aux yeux des services de sécurité, pour évaluer l’efficacité de la lutte menée.
Quand on parle des chiffres dans l’évaluation de l’efficacité d’une politique de sécurité, le taux d’élucidation des faits constatés ou le pourcentage des personnes arrêtées que celui des personnes interpellées peuvent constituer un indicateur révélateur. En matière de lutte contre le terrorisme, les indices relatifs aux opérations préventives, par exemple, l’arrestation des membres des organisations terroristes avant l’attentat, ou bien de réaliser des opérations armées causant le maximum de perte humaine etc. peuvent être utilisés pour l’évaluation de l’efficacité, mais ils ne représentent pas les seules indicateurs. Comme l’efficacité d’une politique antiterroriste repose sur des effets propres de la lutte menée, quelques autres indicateurs sont encore nécessaires comme par exemple la légalité ou la visibilité des actions des unités concernées.
La légalité d’action des institutions concernées en matière de lutte antiterroriste peut s’expliquer par le principe de la légalité 435 , qui est un principe de base de l’action de l’administration en Turquie comme dans beaucoup de pays démocratiques. Les institutions antiterroristes, en tant que partie de l’administration, ne sont pas libres dans leurs actions. Elles sont subordonnées à un certain nombre de règles, qui les habilitent à agir dans le cadre de la démocratie et des droits de l’homme, qui déterminent les procédures légales à suivre, qui fixent les conditions de fond de l’action, et en particulier, qui définissent les droits des administrés. Dans cette perspective, la légalité d’action est l’un des principaux indicateurs révélateurs pour évaluer l’efficacité d’une politique antiterroriste. Dans ce contexte, les institutions concernées, notamment les opérationnelles, n’ont pas pu échapper aux critiques politiques et juridiques sévères aux niveaux intérieur et international 436 . Ainsi, la lutte antiterroriste turque ne présente pas une efficacité sous l’égard de légalité d’action.
La visibilité des actions antiterroristes est un autre indicateur majeur pour l’évaluation de l’efficacité. A cause des activités des organisations de toutes motivations et des attentats terroristes réalisées dans des différentes périodes, le sentiment d’insécurité est une réalité non négligeable dans la société en Turquie. La lutte antiterroriste doit viser non seulement à empêcher les activités des organisations terroristes, mais également voire plutôt, à résorber le sentiment d’insécurité des citoyens. La lutte contre le terrorisme en Turquie est en effet une action plus visible par la société, car, il n’y a pas un jour sans que la lutte antiterroriste et la présentation des grands chiffres et des statistiques relatifs aux opérations armées soient dans les médias. Malheureusement, ce type de visibilité n’est pas, en effet, une action résorbant de ce sentiment, car, plus de déclaration, plus de publication et bien sûr plus de publication issues de ce type d’opérations multiplient les angoisses et les inquiétudes dans la société. Ainsi, les politiques antiterroristes ne présentent pas un schéma efficace.
En dehors des indicateurs ci-dessus cités, il est possible d’exprimer certains sujets de préoccupation précisés par les organisations internationales, dans le cadre d’Etat de droit, de démocratie, des droits de l’homme et des libertés individuelles. Par exemple, le secrétariat général de l’ONU souligne437, de son côté, plusieurs préoccupations pour évaluer l’efficacité des politiques antiterroristes, de droit à la vie à l’interdiction de torture, de liberté de pensée à la liberté de conscience et de religion … etc. En effet, pour que les politiques antiterroristes soient efficaces, elles doivent être mises en place et appliquées également dans le cadre des principes de l’Etat de droit et de la démocratie.
En effet, la question d’efficacité est au centre des intérêts des politiques antiterroristes à l’égard de l’analyse de l’adéquation entre les effets réellement atteints et les objectifs initialement prévus. A cause d’une approche sécuritaire en matière de sécurité intérieure, l’évaluation de l’efficacité est située, depuis plusieurs années, sur des chiffres relatifs aux opérations armées, aux interpellations des terroristes, et aux saisis des biens des organisations terroristes. Ces dernières années, notamment dans le cadre de la candidature à l’adhésion à l’Union Européenne, les critères relatifs à la démocratie, à l’Etat de droit, aux droits de l’homme et aux libertés individuelles sont de plus en plus placés au cœur de l’évaluation des politiques antiterroristes. Dans cette perspective, les politiques antiterroristes ne sont pas efficaces et l’administration turque, comme tous les Etats 438 menacés par le terrorisme, a encore besoin de consacrer un effort non négligeable afin de mener une lutte efficace.
CIZRE Umit, « Giris ya da itaat kulturu yerine bilimsel itiraf ve itiraz » (l’aveu et le refus scientifique au lieu d’introduction et de la culture du respect), p.9, CIZRE Umit (ed.) Almanak Turkiye 2005 : guvenlik sektoru ve demokratik gozetim (Almanach Turquie 2005 : le secteur de sécurité et le contrôle démocratique), op.cit., 280p.
La notion de principe de légalité peut être appréciée de façon très différente selon la branche du droit. Nous avons utilisé ici la notion dans le contexte de droit administratif qui insiste que le principe de légalité est la soumission de l’administration à la règle de droit.
Au niveau international, le gouvernement turc a rencontré des critiques politiques et juridiques des institutions européennes, notamment celles la Cour européenne des droits de l’homme.
Assemblée Générale des Nations Unies, Protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Rapport no : A/58/266, le 8 août 2003, 18p.
En matière de lutte antiterroriste, il n’est pas possible de montrer un Etat qui dispose d’un mécanisme de lutte complètement efficace, car, les Etats démocratiques aussi, par exemple les Etats que nous avons cités dans notre thèse (les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni), ont rencontré des graves problèmes d’avoir pris des mesures en dépit de la démocratie, de l’Etat de droit, des droits de l’homme et des libertés individuelles. Il faut accepter cette réalité et il faut mettre en place des politiques antiterroristes plus efficaces que celles de nos jours.