L’efficience d’une politique publique signifie « le rapport entre les résultats et les moyens mis en œuvre. Elle se distingue de l’efficacité dans la mesure où elle ne concerne pas les objectifs mais les affectations humaines ou matérielles attribuées à son accomplissement. » 439 L’efficience d’une politique de sécurité permet de vérifier si l’administration a géré de façon optimale les moyens dont elle disposait, et a optimisé le fonctionnement pour améliorer la rentabilité de la lutte. Ainsi, une politique antiterroriste est efficiente si les moyens humains et financiers sont bien orientés à prendre des mesures nécessaires.
L’efficience des politiques antiterroristes en Turquie a pour but de montrer le rapport entre les effets atteints et les ressources consacrées par les institutions concernées. Il s’agit donc d’évaluer si des effets identiques peuvent être atteints avec moins de ressources administratives consacrées pour assurer la sécurité de l’Etat et des citoyens. Selon la même logique de comparaison, il s’agit aussi d’évaluer si, avec un éventail de ressources humaines mobilisées et financières, on peut obtenir plus d’effets voulus que ceux qui sont observables dans la réalité.
En Turquie, la lutte antiterroriste est un domaine où les administrations de ces dernières quinze années n’ont jamais hésité à consacrer les moyens humains et financiers considérés comme nécessaires. Mais, il est en effet difficile de présenter un bilan complet pour mesurer le nombre des personnes mobilisées et le coût des dépenses financières. Cette difficulté est présente pour l’évaluation de la lutte contre le terrorisme religieux.
Il est vraiment intéressant de préciser qu’il n’y a aucune évaluation définitive qui montre les dépenses exactes consacrées en matière de lutte contre le terrorisme. On ne connaît pas le chiffre du coût de la lutte antiterroriste par l'armée, la police, la gendarmerie, le service secret ou l'administration en général. Selon les estimations, la lutte antiterroriste turque a coûté en vingt ans entre deux cents et trois cents milliards d’euros. Selon le ministre de l’Etat et responsable du Conseil Supérieur de la Lutte Contre le Terrorisme, le coût total du terrorisme était plus de trois cents milliards de dollars 440 . De l’autre côté le ministre de l’Education nationale441 a déclaré que « la Turquie a dépensé deux cents milliards de dollars dans la lutte antiterroriste. Plus de trente milles terroristes ont été interpellés vivants ou décédés, rendre l’inaction d’un terroriste a coûté dix million livres turques 442 ». Si on évalue les coûts dus aux pertes humaines et à leurs conséquences, et au personnel consacré, ces estimations seront peut être doublées. Au total cela signifie une croissance négative pour la Turquie pendant plusieurs années.
L’examen des budgets de ces dernières années consacrés à la sécurité intérieure et à la défense, et l’analyse du poids des unités antiterroristes au sein des services de sécurité et des forces armées peuvent nous donner une idée générale sur le coût de la lutte contre le terrorisme. A partir des années 1985, les gouvernements ont consacré une grande partie de leurs budgets, soit au minimum 20%, en matière de sécurité intérieure et extérieure. Pendant une période de quinze années au minimum, le budget de l’Etat s’est trouvé confronté à de nombreuses contraintes dont l’une des plus importantes était la hausse des dépenses imprévues liées essentiellement au coût de la lutte contre le terrorisme. Ces dernières années enfin, les dépenses relatives aux services de la défense, et à l’ordre et aux services de sécurité sont diminuées jusqu’aux 12%.
Année | Services pour la défense | % | Ordre public et services de sécurité | % | Totale | % |
2004 | 10.044.014.591 | 6.7 | 7.309.703.987 | 4.95 | 17.353.718.768 | 11.6 |
2005 | 11.035.360.187 | 7.1 | 8.494.259.328. | 5.5 | 19.529.649.515 | 12.6 |
2006 | 11.926.587.182 | 6.84 | 9.210.140.712 | 5.28 | 21.136.727.894 | 12.12 |
Source : Maliye Bakanligi (Le ministère des Finances), www.maliye.gov.tr
Quant aux institutions chargées de la sécurité, elles ont considéré généralement la lutte antiterroriste comme la principale mission à réaliser et le principal domaine d’intervention à consacrer leurs ressources financières. C’est pour cette raison que les unités antiterroristes ont disposé d’un privilège financier que les autres unités. Ce type de partage a entraîné bien sûr quelques problèmes. Par exemple, toutes les missions assumées par différents services de sécurité, relatifs à la sécurité publique, n’ont pas été bien réalisées.
