Introduction générale

Professeur d’histoire et de géographie, Louis Poirier devient rapidement un grand écrivain sous le pseudonyme de Julien Gracq. Passionné de littérature, Louis Poirier manifeste le désir d’écrire. Ainsi vient Au château d’Argol en 1938 comme une réponse à la passion de l’écriture qui le domine complètement :

‘« En réalité, si j’ai été un lecteur plutôt précoce dans mes goûts, j’ai été un écrivain plutôt retardé ! J’ai commencé à vingt-sept ans par Au château d’Argol, qui était un livre d’adolescent. Bien sûr, on peut le lire sur le mode parodique. Mais il n’a pas été écrit dans cet éclairage. Il a été écrit avec une sorte d’enthousiasme, qui tenait peut-être en partie à ce que je débouchais tardivement dans la fiction, sans préparation aucune, ni essai préalable »1.’

Bien que la vente du livre ne réalise pas un succès perceptible, sa parution souligne la naissance d’un écrivain de talent. Le récit a rencontré un écho plus large auprès des critiques qu’auprès du public. Certains donnent leur voix au roman pour le Prix Cazes. Il a fallu à Gracq attendre six ans après la publication d’Argol pour qu’il soit largement connu par les lecteurs français. Au château d’Argol, qui représente la première rencontre avec l’écrivain, a été aussi notre sujet de master portant sur la description poétique de l’espace dans ce récit. Cette rencontre a été également le motif qui nous a poussée à poursuivre la recherche dans les autres romans de Gracq pour devenir plus tard un projet de thèse. L’importance d’Au château d’Argol vient du fait qu’il détermine dès le début les lignes directrices de l’écriture gracquienne. Il porte toutes les sources nourrissant son esprit créatif, comme si le récit vivait l’émotion intense dans laquelle se fondent la lecture et l’écriture. Tout est dit, au point qu’il paraît gorgé d’images, d’insolite, de mystères et de grandes significations jusqu’au seuil de l’éclatement. C’est à l’univers de Jules Verne, d’Edgar Poe, de Richard Wagner et du Surréalisme que fait allusion le livre. La quête, le désir, la violence, la mort et l’attente sont ses éléments constitutifs. Or c’est autour de ces noms, de ces composantes et de ces images que s’articulent les écrits postérieurs du romancier. Autrement dit, le premier récit de Gracq met en place les archives de l’imaginaire auxquelles l’auteur reste fidèle.

Ce qui nous a attirée dans les écrits de Gracq, c’est la place qu’y occupe la description. « Acte d’écriture qui consiste à faire voir, à placer sous les yeux du lecteur, un objet [...] emprunté à l’univers réel », la description s’avère être la seule composition de la fiction. La recherche d’une action ou d’un événement à proprement parler n’a pas abouti à une issue. Nous avons toujours affronté la même évidence : la dévoration de la narration par la description. En poursuivant la recherche dans les autres romans de l’écrivain, nous devenons plus certaine. Gracq sacrifie la narration au profit de la description spatiale. La description n’est plus chez lui un « moment douloureux »2 interrompant l’action ou retardant le fil narratif. Elle apparaît comme un moment crucial qui prend le relais pour raconter une histoire. En d’autres termes, elle entre en concurrence avec la narration traditionnelle, en devenant un procédé fondamental de la représentation dans la fiction. D’où l’intérêt d’étudier l’espace dans l’œuvre romanesque de Julien Gracq.

Décrire un lieu, un paysage devient le trait partagé entre les romans du romancier. L’espace et ses multiples figures se multiplient dans Un beau ténébreux, Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt et La Presqu’île. Ils sont aussi les composantes essentielles de certains fragments autobiographiques (Les Eaux étroites et La Formes d’une ville) ou des essais critiques. Ses romans mettent en place un personnage en quête d’un au-delà lointain. C’est pour cela que ce dernier entreprend des parcours visuels et réels. La description de l’espace devient dans ce cas une nécessité. Cependant elle ne révèle pas une réalité objective, elle exprime au contraire la vision singulière de l’écrivain sur le monde. Autrement dit, les romans gracquiens ne proposent jamais une imitation du réel, ils présentent un monde imaginaire condamné par l’insolite, tout en exprimant son goût pour des lieux sauvages et isolés3. Les séquences descriptives décèlent un projet poétique où les limites entre le réel et l’irréel sont brouillées. En effet, le monde décrit est un monde verbal qui se sépare fortement du référent. Il porte le cachet du sujet regardant dont les moyens sont les cinq sens et surtout la vue. Sa compétence s’est manifestée par la puissance de créer un effet d’illusion par les images et de faire voir des objets absents. D’où la fonction poétique de la description gracquienne en laquelle réside, selon Marie-Annick Gervais-Zaninger, « un des signes privilégiés de la littérarité »4.