Année | Ministère de la Défense | Gendarmerie Nationale | Police Nationale | Service Nationale de Renseignements | Secrétariat Général du Conseil de Sécurité Nationale | Commandement des gardes-côtes |
2004 | 10.889.575.000 | 2.279.671.000 | 3.370.350.000 | 301.000.000 | 9.768.152 | 162.360.000 |
2005 | 10.976.455.418 | 2.371.673.385 | 4.236.257.718 | 296.108.500 | 11.739.574 | 174.658.857 |
2006 | 11.877.533.000 | 2.571.561.000 | 4.804.713.000 | 352.570.000 | 10.971.000 | 194.459.000 |
Source : Maliye Bakanligi (Le ministère des Finances), www.maliye.gov.tr
Depuis les événements du 11 septembre 2001, les institutions antiterroristes, notamment les services de sécurité, soulignaient la nécessité de l’augmentation de leurs budgets afin de mieux lutter contre le terrorisme. Les attentats de la branche turque d’Al-Qaida en 2003 à Istanbul, ont posé la même question concernant non seulement les mesures politico administratives et juridiques à adopter pour faire face à la nouvelle donne que connaissent la Turquie, mais également l’adaptation financière des unités antiterroristes.
De l’autre côté, le coût de la lutte antiterroriste peut paraître élevé en raison, d’une part, de l’attachement de l’Etat au principe de la légalité et aux droits de l’homme et libertés individuelles, et d’autre part, de la participation à la lutte antiterroriste internationale. Cette augmentation du coût est non négligeable, car l’Etat turc, comme tous les Etats démocratiques, ne doit pas pour autant violer les principes qui régissent son fonctionnement, et, il a besoin d’une coopération internationale afin de mener une lutte efficace contre le terrorisme.
Il nous semble qu’il est délicat d’évaluer l’efficience des politiques publiques, car elle est au cœur de l’optimisation des ressources consacrées en la matière. Malgré cet intérêt, l’approche des autorités et des chercheurs n’est pas identique et les Etats ne sont pas généralement favorables à la réalisation d’une telle évaluation. Dans quelques Etats, les responsables politiques déclarent parfois quelques chiffres afin d’informer l’opinion publique444 ou les chercheurs publient des articles445 fondées sur des budgets consacrées aux services de sécurité ou des dépenses secrets. En plus, les organisations internationales446 n’hésitent pas à estimer à déclarer leurs dépenses consacrées à la lutte antiterroriste.
Dans le cas turc, il est vraiment difficile d’évaluer l’efficience des politiques antiterroristes. Même si quelques acteurs politiques ont déjà déclaré quelques chiffres relatifs au coût de la lutte antiterroriste, ou quelques centres de recherches ou chambres d’association ont déjà présenté leurs estimations sur le coût de la menace terroriste, ces informations sont loin d’une approche scientifique et ne représentent pas exactement la réalité. Dans cette perspective, l’évaluation du coût de la lutte contre le terrorisme est presque impossible. Ainsi, comme l’efficience des politiques antiterroristes ne peut pas être évaluée, ces dernières ne peuvent pas être considérées comme efficientes. L’important pour la Turquie comme tous les autres Etats, c’est de diminuer le coût de la lutte antiterroriste. Il sera alors important, d’abord, de réaliser une telle évaluation, ensuite, de comparer les résultats avec ceux des autres Etats, et enfin, de proposer un nouveau modèle de dépense pour que le coût ne soit pas trop élevé.
L’efficience des politiques antiterroristes nécessite également une évaluation sur la cohérence de cesdites politiques. La cohérence d’une politique publique signifie l’articulation des objectifs, des dispositifs réglementaires et organisationnels, et enfin des moyens humains et financiers, pour aller dans le même sens. La cohérence des politiques de sécurité se caractérise alors par un ensemble de dispositifs et de moyens orientés à résoudre un problème de sécurité. Dans cette perspective, une politique de lutte contre le terrorisme religieux est cohérente à condition que la mobilisation des institutions concernées présente une concordance, afin d’assurer la sécurité de l’Etat et des citoyens.
En Turquie, la lutte antiterroriste ne représente pas une politique publique décidée par un corps institutionnel unique. En apparence, les différents acteurs – politico administratif, juridique et opérationnel -, participent à la prise de décision en la matière. Ainsi, ce type de politique est un résultat d’une interaction des différentes et multiples institutions. Il est évident que la multiplicité des acteurs dans la production d’une telle politique majeure est une qualité non négligeable, mais en ce moment une telle participation ne permet toujours pas de prendre des mesures nécessaires et efficaces, et rend parfois difficile dans la mise en place d’une décision commune et cohérente.
En réalité, même si plusieurs institutions assument des rôles différents dans l’application des politiques antiterroristes, les institutions opérationnelles sont en fait les acteurs décideurs de ces dites politiques. La lutte antiterroriste est considérée plutôt comme une lutte contre les terroristes, et les institutions opérationnelles sont plus dominantes et déterminantes dans la production, la direction et l’application de ce type de politiques. En effet, la lutte contre le terrorisme en Turquie s’est fondée sur une approche sécuritaire, et la qualité de cohérence est plutôt liée à la qualité d’intervention des institutions opérationnelles.