L’univers romanesque de Gracq manifeste la volonté de fondre tous les éléments constitutifs du roman dans « une unité qui est moins une action qu’une tension »5. La poésie semble la voie la plus courte qui y conduit. Elle libère l’écrivain de la contrainte de la prose et donne libre cours à son imagination. Ainsi nous pouvons dans ses fictions distinguer des images poétiques et des rapprochements bizarres. Sa prose romanesque n’est pas dépourvue de certaines techniques de la poésie ; un système de contraste et d’écho met en évidence l’essentiel de chaque récit. Gracq a donc réussi à dissoudre les frontières entre la poésie et la prose, le récit et la description. Les moments descriptifs prennent le pas sur les moments narratifs ; son texte se montre un lieu favorable pour l’amplification descriptive et pour l’exploration des possibilités du langage. L’espace n’est plus un élément circonstanciel dans le récit, il devient à lui seul la matière et le support de l’événement. C’est la description spatiale qui contribue cette fois-ci, par son mouvement, à la totalité de l’œuvre et offre son moteur. L’écrivain compte beaucoup sur son pouvoir de mettre en branle l’imagination du lecteur afin de deviner l’histoire. Raison pour laquelle Gracq refuse de lui assigner une fonction décorative ou de la vouer à l’objectivité. Nous avons remarqué que le récit dans chaque livre se constitue à partir de la vivacité des images poétiques ou picturales suscitées par la description textuelle. Pour ce fait, la description spatiale nous intrigue en tant que sujet de recherche. Elle trouve encore dans la prose poétique6 le terrain idéal de l’épanouissement. Il ne s’agit plus d’une prose narrative, mais d’un langage descriptif dans lequel s’anéantit toute narration. Lieu où le récit n’est plus lu par la progression linéaire de l’intrigue, le roman gracquien mérite d’être appelé un « récit poétique »7. Les techniques poétiques et descriptives se mettent au service de l’invention d’une histoire. L’espace ne peut donc pas être résumé à une durée diégétique nulle. Au contraire, c’est un moment décisif à partir duquel l’écrivain dit son mot et comble le vide de la narration. Quant au lecteur, il se rend compte de l’histoire depuis ce moment : les données descriptives (les couleurs des paysages, les lumières, les changements de l’aura) le laissent réfléchir et voir, mentalement autant que visuellement. Ces éléments visent à lui faire ressentir une tension semblable derrière les mots de l’écriture. Notre tâche est de montrer comment l’espace devient une forme qui gouverne par ses structures, et par ses relations, le fonctionnement diégétique et symbolique du récit. Il n’est plus un objet d’une théorie de la description, il relève désormais d’une théorie du récit et devient un élément essentiel de la machine narrative. En d’autres termes, le roman gracquien narrativise l’espace au sens précis du terme. C’est dans cette direction que nous pouvons parler d’une moderne poétique de l’espace.

Notes
1.

ROUDAUT, Jean.« L’écrivain au travail ». Dans Magazine littéraire. Décembre 1981. No 179, p. 24.

2.

STALLONI, Yves. Dictionnaire du roman. Paris : Armand Colin, 2006, p. 54.

3.

La description est un procédé littéraire permettant de dire le monde réel et ses objets par l’acte du langage. Sa véritable valeur, elle l’acquiert au XIXe siècle, lorsque les romanciers réalistes lui accordent une place de choix. Ils prétendent cependant une représentation objective du monde extérieur. La vérité est là, dans les choses, il revient donc à l’écrivain de la révéler, en constituant un savoir sur le monde. Les romans de Balzac, de Flaubert, de Zola et des frères Goncourt ont joué un rôle incontestable dans ce domaine. Certains critiques vont plus loin et considèrent les romans réalistes et naturalistes comme l’âge d’or de la description dont la fonction consiste à définir le cadre de l’action et à présenter l’apparence physique des personnages principaux.

4.

GERVAIS-ZANINGER, Marie-Annick. La Description. Paris : Hachette, 2001. (Coll. Ancrages). p. 6.

5.

BOIE, Bernhild. Notice. Œuvres Complètes de Julien Gracq, I. Paris : Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1989, p. 1128.

6.

Forme hybride qui combine les procédés de la prose et de la poésie. La thèse de Suzanne Bernard portant sur Le Poème en prose depuis Baudelaire jusqu’à nos jours conduit à mettre en lumière ces deux aspects de l’écriture.

7.

Un titre d’ouvrage de Jean-Yves Tadié qui part de certains romans français pour expliquer les règles de l’abolition des frontières entre la poésie et la prose, tout en donnant à la description une priorité suprême.