Comme les institutions opérationnelles sont les principaux décideurs dans la production des politiques antiterroristes, elles n’ont plus rencontré des problèmes en ayant des dispositifs réglementaires et organisationnels. Sur le plan réglementaire, la Constitution de 1982 et quelques autres lois contenaient des mesures dans le cadre de sécurité de l’Etat, qui facilitaient l’intervention des institutions opérationnelles. En plus, la loi relative contre le terrorisme a été adoptée en 1991 exclusivement pour une telle lutte et a été modifiée régulièrement en cas de besoin. De l’autre côté, les institutions concernées, notamment les services de sécurité, n’ont pas hésité à faire adopter des règlements intérieurs afin de renforcer et de légitimer la lutte qu’elles ont menée.
Les institutions antiterroristes disposent d’une capacité vraiment suffisante en matière de moyens humains et financiers. Aucun Etat n’a concerné autant de tels moyens humain et financier en matière de lutte antiterroriste. Même si les budgets consacrés à la défense et à la sécurité intérieure ont un poids lourd sur l’économie, ils sont adoptés généralement sans discussion dans le Parlement. En plus, à l’intérieur des institutions, les unités qui s’occupent directement de la lutte antiterroriste, ont généralement une priorité pendant le partage du budget consacré. Par exemple, la lutte antiterroriste est l’une des raisons importantes pour l’adoption sans difficulté d’un budget énorme des forces armées et de la Gendarmerie Nationale. Dans la Police Nationale, les unités antiterroristes (de lutte contre le terrorisme, de renseignements, et des forces spéciales) ont toujours eu une priorité financière que les autres unités.
Le même schéma est présent en matière de moyens humains. Les institutions opérationnelles ont consacré une grande partie de leurs effectifs dans les unités antiterroristes. Les forces armées et la Gendarmerie Nationale ont chargé des milliers de soldats en zone urbaine, notamment dans la lutte contre le PKK. La moitié du personnel du Service National de Renseignements a été chargée dans les affaires de lutte antiterroriste. Quant à la Police Nationale, plus de vingt milles hommes (plus de quinze mille personnes sont actuellement actives) sont chargés dans les unités concernées.
En effet, lorsqu’on fait une réelle évaluation, il est possible de voir que les dispositifs réglementaires et organisationnels sont suffisants pour mener une lutte antiterroriste en Turquie. En plus, les unités concernées n’ont pas de difficulté dans la consécration d’un grand budget et dans la mobilisation d’un grand nombre de personnel en la matière. Mais en ce moment, les institutions opérationnelles n’ont pas hésité à déclarer leur besoin de nouvelles réglementations ou des moyens financiers selon l’évolution de la menace terroriste. Ainsi, le manque d’un sens commun ou d’une approche identique des institutions politiques avec celle des institutions opérationnelles est une réalité en Turquie. C’est pour cette raison que les politiques de sécurité contre le terrorisme religieux ne sont pas cohérentes.
ARNAUD Serge et BOUDEVILLE Nicolas, Evaluer des politiques et programmes publics, op.cit., p.38.
La déclaration du ministre de l’Etat et de responsable du Conseil Supérieur de la Lutte contre le Terrorisme Cemil CICEK, le 18.10.2007.
« Le coût d’un terroriste est dix million livres turques », Sabah, quotidien turc, le 20 avril 2006.
Il signifie à peu près cinq millions euros.
Actuellement (septembre 2008), un livre turque est 0.55 centimes d’euros et le budget consacré « aux services de la défense », et « à l’ordre et aux services de sécurité » compte plus de 11 milliards d’euros.
Les responsables américains et britanniques déclarent généralement chaque année leurs dépenses relatives à la lutte contre le terrorisme.
Par exemple, selon un article cité par le cite officiel d’Internet de l’Ambassade de France aux Pays-Bas, le coût de la lutte contre le terrorisme aux Pays-Bas, plus de 850 millions d’euros par an. Quelques exemples : la protection d’Ayaan Hirsi Ali coûte 2,25 à 3 millions d’euros par an et il faut trente gardes du corps par semaine pour protéger en permanence Geert Wilders ; les cinq F-16 prêts à intervenir à tout moment dans l’espace aérien néerlandais coûtent 22 millions d’euros, 5 pour cent du budget de l’armée de l’air tactique. Pour les détails, le site officiel de l’Ambassade de France aux Pays-Bas, http://www.ambafrance.nl/article.php?id_article=7412 . Ce type d’évaluation est impossible en Turquie.
Par exemple, le secrétariat général de l’OTAN annonce régulièrement les dépenses de l’organisation en matière de lutte contre le terrorisme, ou l’OECD peut estimer le coût de la mise en œuvre de sécurité dans un domaine précisé, par exemple, l’étude de l’OECD de juillet 2003, Security in Maritime Transport – Rosk Factors and Economic Impact (Sécurité du transport maritime – facteurs de risque et répercussions économiques).